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25 octobre 2008

Dimanche à Angles sur l'Anglin

L'ocre d'octobre se livre à la Huche Corne.
Je ne veux dire par là que la splendeur automnale d'un dimanche paisible à Angles sur l'Anglin, dans la Vienne. Bienheureux ceux qui connaissent ce village et bienheureux ceux qui ne le connaissent pas, car je me vante de leur donner là un nouveau but à leur vie...  Pas de ricanement : le charme et la beauté du site ont été éprouvés par des connaisseurs depuis belle lurette, les Magdaléniens y ont en effet laissé des frises pariétales qui valent au Roc aux Sorciers - l'abri sous roche au fond duquel elles ont été découvertes - le surnom de "Lascaux de la sculpture". On ne visite pas, le site est protégé mais un centre vient d'ouvrir (au 21 mars 2008 -je ne suis pas le seul apparemment à aimer ouvrir avec l'équinoxe*).
La Huche Corne est un ancien bastion fortifié, l'un des plus beaux points de vue sur la vallée de l'Anglin, la Ville basse et les ruines du château féodal qui s'élevent au-dessus des falaises calcaires. Je songeai là qu'Angles n'apparaissait pas dans la géographie sacrée, mais il ne faut pas désespérer :  le village est en Poissons, signe encore à venir... Le dernier, quand j'en aurai fini de boire à  la cruche du Verseau...

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Notre promenade s'est achevée sur la petite place centrale où les terrasses invitaient au plaisir du houblon. Nectar bien apprécié, d'autant plus que l'instant d'avant, chez le bouquiniste au coin de la rue d'Enfer, j'avais déniché Les Sources, de Pierre Gascar. J'en avais cité un extrait - évoquant le tonneau - l'an dernier à travers  un livre des plus succulents de Jean-Claude Pirotte, Expédition nocturne autour de ma cave (Stock, 2006), mais j'étais bien éloigné de le rechercher. Ce fut donc une bonne surprise de tomber sur ce livre, à un prix d'ailleurs tout à fait modique si je prends pour référence la valeur des occasions trouvées plus tard sur le net (l'ouvrage paru en 1975 n'a pas été réédité et n'a semble-t-il pas été publié en poche).


Le soir-même, délaissant les lectures en cours, je plongeai dans ses pages et fus happé dès le premier chapitre par la force du style et la profondeur de la pensée de Pierre Gascar. Une petite source qui suintait dans la cave de sa maison jurassienne lui inspire une réflexion  sur la nécessité de préserver l'originel. Puis il évoque sa jeunesse aquitaine, le torchis des murs de sa maison d'alors et l'argile dont l'emploi était répandu dans cette région de pierre médiocre, rêveries de matières dont  il trouve  écho de manière assez surprenante dans l'oeuvre de Bernard Palissy - et il me souvint alors avoir lu en 1992 une biographie** du même Pierre Gascar sur le génial céramiste, biographie parue en 1980, donc cinq ans après Les Sources.
"Nous y voyions un corps complexe et dépassions même en cela, notre céramiste, qui écrit " y a en la terre argileuse deux humeurs, l'une évaporative et accidentale, et l'autre fixe et radicale". Nous pensions, par exemple, que certaines argiles, celles qui étaient veinées notamment, pouvaient être des poisons. Les réactions des diverses argiles à la cuisson (quelques-unes éclatent bruyamment, à feu vif), réactions connues de tous, dans cette région où les tuileries étaient assez nombreuses et où certains paysans s'amusaient à la poterie, car chaque ferme possédait un four pour la préparation des pruneaux, principale ressource locale, renforçaient le mystère de cette matière qui représentait pourtant le plus brut de notre vie. Il en allait comme avec l'eau, qui, malgré son apparente simplicité, se diversifiait à l'extrême, ouvrait des profondeurs insoupçonnables dans le ruisseau ou ailleurs, même à son plus haut point de transparence. Le mur de torchis, pourtant si sourd, la cruche, pourtant si mate, étaient, aussi peu que ce fût, les produits de l'alchimie du sol."(pp.40-41)

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Bernard Palissy, plat ovale, Louvre



Evidemment cette apparition de la cruche ne pouvait que me ravir, et ce qui suivait prolongeait ce plaisir : "Dans la cruche grossièrement vernissée, à moitié pleine d'eau, posée sur la pierre d'évier, dans la pénombre, le jour mettait une lune. Mais le silence, l'impression de retenue, de contention, qui se dégageait du récipient de terre cuite était en partie démentie par sa rotondité, son renflement généreux, et la fraîcheur de l'eau semblait  déborder du col de la cruche, en couler lentement , sous la forme de l'émail vert qui s'était figé en festons inégaux sur ses flancs. (...) Il faut être né dans la pauvreté paysanne, le monde du bois cru, de la pierre pas taillée, de l'épaisse terre cuite, pour apprécier le pouvoir transfigurateur de l'émail, donner tout son prix au jeu des transparences et, d'une façon générale, à tous les procédés - j'allais dire : à tous les mensonges -  de l'art. Arrêter l'eau sur les objets qu'elle recouvre fugitivement, habiller ce qu'elle contenait l'instant d'avant la cruche vide, enfermer la truite, la grenouille, l'anguille, l'écrevisse dans l'éclat qu'elle  montre, juste au moment où on la tire de l'eau, c'était, chez Palissy, gloire locale dont on parlait beaucoup aux petits écoliers que nous étions, une entreprise dont, au milieu de nos pesants étés, je voyais bien qu'elle était le modèle de celles qui permettaient de retrouver, au-delà des apparences quotidiennes, la vivacité du réel."(pp 42-43)

Ce même réel, dont, rappelons-nous, Michel Serres, autre aquitain,  appelait à faire la somme. Email qui nous transporte - comme dans la Laitière de Vermeer - dans l'infini du moment (M. Edwards).


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Rue de l'Arceau - Angles-sur-l'Anglin


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*Quoique cette année l'équinoxe est daté du 20 mars 5 h 48 UTC, mais il semblerait que la date du 21 soit considérée comme traditionnelle par beaucoup, ainsi à Mexico.

**Les secrets de maître Bernard - Bernard Palissy et son temps, Gallimard, Paris, 1980. L'article de Wikipédia ne la mentionne même pas dans sa bibliographie.