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20 mai 2011

Tout cela n'en finit jamais

"Il y a eu un long silence et puis il a dit quelque chose comme "Ça n'en finit jamais". Je lui ai demandé de quoi il parlait, il m'a dit : "Les signes, les coïncidences, les collusions du destin, tout cela n'en finit jamais."

                   Christian Garcin, Des femmes disparaissent, Verdier, 2011, p. 165.

9782864326311-des-femmes-disparaissent.jpgJe suis étonné de ne pas avoir évoqué ici plus tôt la figure de Christian Garcin, car voilà bien un autre écrivain de la coïncidence, comme l'espagnol Vila-Matas, l'allemand Sebald ou l'américain Auster. Pas un seul de ses romans où la coïncidence n'intervienne pas. C'est le cas encore dans ce dernier livre, inclassable roman aux marges du polar et du road movie, errant dans les zones floues entre réalisme et fantastique. Le personnage principal en est Zhu Wenguang, dit Zuo Luo, ou encore Zorro, détective privé et justicier obèse et taiseux, dont l'occupation principale est de retrouver et de sauver des femmes chinoises vendues par leur famille et maltraitées par leurs maris. Quel autre écrivain français aurait l'audace d'imposer un tel personnage (qui m'a fait penser sous plusieurs de ses facettes au Ghost Dog du film de Jim Jarmusch*) ? Il y faut tout d'abord une vraie connaissance, érudite et sensible, de la société et de la culture asiatique, de sa tradition comme de sa modernité, ainsi qu'en témoigne par exemple ce qu'on pourrait presque appeler la bande sonore de l'ouvrage, où karaoké et opéras ponctuent les différents épisodes de l'intrigue.

Chacun des livres de Garcin s'ordonne autour d'un voyage, qui prend le plus souvent la forme d'une errance, d'une quête inaboutie. Dans L'embarquement, roman de 2003, le héros Thomas décide de partir après avoir vu un film. Pas n'importe lequel : "Un peu plus tard, sur l'initiative de Marie (en guise de contrepoison momentané, avait-elle dit), ils avaient visionné le film d'Andreï Tarkovski Stalker, que Thomas n'avait encore jamais vu. Et, par l'effet d'une de ces coïncidences qu'il appréciait particulièrement, une phrase du début du film était venue souligner, comme en écho, ses préoccupations du moment : "Autrefois, disait un personnge à un autre, l'avenir était le prolongement du présent. Les changements se profilaient loin, derrière l'horizon. A présent l'avenir se confond avec le présent." Ils étaient debout près d'une voiture, c'était l'hiver, tout un tas de menaces invisibles flottaient dans l'air. PLus loin se trouvait une zone inaccessible où les rêves devenaient réalité." (page 15)

 

C'est aussi par une référence à Tarkovski, à travers Sacrifice, un autre de ses films majeurs, que j'ai inauguré sur ce site la rubrique du Facteur de coïncidences. C'était en avril 2005, dans les premiers temps du blog, avec l'histoire du camion polonais immatriculé KAO :  et régulièrement, le facteur de coïncidences n'a cessé d'entrelacer ses missives à l'étude proprement dite de la géographie sacrée du pays berrichon.

Claudel nommait ces événements "la jubilation du hasard". Christian Garcin, cette même année 2005, s'inspirait de cette belle formule pour le titre de son roman La jubilation des hasards. Le narrateur, Eugenio Tramonti, que l'on avait déjà suivi dans Le vol du pigeon voyageur, publié en 2000, rencontre dans l'avion qui le mène à New York le géologue Evguéni Smolienko :

"J'aime beaucoup les coïncidences, dit mon voisin. Il me semble que ce sont des signes qu'on reçoit, et qu'on ne sait pas interpréter. Je suis certain que même les plus anodines sont signifiantes.

Allez savoir, dis-je, les yeux dans l'océan tout en bas. Quelqu'un m'a dit un jour que les coïncidences étaient des miracles pour lesquels Dieu avait choisi de rester anonyme.

Très joli, approuva mon voisin. Pas mal du tout. Ah, l'heureux temps d'avant l'invention de la Raison, où le monde faisait signe... A présent, c'est le noir complet, nous sommes des insectes auxquels on a coupé les antennes. Heureusement, quelques coïncidences parfois viennent nous rappeler qu'il existe un ordre indéchiffrable, insoupçonné - je n'ose pas dire supérieur - qui, à côté de la froide logique nous régit peut-être aussi." (pp. 94-95)

De Christian Garcin, on lira aussi avec profit ses courts essais, dont je ne citerai ici que L'autre monde (Verdier, 2007), saisissante méditation autour du tableau de Courbet, Cerf courant sous bois, dont l'extrait suivant rejoint le passage précédent sur la perte de signification du monde.

"Nous ne sommes pas si loin du cerf de Courbet. L’autre monde, vert et brun, un peu flou, que révèle l’esquisse d’arrière-plan dans quoi se fond la course du cerf, s’efface sous nos yeux, dans sa profondeur insondable. Il est pour moi celui du grand Pan, le monde de l’hypothétique immédiateté antique, un monde qui jadis faisait signe et qu’aujourd’hui nous ne pouvons qu’appréhender imparfaitement, en miettes, à travers les écrans successifs de la conscience et du langage. Tout ce que nous voyons autour de la course du cerf, c’est du vert inatteignable. Ce qu’abrite ce vert, seul l’œil de l’animal le sait, et cela nous est tu à jamais."

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* Juste un exemple : Ghost dog, c'est le chien fantôme. Or, dans le roman de Ch. Garcin, une des figures les plus étranges est Vieux-Fang, un chien galeux new-yorkais qui serait la réincarnation d'un vieux yakusa japonais.