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14 novembre 2008

Par eaue de Bloys estoit arrivé

"Au sixième iour subsequent Pantagruel feut de retour: en l'heure que par eaue de Bloys estoit arrivé Triboullet. Panurge à sa venue luy donna une vessie de porc bien enflée, & resonante à cause des poys qui dedans estoient: plus une espée de boys bien dorée: plus une petite gibbessière faicte d'une coque de Tortue: plus une bouteille clissée pleine de vin Breton: & un quarteron de pommes Blandureau."

Tiers-Livre, chapitre XLV

Pourquoi le fol Triboullet arrive-t-il de Blois ? C'est Claude Gaignebet qui nous donne la réponse dans son maître-livre : " Les tailleurs de pierre du château de Blois à la Renaissance savent encore traduire en image le calembour du De Petitu : "Blesensis" (de Blois) suggère à la fois Blaise et le souffle. Ils honorent leur saint patron en multipliant, sur les corbeaux, les retombées et les modillons (comme ici), le péteur." (A plus haut sens -Esoterisme spirituel et charnel de Rabelais, Maisonneuve et Larose, 1986,Tome I, p. 66)

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Le même auteur évoque Triboullet dans un tout petit livre paru l'an dernier aux éditions Lume, Rabelais, le Tiers Livre et le jeu de l'oie :
"(...) Le Jeu est fini... ou presque, car Pantagruel le relance par ce qui est au-delà du jeu, la Folie. Triboullet (note ce tri) est celui qui joue des boules comme on le fait dans une célèbre gravure de Brueghel.
Regarde bien. L'un fait avec les doigts le signe des cornes du cocu. L'autre ranime sa boule du vent de la chemise. Observe les boulistes du jardin du Luxembourg. Celui-ci souffle sur sa boule. Le perdant, qui manque de souffle, ira le chercher au cul de la Fanny (Stéphanie est couronne) ou de la Vieille.
Ce Triboullet (a-t-il perdu la boule ?), en accord avec son nom, reprend la triplication des signes. Coup-de-poing (battu), cornemuse (cocu). Mais où est passé le "desrobé" ? Non seulement Panurge n'a pas été volé mais il y a là pour lui un trait de lumière, la bouteille lui a été rendue ! Le voilà renvoyé à l'oracle de la Bouteille.
"

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La fête des fous, 1559, d'après Brueghel


En fait, le dessin de Brueghel a été gravé par Pieter Van der Heyden.

L'image est accompagnée dans la marge de quatrains et de distiques en flamand et en français. Par exemple :

Ghy Sottebollen met u ÿdelheÿt gequelt,
Comt al ter baenen toch, due lust hebt om te rollen,
AI wordt den een syn eer, en dander quÿt sÿn geldt,
De wereldt even prÿst de grootste Sottebollen.

suivi de sa traduction :

Vous Fols qui de la teste Incessament louez
qui avez le Cerveau remply de vanitez
Venez, et accourez soÿez de ceste bande
Perdant honneur et biens, Le monde vous le commande

 

Ce nom Sottebol qui désigne le fou en flamand, n'est pas sans rappeler le Triboullet rabelaisien : "Il n'est guère possible, écrit Jean-Philippe Moutschen, de traduire adéquatement le mot Sottebol qui revient plusieurs fois dans le texte accompagnant cette estampe et qui est à la base de la scène que celle-ci évoque. Dans aucune langue on ne trouve son équivalent. En flamand un sottebol désigne un fou , sot, dont la tête, assume la forme d'une "boule", bol. Familièrement et métonymiquement le mot bol est couramment employé en flamand pour le mot "tête". Ceci se produit dans de nombreux proverbes flamands et locutions analogues: Hij heeft het hoog in zijn bol, litt.: il l'a haut dans la tête = il est prétentieux; iemands bol wassen, laver la tête à quelqu'un; pijn in zijn bol hebben, avoir mal à la tête; zijn bol draait zot, sa tête tourne fou. Ainsi, c'est le sens figuratif de l'appellation flamande sottebol, folie, tête folle, qui peut servir de point de départ à la compréhension de ce que Bruegel a mis en image. Étant rassemblés dans une fête commune, les fous les plus divers s'y livrent à des ébats débridés et rivalisent de tours pour atteindre avec leurs "boules" le piquet dressé à droite de l'avant-plan. Dans tout cela, inspiré, une fois de plus, par les aspects sous lesquels se révèle la folie des hommes, Bruegel manifeste sa verve et son humour dénonciateur en partant du jeu de mot que lui suggère l'appellation flansiande, le mot bol pouvant être pris dans le sens à la fois de « boule » et de « tête »."


Toujours est-il que, grâce à  Triboullet, Panurge est renvoyé à la Dive Bouteille, et nous-même bouclons la boucle que nous avions commencée avec Aquarius et la naissance de Gargantua.
"A boire", hurlait celui-ci, tout juste sorti de l'oreille gauche de Gargamelle.
"De ce poinct expédié, à mon tonneau ie retourne. Sus à ce vin compaings. Enfans beuvez à plein guodetz."
Trinquons, compères, nous allons enfin pénétrer en Poissons.

03 novembre 2008

Se delectant au melodieux son des poys

- Je vous ai dit que j'avais retrouvé à Angles sur l'Anglin le livre de ce Pierre Gascar cité par Pirotte : Les Sources...
- Oui, et alors ? Oh, je vous vois venir, vous allez encore me parler coïncidence...
- Je n'ai pas précisé alors le billet où je le citais, il s'agissait du troisième article sur Verseau,
Saint Gildas les foulz, sainct Genou les gouttes,
-
Passage de Rabelais, oui, je me souviens.
- Et à moi il me souvient que vous m'avez presque traité de fou avec mon histoire d'entonnoir...
- Plaisanterie, vous le savez bien.
- Je l'entendais bien ainsi, rassurez-vous, mais ce qui m'amuse c'est de retrouver les foulx à cette occasion. Au fait, savez-vous d'où vient le nom ?
- Oui, du latin follis, "outre gonflée" ou "soufflet pour le feu".

- Bravo, alors je ne vous apprendrai  peut-être rien en vous disant que dans le rituel de Carnaval, les fous jouent un rôle très important car ce sont eux les maîtres du souffle et de la circulation des vents. Soit dit en passant, c'est ce que j'ai appris dans un excellent Dictionnaire des Vents d'un certain Jean-Loïc Le Quellec, qui s'appelle, je crois, Par vents et par mots. Le plus drôle est que ce livre, je l'ai aussi acheté à Angles, à la Foire du Livre d'août 2006. Mais, promis, j'arrête là avec les coïncidences.

- 2006, vous dites ? C'est aussi en 2006 que j'ai appris ça, en lisant Le village métamorphosé de l'ethnologue Pascal Dibie, dans la non moins excellente collection Terre Humaine. Tenez, le livre doit être dans cette étagère. Et comme c'est un bon livre il est pourvu d'un index : on va facilement retrouver le passage. Essayez donc Carnaval...jpg_couv_dibie.jpg
- Je vois bien ce que vous sous-entendez avec votre index. Il m'en faudrait bien un à moi aussi, parfois je ne m'y retrouve pas moi-même...
- Content de vous l'entendre dire. Ah, voilà la chose. C'est un peu long, vous m'excuserez : "(...) On inverse tout, c'est le triomphe de la régression, la folie est sur terre, partagée et acceptée le temps limité du carnaval. Etre fou, c'est être animé par la pneuma, par ce drôle de souffle qui traverse les masques et ces voix d'entrailles prohibées ordinairement. Les pierrots lunaires sont des barbouillés de la Chandeleur, des enfarinés de la pleine lune qu'ils ont symboliquement avalée. Folie et inspiration jumelllisent, se croisent, attaquent, scandalisent. Des soufflets (follis en latin) sont cachés sous des bosses ou dans des ventres trop gros qui lâchent des vents pour se protéger du retour des morts qui cherchent des orifices par lesquels ils pourraient réintégrer nos corps de vivants. Alors, dans cette tempête fécondante et mystérieuse du printemps naissant, on se cache, on crie, on éructe, on pète, on tente d'effrayer ce monde plus effrayant encore qui nous entoure."
- Vous venez à ma rescousse maintenant ? Vous savez bien que la date de Carnaval le  place précisément en Verseau. Et si Saint Genou a opéré des miracles à l'ancienne Celle-des-Démons, c'est parce que les vents sont depuis la plus haute antiquité personnifiés, dixit Le Quellec, par des esprits, démons ou génies. Le diable lui-même n'est autre que le maître des vents.
- Vous recommencez à extrapoler...
- Je continue votre lecture de Dibie. Tenez, lui aussi évoque Rabelais : "Je sais, les déguisements ont changé, nous ne sommes plus au temps de Rabelais, des soufflaculs, des tiou-tiou et des chienlits, quoique je ne vois pas de grandes différences avec ces enfants déguisés en hommes..." Je vais un peu plus loin : "Qu'importe l'époque et les gens  qui y participent, l'esprit est bien là. Ce clergé éphémère de "fous" qui, chaque année, se recrée et dérange pour quelques heures la tranquillité du village, participe bien à ce souffle qui anime l'univers, tout comme saint Blaise, patron de la gorge et du souffle, qui donne le signal de la bataille des vents dont la sagesse populaire sait que le vainqueur, au 3 février,  mercredi des Cendres, soufflera toute l'année."
- Allez, aujourd'hui, je suis bon, et pour aller dans votre sens, je vous signale un autre passage de Rabelais qui ne peut que vous complaire.
- Vous êtes trop bon.

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- Il faut plonger dans le Tiers Livre, chapitre XLV, "Comment Panurge se conseille à Triboullet." Il s'agit de son mariage, or Triboullet est un fou. Que lui donne donc, entre autres choses,  Panurge dès son arrivée ? rien moins qu'une" vessie de porc bien enflée et résonante à cause des poys qui dedans estoient". Puis, pour seule réponse à l'interrogation de Panurge, Triboullet branle la tête et dit : "Par Dieu, Dieu, fol enraigé, guare moine, cornemuse de Buzançay." Impossible d'en tirer quelque chose de plus : "Ces parolles achevées s'esquarta de la compaignie, & iouoit de la vessie, se delectant au melodieux son des poys. Depuys ne feut possible tirer de luy mot quelconques. Et le voulant Panurge d'adventaige interroger, Triboullet tira son espée de boys, & l'en voulut ferir."
- Merveilleux passage. Ce n'est pas hasard si cette cornemuse, autre instrument à souffler,  est dite de  Buzançay, car l'actuelle Buzançais est précisément en Verseau, en amont de Saint-Genou, dix kilomètres à peine. Comment vous remercier ?
- Mon verre est vide depuis belle lurette...
- Oh, désolé !

25 octobre 2008

Dimanche à Angles sur l'Anglin

L'ocre d'octobre se livre à la Huche Corne.
Je ne veux dire par là que la splendeur automnale d'un dimanche paisible à Angles sur l'Anglin, dans la Vienne. Bienheureux ceux qui connaissent ce village et bienheureux ceux qui ne le connaissent pas, car je me vante de leur donner là un nouveau but à leur vie...  Pas de ricanement : le charme et la beauté du site ont été éprouvés par des connaisseurs depuis belle lurette, les Magdaléniens y ont en effet laissé des frises pariétales qui valent au Roc aux Sorciers - l'abri sous roche au fond duquel elles ont été découvertes - le surnom de "Lascaux de la sculpture". On ne visite pas, le site est protégé mais un centre vient d'ouvrir (au 21 mars 2008 -je ne suis pas le seul apparemment à aimer ouvrir avec l'équinoxe*).
La Huche Corne est un ancien bastion fortifié, l'un des plus beaux points de vue sur la vallée de l'Anglin, la Ville basse et les ruines du château féodal qui s'élevent au-dessus des falaises calcaires. Je songeai là qu'Angles n'apparaissait pas dans la géographie sacrée, mais il ne faut pas désespérer :  le village est en Poissons, signe encore à venir... Le dernier, quand j'en aurai fini de boire à  la cruche du Verseau...

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Notre promenade s'est achevée sur la petite place centrale où les terrasses invitaient au plaisir du houblon. Nectar bien apprécié, d'autant plus que l'instant d'avant, chez le bouquiniste au coin de la rue d'Enfer, j'avais déniché Les Sources, de Pierre Gascar. J'en avais cité un extrait - évoquant le tonneau - l'an dernier à travers  un livre des plus succulents de Jean-Claude Pirotte, Expédition nocturne autour de ma cave (Stock, 2006), mais j'étais bien éloigné de le rechercher. Ce fut donc une bonne surprise de tomber sur ce livre, à un prix d'ailleurs tout à fait modique si je prends pour référence la valeur des occasions trouvées plus tard sur le net (l'ouvrage paru en 1975 n'a pas été réédité et n'a semble-t-il pas été publié en poche).


Le soir-même, délaissant les lectures en cours, je plongeai dans ses pages et fus happé dès le premier chapitre par la force du style et la profondeur de la pensée de Pierre Gascar. Une petite source qui suintait dans la cave de sa maison jurassienne lui inspire une réflexion  sur la nécessité de préserver l'originel. Puis il évoque sa jeunesse aquitaine, le torchis des murs de sa maison d'alors et l'argile dont l'emploi était répandu dans cette région de pierre médiocre, rêveries de matières dont  il trouve  écho de manière assez surprenante dans l'oeuvre de Bernard Palissy - et il me souvint alors avoir lu en 1992 une biographie** du même Pierre Gascar sur le génial céramiste, biographie parue en 1980, donc cinq ans après Les Sources.
"Nous y voyions un corps complexe et dépassions même en cela, notre céramiste, qui écrit " y a en la terre argileuse deux humeurs, l'une évaporative et accidentale, et l'autre fixe et radicale". Nous pensions, par exemple, que certaines argiles, celles qui étaient veinées notamment, pouvaient être des poisons. Les réactions des diverses argiles à la cuisson (quelques-unes éclatent bruyamment, à feu vif), réactions connues de tous, dans cette région où les tuileries étaient assez nombreuses et où certains paysans s'amusaient à la poterie, car chaque ferme possédait un four pour la préparation des pruneaux, principale ressource locale, renforçaient le mystère de cette matière qui représentait pourtant le plus brut de notre vie. Il en allait comme avec l'eau, qui, malgré son apparente simplicité, se diversifiait à l'extrême, ouvrait des profondeurs insoupçonnables dans le ruisseau ou ailleurs, même à son plus haut point de transparence. Le mur de torchis, pourtant si sourd, la cruche, pourtant si mate, étaient, aussi peu que ce fût, les produits de l'alchimie du sol."(pp.40-41)

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Bernard Palissy, plat ovale, Louvre



Evidemment cette apparition de la cruche ne pouvait que me ravir, et ce qui suivait prolongeait ce plaisir : "Dans la cruche grossièrement vernissée, à moitié pleine d'eau, posée sur la pierre d'évier, dans la pénombre, le jour mettait une lune. Mais le silence, l'impression de retenue, de contention, qui se dégageait du récipient de terre cuite était en partie démentie par sa rotondité, son renflement généreux, et la fraîcheur de l'eau semblait  déborder du col de la cruche, en couler lentement , sous la forme de l'émail vert qui s'était figé en festons inégaux sur ses flancs. (...) Il faut être né dans la pauvreté paysanne, le monde du bois cru, de la pierre pas taillée, de l'épaisse terre cuite, pour apprécier le pouvoir transfigurateur de l'émail, donner tout son prix au jeu des transparences et, d'une façon générale, à tous les procédés - j'allais dire : à tous les mensonges -  de l'art. Arrêter l'eau sur les objets qu'elle recouvre fugitivement, habiller ce qu'elle contenait l'instant d'avant la cruche vide, enfermer la truite, la grenouille, l'anguille, l'écrevisse dans l'éclat qu'elle  montre, juste au moment où on la tire de l'eau, c'était, chez Palissy, gloire locale dont on parlait beaucoup aux petits écoliers que nous étions, une entreprise dont, au milieu de nos pesants étés, je voyais bien qu'elle était le modèle de celles qui permettaient de retrouver, au-delà des apparences quotidiennes, la vivacité du réel."(pp 42-43)

Ce même réel, dont, rappelons-nous, Michel Serres, autre aquitain,  appelait à faire la somme. Email qui nous transporte - comme dans la Laitière de Vermeer - dans l'infini du moment (M. Edwards).


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Rue de l'Arceau - Angles-sur-l'Anglin


___________________________________

*Quoique cette année l'équinoxe est daté du 20 mars 5 h 48 UTC, mais il semblerait que la date du 21 soit considérée comme traditionnelle par beaucoup, ainsi à Mexico.

**Les secrets de maître Bernard - Bernard Palissy et son temps, Gallimard, Paris, 1980. L'article de Wikipédia ne la mentionne même pas dans sa bibliographie.

11 octobre 2008

De la Guerre mondiale

serres-guerre.jpgJ'avais commencé l'étude de  Verseau en citant Michel Serres, et sur la fin de celle-ci, voilà que je le retrouve, sans l'avoir vraiment cherché, car ce dernier livre de lui que je viens d'achever, La Guerre mondiale, qui vient de paraître aux éditions Le Pommier, vous vous doutez bien qu'il ne traite pas de la géographie sacrée. Du moins explicitement...
Je finissais ainsi ce premier article :
"Sur les rives de la rivière sacrée, la Bouzanne, petite Loire colérique, le village de Velles - où Stéphane Gendron ne voit qu'un  banal dérivé de ville -  est pour nous la voile (latin velum), toile  qui ne tire son énergie que du vent. Que la paroisse relevât de l'abbaye de Saint-Gildas apparaît somme toute logique :  le saint breton, l'ermite de l'île d'Houat, n'a-t-il pas accompli plusieurs fois un  voyage sur les eaux ?"


La voile désigne par métonymie le bateau qu'elle propulse, comme dans ce passage de Mérimée : Enfin on signala la flotte de Castille, forte de quatre-vingts voiles, dont vingt galères de Séville, dix de Portugal (Mérimée, Don Pèdre Ier, 1848, p. 386). Or, que nous dit la quatrième de couverture de La Guerre mondiale ? "La Guerre mondiale ? Celle que les hommes font au Monde.
Nous prenons conscience aujourd'hui que l'adversaire dans cette guerre n'est autre que le vaisseau où nous sommes embarqués. Vainqueurs ou vaincus, nous risquons de couler ou disparaître. Quand le bateau fait eau, les matelots continuent-ils à s'entredéchirer ? Cette guerre nouvelle nous protégera-t-elle donc de celles que nous nous livrons les uns aux autres ?
(...)


Cette image du vaisseau n'est pas anecdotique sous la plume de Serres puisque c'est bien sur la métaphore de l'Arche qu'il conclut lui-même son ouvrage. Arche qui sert à fuir le Déluge, que le philosophe décrit comme la crue de la violence qui menace d'anéantir depuis toujours la communauté humaine. Mais si ce Déluge reste identique à soi, la nature de l'Arche a changé depuis celle de Noé : alors que celle-ci ne contenait qu'un reste, une famille et un seul spécimen par espèce, comme au Muséum et au Jardin des Plantes, l'Arche nouvelle embarque des sommes : "sommant la somme des universels concrets, notre arche  devient équipotente au Monde, au moins virtuellement. Nous voilà embarqués sur le Monde, avec le Monde, dans le Monde. Flottant sur un déluge mondial qu'elle contribue à créer, l'humanité navique à bord d'une arche mondiale qu'elle construit en temps réel, cognitivement. Cette puissance cognitive changera les consciences. Enfin chez elle à bord du Monde. l'humanité flotte sur des rapports humains souvent insensés. L'arche neuve rendra-t-elle ce vieux déluge inconsistant ? " (pp. 185-186).
Qu'est-ce que ces universels concrets dont parle Serres ? "moins H20, écrit-il page 184, que la totalité des eaux en réserve et en circulation, banquises, océans, pluie et ruissellements ; moins l'air que l'atmosphère dans son office, sa composition et sa probable évolution ; moins la glèbe que la somme et l'avenir de notre planète Terre ; moins le feu que nos stocks d'énergie et les poubellles de leur dégradation ; moins la vie que la diversité des espèces ; moins l'Homme que sa paléoanthropologie et l'addition de ses cultures et activités ; moins notre petite histoire que le Grand Récit... Soit, à l'horizon, le réel dans sa somme."

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Arche de Noé (Abbaye de Saint-Savin)


Eau, air, terre, feu, c'est par les quatre éléments de l'astrologie que Michel Serres introduit sa vision de l'universel, mot où, soit dit en passant,  se laisse lire ce "verser" qui nous occupe si fort ces dernières semaines. Cette totalité à la fois ordonnée et respectueuse du divers que propose la géographie sidérale (avec ses douze signes à la fois différents et non cloisonnés, ouverts, poreux et tissant entre eux mille relations) ne peut-elle s'apparenter à ces universels dits concrets ?
Ce dernier mot appelle de sa part une mise au point particulièrement précieuse : "J'aime ici dire concret, tant la racine de ce mot, admirablement expressif, dit en précision : ce qui croît ensemble  ou en commun, ce qui croît par accrétion. Le tic journalier du journaliste consiste à exiger de celui qu'il interroge qu'il lui donne du concret ; par cette question, répétée jusqu'à vomir, il attend de lui un exemple particulier, partiel ou partial ; il croit faire, ainsi, la publicité de son propre réalisme ; le voilà, tout au contraire, idéaliste, au sens que je définis plus haut. Le partiel revient brusquement au passé, vieilli, obsolète, au formel abstrait, méchant et guerrier. Il induit à la bataille et pousse à l'affrontement, ce que cherchent en effet les interrogatoires du spectacle.
Non et non : le concret
(cum-crescere) désigne la croissance de toutes les parties vers un tout solide, comme aggloméré. Le concret croît et s'assemble dans tous les calculs que je viens d'évoquer. A chaque coup, ils nous montrent le tout, ils tendent et vont vers le tout, plus réel que toutes les partialités du passé, qui, aujourd'hui, nous paraissent abstraites et chères, désormais, aux idéalistes du regret, aussi bien que chères à payer, en guerres et morts. Oui et oui, plus croît le compte, plus il approche du concret. Qu'en est-il donc de ce concret-là ? Identiquement, la totalité : du Monde, des hommes, de l'Univers et du Temps."


Ceci n'est pas sans rappeler le Quadriparti de Heidegger (la terre, le ciel, le divin et les mortels), mais Serres ne cite jamais Heidegger (il cite d'ailleurs peu ses contemporains, à la notable exception de René Girard, dont la théorie du bouc émissaire et du mécanisme victimaire nourrit explicitement sa propre réflexion). Il ne cite pas non plus Augustin Berque ; pourtant le géographe avait, dès 1999, dans Ecoumène, fait remarquer que concretus était le participe passé de concrescere, grandir ensemble.


Le concret, donc, rassemble, et l'une des figures symboliques de ce "rassembler" est le confluent, ce que nous avions vu apparaître dès ce premier article sur Verseau, avec la confluence des eaux de l'Indre et du Cher, analogue à la confluence des eaux du Limousin et des Pyrénées en Gironde dans l'Aquitaine/Aquarius du zodiaque toulousain. Figure du confluent qui affleure quasi naturellement dans le texte de Serres : "(...) nous venons de bâtir un échangeur à quatre immenses voies, mélangeant nouvellement leurs temporalités différemment rythmées. Le flux de l'Histoire y jette ses eaux, rapides, dans celles, lentes, de l'hominisation, et celles, plus étranges, de l'évolution et de la cosmogonie. Nous vivons, nous pensons et  agissons aujourd'hui... face à l'Homme, à la Vie et au Monde, dont les trois anciennes abstractions se concrétisent ensemble dans et par ce confluent des temps."(p. 18)


Etrangement, ou faut-il plutôt dire significativement, Michel Serres est né à Agen. Or Guy-René Doumayrou écrit, page 77 de sa Géographie sidérale, "Les éléments , eaux mêlées et illuminées de l'intérieur, se fondent dans l'océan de l'universalité, car Verseau "est fait pour donner et se donner" (André Barbault, Verseau, p. 29). Avec la Guyenne, déformation phonétique du nom d'Aquitaine (Aquarius), Verseau enveloppe le pays d'Agen, anagramme évident pour l'ange verseur des eaux (...)."


Ange dont le prénom Michel porte aussi la marque (et je n'oublie pas le bel ouvrage qu'il consacra à leur Légende).
Certains hommes portent-ils, sans le savoir clairement, charge d'augure pour le monde à venir ?


03 octobre 2008

Le verseau de Vermeer

Je ne connaissais pas du tout Michael Edwards. Ce poète, par ailleurs professeur au Collège de France,  a la particularité d'écrire aussi bien en anglais qu'en français,  prose et  poésie. J'ai découvert mercredi dernier à la médiathèque son essai De l'émerveillement, publié cette année chez Fayard. Le titre m'avait séduit, et la quatrième de couverture fit le reste : " Au lieu de supposer que l'émerveillement est le propre des enfants et des ingénus, une émotion agréable et passagère dont on se défait en comprenant l'objet qui l'a provoqué ou en revenant aux choses sérieuses, ce livre invite à penser qu'il n'y a rien de plus adulte ni de plus sérieux que de s'émerveiller."


Et ce livre est lui aussi merveilleux, qui nous transporte de Platon (qui place le s'émerveiller - to  thaumazein -au commencement de la philosophie) à Wordsworth, de Dante et Shakespeare à Philippe Jaccottet, entre autres, montrant que le regard toujours émerveillé, porté vers les choses non seulement réputées sublimes, mais aussi les plus familières qui soient, peut nourrir en profondeur notre compréhension du monde et de la vie. Et ce n'est pas seulement la littérature qu'il explore avec pénétration, mais aussi la musique et la peinture. En ce dernier domaine, il évoque Vermeer, et quelle ne fut pas ma surprise et mon émotion de lire les lignes suivantes sur La Laitière, qui bien évidemment, comme on va le voir, entraient dans une résonance des plus fortes avec les passages de Heidegger cités dans mes précédents billets. Qu'on en juge :

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"La Laitière concentre cette altérité du temps dans le lait versé, qui tombe toujours sans tomber, qui remplit continûment le récipient en terre où il est reçu en vidant sans cesse la cruche d'où il vient, et qui crée pour les yeux de l'âme un passage éternel, non pas du vide au plein, mais du plein au plein, en reliant une cruche qui ne s'épuise jamais à un bol qui ne déborde pas. Il nous invite dans l'infini du moment, dans un Maintenant nouveau, à la fois impossible et vrai. Nous ne prenons pas conscience de l'intemporel, mais d'une longue descente dans la plénitude du temps, dans la suffisance d'un présent, d'une présence capable de tout contenir, de permettre à toutes les couleurs de s'harmoniser autour de sa blancheur et à tous les objets, tous les gestes, de signifier ensemble, sans qu'il y ait symbolisme ni allégorie." (p. 228)

"Dans le versement du liquide offert, la terre et le ciel, le divin et les mortels sont ensemble présents.", écrivait Heidegger. La cruche du philosophe allemand (lequel n'est pas du tout évoqué par Edwards dans ce chapitre) est  étrangement  voisine de celle du peintre :  la même idée de présence rassemblante y est à l'oeuvre. Dans l'éternel verser convergent les énergies du monde.