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16 janvier 2008

Béatrix, Breton et les coïncidences

"Une fois dans ma chambre, tu seras mon prisonnier. Ah ! nous y resterons ensemble jusqu'à quatre heures. Vous emploierez ce temps à lire et moi à fumer ; vous vous ennuierez bien de ne pas la voir, mais je vous trouverai des livres attachants. Vous n'avez rien lu de George Sand, j'enverrai cette nuit un de mes gens acheter ses œuvres à Nantes et celles de quelques autres auteurs que vous ne connaissez pas. Je sortirai la première et vous ne quitterez votre livre, vous ne viendrez dans mon petit salon qu'au moment où vous y entendrez Béatrix causant avec moi. Toutes les fois que vous verrez un livre de musique ouvert sur le piano, vous me demanderez à rester. Je vous permets d'être avec moi grossier si vous le pouvez, tout ira bien."

Honoré de Balzac (Béatrix)

 

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En 1951, Gracq écrit un texte sur Béatrix, un roman de Balzac qu'il affectionne particulièrement. Court texte (onze pages), repris dans Préférences, qui se termine par une évocation d'André Breton, en un seul long paragraphe isolé du reste par un saut de ligne. Qu'on me permette de le citer ici in extenso : il enferme une si prodigieuse richesse de significations qu'il décourage presque le commentaire. Disons seulement qu'on y retrouvera, outre l'attention à ces coïncidences qui fondent notre approche personnelle, la récurrence des mots de rumeur et de sortilège déjà mis en évidence dans ma note précédente :

 

 

"Au mois d'août 1939, à Nantes, je rencontrais pour la première fois André Breton. Presque dès les premiers mots, j'étais amené je ne sais pourquoi à faire allusion à Béatrix, que Breton n'avait pas lu. Assez intrigué, il tira de sa poche un anneau de clé qu'il avait quelques jours auparavant ramassé sur une plage, tout frais abandonné par la mer. Un nom s'y lisait, à demi rongé : Béatrice ou Béatrix. Il attache une particulière importance à la collecte de ces menues et énigmatiques épaves. Peu après il fut amené à préciser  qu'en chemin de Lorient vers Nantes, des difficultés de correspondance imprévues l'avaient retenu pour un court et très inopiné séjour à Guérande, toujours si à l'écart des grandes routes. Il ignorait bien entendu que là se situait l'action de Béatrix. On sait qu'il met de la complaisance à accueillir de telles coïncidences, à s'interroger sur le passage, l'approche inconnue qui peut-être seule rendrait compte de ces sautes simultanées, de ces menus écarts concordants de l'index encré  sur le tambour où s'enroule le fil de notre vie. Cette complaisance, d'habitude, je m'en sens moins pourvu que lui. Mais ce livre si merveilleusement dépareillé, si singulièrement échoué dans un repli de l’œuvre (et il est significatif que ce soit le seul grand livre de Balzac que battent d’un bout à l’autre les vagues), j’aimerais accueillir cette invite à le considérer – sa fureur d’océan, sa folie dépaysante – à la façon de ces survenants énigmatiques de qui l’on prolongeait autrefois dans l’imagination la rumeur fabuleuse en disant qu’ils venaient " d’au-delà de la mer ". Je me souviens… Derrière les meules blanches du sel, toujours battue des houles aveugles, la côte de Guérande, à l’égal des rivages monstrueux de la Crète, garde son emportant prestige de royaume au bord de la mer. En fermant les yeux, en fermant le livre battu comme un rocher de tant de fièvre j’entends le bruit merveilleux, le bruit unique qu’il approche de mon oreille comme un coquillage. On dirait que le vieux sortilège celte est descendu sur ces pages sans cesse en rumeur. Saint-Nazaire, où Elle débarque, minuscule bourgade dans le livre, est devenu ville, a disparu. " Tout a changé en Bretagne, hormis les vagues, qui changent toujours ". Mais les rochers guettent toujours vers le large les merveilles et les signes, et la mer, image de la Rencontre, jusque dans les humbles trésors du sable, reste l’énigmatique Médiatrice, rejetant un jour au rivage l’auge de pierre des chevaliers – fées, la nef où Tristan armé rêve au Morholt et court vers Iseult, et un autre la malle où Calyste déchiffre un nom et le sang s’est retiré de ses joues : Béatrix de Rochefide.(217)

 

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