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25 septembre 2009

Le problème d'Aladin

Nous avions laissé Vila-Matas en pleine déploration sur Barcelone. Dans une autre passage de son Journal volubile il récidive : pendant le pont de la Toussaint 2007, il écrit qu'on "peut presque percevoir le profond silence des habitants de la ville qui sont partis en masse, oubliant - c'est dans l'air du temps - aussi bien la révolution que les morts."
"La débandade générale, poursuit-il, montre clairement que, à l'instar de la révolution, le vieux culte des morts file déjà un mauvais coton en Occident et que Barcelone ne fait pas exception à la règle. On ne coexiste plus, comme jadis, avec les ancêtres et on s'éloigne dangereusement de la culture de la mémoire. Jadis on coexistait avec les morts qui mouraient mais faisaient toujours partie du paysage moral."
Que lit-il au même moment ? Rien moins que Campo Santo de W.G. Sebald. "Dans tous les livres de cet auteur, précise-t-il, on trouve une prose méticuleuse et posée qui, dans sa morosité illimitée, se bat pour récupérer la souffrance, le deuil et la mémoire."

Il enchaîne en racontant qu'hier un livre s'est détaché d'un rayonnage, roulant par terre, livre qui se révéla être Le Problème d'Aladin d'Ernst Jünger. "Feuilletant les premières pages, je me suis rendu compte que Jünger avait été, lui aussi, obsédé par certains aspects de la décadence du culte des morts qui donnent tant de fil à retordre à son compatriote Sebald. Il est fort probable que, dans la vie, ils ne s'intéressaient guère l'un à l'autre, mais relisant Le Problème d'Aladin, je n'ai pu m'empêcher qe trouver que ces deux écrivains, à première vue si incompatibles et, au fond, très proches  quant à leur inquiétude sur la perte accélérée de la mémoire dans notre culture, avaient en commun quelque chose d'insoupçonné."

J'ai lu un certain nombre de livres de Jünger, mais pas Le Problème d'Aladin, cependant je me souviens qu'il l'évoque dans les Entretiens avec Julien Hervier. De fait, j'y retrouve au chapitre XI les mots  même qu'emploie Vila-Matas pour résumer la pensée de Jünger, et c'est à se demander si ce n'est pas précisément à ce volume d'Entretiens (publié chez Gallimard, dans la collection Arcades en 1986) qu'il a puisé l'essentiel de son propos :

"Comment la culture est-elle née ? Elle est née avec le culte des morts, avec la vénération religieuse des ancêtres ; cela a commencé avec les pyramides et avec les tumulus que construisaient les hommes préhistoriques, avec leurs cavernes et leurs grottes. Tout cela se perd, et même n'existe plus. Si je me suis penché sur ces questions de sépultures, c'est que je tiens le fait que le culte des ancêtres ait beaucoup souffert pour un trait caractéristique de la décadence actuelle. Quand je vais me promener dans un cimetière, je suis saisi par un sentiment de tristesse qui n'est pas dû aux malheureux défunts, mais à l'épouvantable uniformité  avec laquelle on pense à eux."

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Portail du petit cimetière de Ceaulmont

"Quant à Sebald, reprend Vila-Matas, les cimetières l'attirèrent dès sa première enfance, pas exactement par inclination morbide, mais pour vérifier qui étaient les personnes enterrées, connaître leur histoire, savoir ce qu'elles pensaient du temps où elles étaient vivantes. Et si Jünger fait remarquer que le problème d'Aladin est celui de la transcendance, Sebald regrette son déclin ou sa détérioration et l'erreur commise en expulsant la métaphysique de la philosophie. Toute l'oeuvre de Sebald semble un commentaire de cette erreur. "Parce qu'il y a des choses, disait-il dans une interview, que nous ne pouvons pas nous expliquer facilement, et parce que, au-delà du social, maintenir un certain lien avec ceux qui nous ont précédés a toujours fait partie de notre condition humaine, sans doute davantage autrefois qu'aujourd'hui. Se souvenir des morts nous distingue des animaux. Jusqu'à il y a peu, la présence des ancêtres était réelle dans beaucoup de régions d'Europe. On connaissait ces gens."


Dans Campo Santo, on l'a vu, se trouvent des illustrations frappantes de cette place qu'occupaient les morts dans la société corse.
Maintenant, je voudrais juste terminer sur un autre extrait éclairant d'une interview de Sebald,  reprise dans le volume intitulé L'archéologue de la mémoire, Conversations avec W.G. Sebald, paru cette année chez chez Actes Sud. Carole Angier pose une question concernant son livre Les Emigrants :

C. A. : Pouvez-vous nous parler de cet ami du Dr Selwyn, Johannes Naegeli, qui était guide de montagne, et de cette incroyable coïncidence qui fait qu'un jour, dans un train, vous êtes tombé par hasard sur un article qui relatait la découverte de son corps, rejeté par le glacier soixante-douze ans après sa disparition ? Cela illustre tellement bien votre ouvrage - "Voilà donc comment ils reviennent, les morts".

W.G.S. : Le Dr Selwyn m'avait parlé de l'époque où il avait vécu en Suisse avant la Première Guerre mondiale, de ce guide de montagne suisse avec qui il s'était lié d'amitié, et à quel point  cela avait été important pour lui. Plus tard je n'avais pas réussi à me souvenir  du nom qu'il avait mentionné ni même s'il avait mentionné un nom. Ni s'il avait précisé que son ami avait disparu. Mais j'ai bel et bien trouvé cet article dans un train, juste au moment où je commençais à écrire cette histoire. Un guide de montagne, la même année, au même endroit... Il suffisait d'un petit ajustement pour que ça concorde."

16 septembre 2009

Histoires minuscules et parallèles

Enrique Vila-Matas (Journal volubile) : "La vie fabrique d'étranges coïncidences. Au petit matin alors que je m'inquiétais de l'éventuelle destruction du fabuleux palmier de la rue Cardener que j'ai devant chez moi, Isabel Nuňez se souciait de celle, si redoutée, du merveilleux jujubier de la rue Arimon où elle habite. Histoires minuscules et parallèles, petits malaises graves."

Un peu plus loin : "D'autres coïncidences : avant d'habiter cette maison qui est en face du palmier de la rue Cardener, je suis longtemps resté dans un appartement de la rue Arimon, (...). J'ai trouvé des informations concernant le jujubier sur le blog d'une amie d'Isabel Nuňez (www.objet-a.blogspot.com) : "Cet arbre (Zizyphus Jujuba), ginjoler en catalan, originaire de Chine, arriva probablement en Andalousie par le biais de la culture arabe. Pékin en est plein, il est très répandu dans les cours des Hutons et dans les maisons traditionnelles. En Espagne, il y en avait beaucoup à Grenade. A Barcelone, il y en a un, rue Arimon."

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Barcelone, avril 2006 (voyage personnel)

Chez Vila-Matas, réalité et fiction sont si entremêlées que l'on se prend à douter de tout. Ainsi, j'ai vérifié si le blog mentionné  était bien réel. Il l'est. On peut lire aussi le blog d'Isabel Nuňez. Sur le site officiel de Vila-Matas, on peut d'ailleurs consulter une liste assez longue de blogs qu'il aime à fréquenter : aucune marque de mépris ou de condescendance vis-à-vis de ce support d'expression, comme en rencontre encore souvent chez les écrivains français. De même, je suis certain que les coïncidences, ils ne les inventent pas. Pourquoi d'ailleurs les inventer lorsque la vie vous en propose si régulièrement qui défient l'imagination ?


Il y a un point commun entre ces écrivains de la coïncidence, que ce soit Sebald, Auster ou Vila-Matas, c'est l'absence de théorisation du phénomène. Rappelons ce qu'a dit Paul Auster de son Carnet rouge : un art poétique sans théorie. Oui, aucune tentative d'explication n'est à relever, aucune invocation d'un principe subtil ou d'une instance cachée, aucune perspective transcendantale ou parapsychologique. Les faits seuls, rapportés précisément. Le mystère pur des faits.
L'inexplicable de l'improbable.


Il reste cette petite commotion intime que nous procure la coïncidence quand nous la vivons On peut s'en débarrasser aisément en jugeant que ce n'est justement qu'une coïncidence, et disant cela nous présupposons que ce n'est en somme qu'une rencontre fortuite, ce n'est que le fameux croisement de deux chaînes causales indépendantes. Un épiphénomène sans conséquence, un détail mineur sur la toile de fond de la vie, au bout du compte une broutille. Au fond de soi-même, cependant, pour quelques-uns d'entre nous, c'est du sens qui cherche à poindre, c'est parfois un signe qui éclaire l'horizon, c'est un accord soudain dans le tohu-bohu des existences, accord qui peut être aussi l'écho d'une dissonance.


Car où nous emmène donc Vila-Matas avec ses arbres en péril ? Rien moins que sur une réflexion très générale et relativement désabusée sur le devenir de sa ville :


" Je sais bien que la fin du jujubier, du cèdre et du palmier ne signifie pas la fin du monde, mais c'est à partir de petits malaises graves que se forge un grand malaise grave et se répand cette rumeur que beaucoup d'entre nous avons déjà entendue et qui dit que la ville étant vendue à la spéculation immobilière et à un tourisme qui nivelle tout, l'industrie culturelle étant offerte à Madrid, on assiste à la fin de Barcelone. Et il n'y a pas que la barbarie qui, en une seule matinée, est arrivée jusqu'à moi par trois voies différentes (preuve de la somme élevée de sauvageries), mais aussi ce malaise croissant : constater que la ville n'est plus à nous, qu'elle est un grand parc thématique pour étrangers et qu'à force de stupidité, Barcelone court à sa perte, comme le confirmeront simplement les prochaines années."