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11 janvier 2009

De l'appropriation symbolique du territoire

Faites cette expérience de pensée. Imaginez tout d'abord que votre intérieur est dépouillé de tout ce qui le relie au dehors, que rien ne subsiste chez vous de ce qui est téléphone, radio, télévision, internet... Plus rien que des objets sans prolongements invisibles, ni émetteurs ni récepteurs, simplement présents. La maison n'est plus que cet abri, cette coque isolée du monde, dont les bruits qui nous parviennent ne sont plus que ceux du proche entourage.
Une fois immergé dans ce silence retrouvé, passons la porte. La rue n'existe plus, avec ses trottoirs et sa chaussée pavée ou bitumée. Un chemin herbeux s'offre seul à vous. De la ville ne demeurent que quelques huttes semblables à la vôtre. Il vous faut rejoindre votre famille, vos parents, vieux, qui vivent à cinquante kilomètres d'ici. Le mot même de kilomètre n'est plus de mise. De même que les panneaux, les indications lettrées ; il n'existe plus aucun de ces signes dont l'espace jusque-là était comme saturé. Plus aucun véhicule, à moteur ou non. Il y a peut-être des animaux, mais hors de votre portée à cet instant. Vous vous mettez en chemin.

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Vous le savez, c'est au sud qu'il faut se diriger. Ce serait bien facile s'il suffisait de suivre le cours de la rivière qui passe par ici. La vallée est la plus simple voie de pénétration. Hélas, il vous faut la quitter, franchir d'autres rivières, escalader des collines, traverser des forêts. Pour vous orienter, il vous faut lever le nez, l'astre solaire est votre premier guide.
Sur cette trajectoire qu'il vous faut inventer, sur ce territoire qu'il vous faut arpenter, vous n'êtes heureusement pas seul. L'homme n'est jamais seul. L'homme a toujours été précédé par l'homme. Et d'autres avant vous ont parcouru la piste. Vous en trouverez facilement un pour vous accompagner. Sa mémoire vous émerveille : rien n'est signalé, mais il avance sans hésiter car il semble avoir à sa disposition un trésor de repères. Arbre singulier, rocher affleurant la plaine, relief au profil d'animal, source, ruisseau ophidien, marécage putride, mare, bosquet, tertre, cent détails mal visibles pour vous forment pour lui une chaîne ininterrompue d'informations. Et ici et là, un empilement de pierres sèches, un cairn, assure nos pas.
En parlant avec votre guide, vous prenez conscience qu'à presque chaque jalon de cette route, un fait est associé, une histoire, un récit, venu de loin, parfois incroyable, manifestement une légende. L'itinéraire est balisée par le souvenir des mythes. Parfois l'homme s'arrête, se recueille, esquisse un geste, déplie un rituel inconnu de vous, fait une offrande, balbutie des mots que vous ne comprenez pas.
Parfois vous marcherez de nuit à la lueur des étoiles, suivant le chemin qu'elles vous tissent là-haut.
C'est ainsi que vous retrouverez les vôtres, à l'issue d'un périple où vous aurez été infiniment attentif à toutes les saillies du paysage, ouvert de tous vos sens à tout ce qui vit.

J'ai ainsi essayé de me replacer dans l'optique d'un de ces hommes de l'Antiquité, nomade ou sédentaire contraint de voyager dans l'espace environnant. La géographie sacrée émergeait pour moi de cet effort constant, de cette nécessité de s'orienter dans l'inconnu. J'en étais là, au seuil de Poissons, à l'heure de pénétrer dans l'examen de la Brenne qui constitue le principal paysage de ce douzième et ultime signe, lorsque j'ai découvert par un de ces hasards du web que nous avons maintes fois rencontré, par l'effet de cette heureuse sérendipité, une étude de l'anthropologue canadien Bernard Saladin d'Anglure, La toponymie religieuse et l'appropriation symbolique du territoire par les Inuit du Nunavik et du Nunavut. Mise gracieusement en ligne par l'Université du Québec à Chicoutimi, elle n'était pas sans échos profonds avec ma petite expérience mentale. Cet espace que j'avais dû débarrasser de ses attributs civilisationnels se rencontrait heureusement encore presque vierge dans les étendues arctiques. Là, nous sommes proches de l'origine, même si cet héritage est menacé lui aussi par la vie moderne et la culture occidentale, et c'est là d'ailleurs un des objets de l'étude de B. Saladin d'Anglure que de contribuer à sauver les traces mêmes de la civilisation inuit à travers sa toponymie religieuse.

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"Rares sont ceux, écrit Saladin d'Anglure, qui ont prêté une attention particulière aux sites sacrés et aux liens symboliques qui unissent les Inuit à leur territoire. Ces liens s'enracinent dans leur tradition orale, dans leur conception de la personne humaine et du cosmos, comme aussi dans les expériences vécues, passées et présentes. Collignon (1996) fait remarquer que les mythes d'origine sont très rarement localisés. Elle appuie sa réflexion sur la compilation des corpus de mythes recueillis par ses prédécesseurs dans la même région. Et pourtant les enquêtes toponymiques que j'ai conduites avec Louis-Jacques Dorais dans le Nunavik (Saladin d'Anglure et al. 1969), puis, par la suite, seul, à Igloolik, font apparaître une inscription territoriale indiscutable des grands mythes d'origine, même si ce lien n'est pas toujours apparent et qu'il relève plus de la cosmologie que de l'onomastique des lieux."

C'est cette inscription territoriale indiscutable qui est également à l'oeuvre dans la géographie sacrée. Le sacré est-il finalement autre chose que le scarifié ? C'est-à-dire la marque imprimée sur le lieu nu, la plus-value de sens qu'on lui attribue et qui se reflète dans le nommage, le geste toponymique.

"Pour comprendre la charge symbolique qui affecte certains noms de lieux, il faut savoir qu'en plus des commentaires explicites dont ils sont l'objet, ils sont aussi chargés de sous-entendus implicites, connus seulement par ceux qui ont reçu le savoir des aînés durant les voyages et la vie collective dans les camps saisonniers. Ce qui est nommé est souvent ce qui est utile comme repère ou qui est remarquable (ujarasujjuk ; « un gros bloc rocheux »), ou qui contient des ressources (kuugaaluk ; « grande rivière » et tasialuk ; « grand lac », sous-entendu « où l'on peut pêcher des poissons », par opposition à d'autres lacs et rivières qui ne sont pas nommés) ; ou encore le lieu où est survenu un événement insolite."

On retrouve chez les Inuit une partition du territoire où les différents espaces sont régis par des esprits maîtres, qu'on peut homologiquement faire correspondre, par exemple, à nos différents secteurs astrologiques gouvernés par certaines planètes.

"Selon les croyances des Inuit, chaque territoire est possédé par un esprit maître qui le protège des intrus et veille à son bon usage. Un territoire s'arrête là où commence un autre territoire ; il est circonscrit par la mer, dans le cas d'une île, et par le relief ; mais d'autres éléments entrent aussi dans sa délimitation, comme son utilisation par un groupe et sa désignation par un régionyme distinctif. Dans notre enquête toponymique faite avec L.-J. Dorais dans le Nunavik, nous étions arrivés à la conclusion qu'un territoire toponymique était défini par l'unicité de ses toponymes."

Tout comme le thème astral définit une personnalité en fonction de son lieu de naissance, "le lien qu'a tout individu avec son lieu de naissance fait partie de ses signes distinctifs, car c'est là que l'âme d'un défunt s'est incorporée dans l'enfant."
Le souvenir de cette incorporation est ritualisé : "L'automne, dans la région d'Igloolik, quand on construisait le premier iglou, chaque membre de la famille devait consommer un petit morceau de viande et remercier d'être né à tel ou tel lieu, en se tournant dans sa direction. On célébrait en même temps le souvenir du défunt dont on portait le nom."

Chez les Inuit, la relation s'étend même au temps atmosphérique qui avait cours le jour de la naissance. On disait de quelqu'un, "né par un jour de beau temps, qu'il avait toute sa vie la capacité de ramener le beau temps en s'exposant nu à l'air extérieur."

Il faut lire l'intégralité de cette courte étude que je ne veux pas citer davantage pour comprendre l'importance de cette réappropriation de ce que l'anthropologue appelle le patrimoine immatériel des Inuit, qui est maintenant engagée à côté de celle du patrimoine matériel. Bien évidemment, nous ne vivons pas un tel état d'urgence. Nos géonymes ne sont pas menacés comme au Canada, de substitution ou d'oubli, mais ils attendent certainement d'être révélés dans leur nature propre, dans leur fonction et leurs rapports mutuels. Témoins de cette appropriation symbolique du territoire par nos propres ancêtres.