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13 août 2009

Memoria et littérature

"Après notre déménagement de notre village natal de W. dans la petite ville de S., distante de dix-neuf kilomètres, en décembre 1952, dans le camion du transporteur Alpenvogel, mon horizon musical commença à s'élargir peu à peu. J'entendis Bereyter, l'instituteur, qui lors des sorties de classe que nous faisions avec lui emportait toujours  sa clarinette dans une vieille chaussette, exactement comme le philosophe Wittgenstein, jouer diverses pièces et mélodies ravissantes, dont je ne savais pas qu'elles étaient de Mozart ou de Brahms ou tirées d'un opéra de Vincenzo Bellini. Bien des années plus tard, lorsque par un de ces hasards qui n'en sont pas, j'allumai la radio de ma voiture en rentrant chez moi dans la nuit, au moment précis où retentit le thème, si souvent joué par Bereyter, du deuxième mouvement du quintette avec clarinette de Brahms et où je le reconnus après tout ce temps passé, je fus effleuré à l'instant de cette reconnaissance, par ce sentiment  si rare dans notre vie émotionnelle d'une presque totale apesanteur."

W.G. Sebald (Moments musicaux, in Campo Santo, pp. 217-218)

Voilà, dans l'un des derniers courts essais de Campo Santo, un exemple caractéristique de coïncidence sébaldienne. Il faut noter la précision du souvenir, jusque dans le déménagement compris comme rupture et dont la date, la distance et même le moyen de transport utilisé sont minutieusement renseignés. Détails qu'on pourrait juger facilement inutiles, mais que Sebald ne néglige jamais, ainsi la mention de la vieille chaussette qui nous conduit directement à Wittgenstein, libère en nous des images et entretient une sorte de suspense. Le hasard qui n'en est pas un n'est pas simplement enregistré comme une curiosité, un soubresaut de l'intellect, bien au contraire il provoque un affect puissant et la phrase se termine par ce mot d'apesanteur qui nous laisse à notre tour interloqué. Ce qui se joue là, en cet instant, remue les tréfonds de l'être.

Dans l'essai suivant, Sebald évoque la visite qu'il fit en mai 1976, à Stuttgart, au  peintre Jan Peter Tripp. D'une gravure qui lui offrit celui-ci - représentant le magistrat Daniel Paul Schreber avec une araignée dans le crâne - il voit l'origine de nombreux textes qu'il écrivit par la suite, "y compris le procédé, le respect scrupuleux de la perspective historique, le patient travail de ciselure et la mise en relation, dans le style de la nature morte, de choses qui semblent fort éloignées entre elles." "Depuis, continue-t-il, je n'arrête pas de me demander quels sont ces liens invisibles qui déterminent notre vie, par où passent ces fils, ce qui relie par exemple ma visite dans la Reinburgstrasse au fait que là-bas, dans les premières années d'après-guerre, il exista un camp pour ceux qu'on appelait les displaced persons, dans lequel environ cent quatre-vingt policiers de Stuttgart firent le 29 mars 1946 une rafle au cours de laquelle, bien qu'ils n'aient découvert d'autres qu'un petit trafic d'oeufs, des coups de feu furent tirés, tuant un réfugié qui venait tout juste de retrouver sa femme et ses deux enfants."

carruthers-machina.jpgSebald terminé, je me plongeai dans la lecture de deux autres livres a priori sans aucun rapport avec celui-ci. L'un des deux (je parlerai de l'autre dans un prochain billet) était l'essai de Mary Carruthers, Machina memorialis, sous-titré Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Age, publié en 2002 dans la Bibliothèque des Histoires, chez Gallimard, acheté l'été dernier à l'abbaye de Saint-Savin. Je regrette presque de ne l'avoir pas abordé plus tôt, car il est absolument passionnant, et je n'arrête pas d'user mon crayon de papier dans le soulignage de maints et maints passages. L'art de la mémoire dans la méditation monastique, que l'universitaire américaine décrit à la suite des travaux pionniers de Frances Yates, loin de n'être qu'un exercice d'érudition déjà intéressant en soi, nous questionne aussi dans notre appréhension du monde contemporain. La géographie sacrée qui m'occupe trouve dans cette étude un écho inattendu, mais je reviendrai aussi là-dessus quelque jour. Qu'il me suffise aujourd'hui de souligner que j'ai pensé souvent à Sebald en découvrant le fonctionnement de la machina memorialis médiévale : la memoria ne devant pas être, comme souvent dans notre conception moderne, envisagée de façon réductrice comme un pur instrument de stockage d'informations, elle apparaît au-delà de cette fonction d'inventaire comme une fabrique de pensée propice à l'invention.
Les lieux de mémoire, architectures, manuscrits, cartes du ciel, sont les supports d'une activité qu'on peut qualifier de proprement "créatrice" : "Les visiteurs, écrit Mary Carruthers, page 58, "puisent" dans le matériau offert par le monument diverses "choses" (divers contenus) qu'ils vont ensuite "rassembler" pour les insérer dans leur propre histoire." Elle évoque ainsi les "réseaux de mémoire" des chrétiens lettrés, qui leur permettent de dépasser le sens littéral donné au texte biblique pour aller vers les "significations mystiques", qui seules distinguent l'infidèle du fidèle, selon Pietro Chrysologus, évêque de Ravenne au Vème siècle, confident de l'impératrice Galla Placidia (voir page 64).

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Friedrich Hölderlin

N'est-ce pas à une semblable opération que se livre Sebald lorsqu'il écrit que "La seule chose peut-être à ajouter est que nous nous souvenons et peu à peu apprenons à comprendre qu'il existe des rapports bizarres, sans aucune logique de cause à effet, par exemple entre la ville de Stuttgart, ancienne résidence princière et plus tard ville industrielle, et la ville française de Tulle, s'étendant sur sept collines (...), Tulle en Corrèze par où Hölderlin passa en allant à Bordeaux et où le 9 juin 1944, trois semaines exactement après que je vis, comme l'on dit, la lumière du jour à Wertach, dans la maison Seefelder, et presque jour pour jour cent un ans après la mort de Hölderlin, la totalité de la population masculine de la ville a été regroupée dans la cour d'une usine d'armement par la division SS Das Reich envoyée en mission de représailles. Parmi eux, quatre-vingt-dix-neuf  hommes de tous âges, au cours de cette journée noire dont l'ombre plane encore aujourd'hui sur l'esprit des habitants de la ville, ont été pendus aux lampadaires et aux balcons du quartier de Souillac." ?

Cela le conduit à poser la grave question : A quoi bon, alors, la littérature ? Il cite alors un passage de l'Elégie de Hölderlin :

Soll es werden Auch mir, wie den tausenden, die in den Tagen ihres Frühlings doch Auch ahnend und liebend gelebt aber am trunkenen tag von den rächenden Parzen ergriffen, ohne Klag und Gesang heimlich hinuntergeführt, dort im allzunüchternen Reich, dort büSen im Dunleln, wo die langsame Zeit bei Frost und Dürre sie zahlen, nur in Seufzern der Mensch noch die Unsterblichen preist.1? Le regard synoptique qui dans ces vers survole la frontière de la mort est assombri et néanmoins illumine le souvenir de ceux qui ont subi la plus grande injustice. Il y a de nombreuses formes d’écriture ; mais c’est seulement dans la littérature que l’on a affaire, au-delà de l’enregistrement des faits et au-delà de la science, à une tentative de restitution.

W.G. Sebald, Campo Santo, Une tentative de restitution, éditions Actes Sud, 2009, p. 238

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1. « En adviendra-t-il de moi comme de ces milliers d’autres qui ont vécu/les jours de leur printemps dans l’aspiration et l’amour/mais au jour de l’ivresse saisis par les Parques vengeresses/ont été en secret , sans cri ni complainte, menés/là-bas dans le trop austère royaume/là-bas expient dans l’obscurité/où sous un éclat trompeur se déchaine une folle agitation/où l’homme ne loue plus qu’en soupirant sans cesse les immortels. » Friedrich Hölderlin, Élégie, ed. Beisner, Carl Hanser Verlag, Munich 1970, t.1, p.264. (Passage de Sebald cité par Sylvie Durbec dans Poezibao)