03 avril 2005
Le facteur de coïncidences
Dans Sacrifice, le chef d'oeuvre d'Andreï Tarkovski, le facteur Otto se présente aux membres de la maisonnée réunis pour l'anniversaire du personnage principal du film, Alexandre, comme un collectionneur d'événements : événements singuliers qui défient la raison humaine. J'inclinerai volontiers à me présenter également comme un collectionneur, un collecteur de ces micro-événements qui parsèment nos existences et qu'on renvoie le plus souvent à l'anodin et à l'insignifiant, se hâtant d'en sourire pour ne pas réfléchir plus avant. Saillies du quotidien qu'on nomme coïncidences, et dont sans plus tarder je veux donner ici le plus récent exemple vécu.
Revenant samedi d'une matinée de travail dans le petit village de Montipouret, je rejoins la route de Châteauroux au-dessus de Corlay. Sur France-Culture, on ne parle que de la mort prochaine du pape Jean-Paul II. Je réalise soudain que ce flamboyant camion rouge que je suis depuis quelques kilomètres est d'origine polonaise : le blason et le sigle PL ne laissent aucun doute.
Je pioche mon appareil numérique dans mon sac et je prends une photo du camion. Je m'approche le plus près qu'il m'est possible : la plaque d'immatriculation - KAO 995P - attire le commentaire. Désigne-t-elle la mise au tapis du vieux boxeur spirituel ? Ou annonce-t-elle le chaos où risque de plonger l'Eglise avec la mort de son souverain pontife ? Pour prendre une nouvelle photo plus rapprochée, il me faudra attendre de rentrer dans Châteauroux et là encore, je crus bien devoir y renoncer car à trois reprises les feux passèrent au vert à notre arrivée, ne me laissant pas le temps d'armer mon appareil. Mieux, le camion s'engouffra dans le quartier Saint-Jean, ce qui me déviait de ma propre route. Tenace, je le suivis mais il se gara alors un peu plus loin sur le côté droit. Avait-il repéré ma traque ? S'en inquiétait-il ? Je n'osais m'arrêter moi aussi et, un peu déçu, le dépassai. Deux cents mètres plus loin, je stoppai à mon tour pour rebrousser chemin. Et voilà que le camion repart et vient s'arrêter à ma hauteur... Un homme descend, une carte routière à la main. Il m'explique qu'ils cherchent la route de Blois... Il est clair qu'ils sont perdus, mes routiers polonais. J'invite donc l'homme à me suivre, je me fais fort de les remettre dans le droit chemin... Je repars, mais je me suis sans doute mal fait comprendre car ils font demi-tour... Têtu, je les suis à nouveau et là, au feu rouge de la rue Combanaire, je prends enfin ma photo :
Je les abandonne un peu plus loin sur les boulevards.
Plus tard, à la maison, c'est la provenance du camion, indiquée au bas de la plaque - Bielsko Biala - qui m'interroge. Le nom ne me dit rien, mais s'il avait lui aussi un rapport avec le pape, il me semble que la coïncidence en serait encore rehaussée. Une première recherche sur le net est décevante : ville historique de Silésie, Bielsko Biala ne m'apporte aucun indice. C'est que j'étais encore trop ignorant de la biographie papale : les informations m'apportent l'élément manquant. Le lieu de naissance de Karol Wojtyla : Wadowice. Un nouvelle recherche m'indique que les deux villes sont fort proches :
Mieux, j'apprends de source vaticane, que le propre père de Jean-Paul II (prénommé également Karol), est né à Lipnik, près de Bielsko Biala.
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Il fait partie des cinq blogs que je consulte quotidiennement : le JLR, le Journal Littéréticulaire de Patrick Rebollar, alias Berlol : l'article du samedi 2 avril rejoignait merveilleusement, c'est le cas de le dire, ces présentes observations :
"Les coïncidences sont des étincelles, elles éclairent joyeusement ou mettent le feu. Elles font rejouer dans notre présent les morceaux de passé qu'elles entrechoquent et les relancent vers un destin merveilleusement inconnu".
23:40 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (9)
Commentaires
Avec un appareil numérique, vous n'auriez pas eu le problème "d'armer".
On se demande tout de même pourquoi ils ne vous ont pas suivi et ont fait demi-tour !
Bonne continuation.
Écrit par : Berlol | 04 avril 2005
Il est beau ce camion
Écrit par : philippe u | 04 avril 2005
Cher Berlol,
Je me suis mal exprimé. "Armer" n'est pas le bon terme. Mon appareil est bien numérique, mais il est assez périlleux de prendre une photo du cul d'un camion tout en conduisant. Essayez pour voir (non, je plaisante). Merci de votre passage ici.
Cher philippe U, oui, il est beau ce camion.
Écrit par : Robin Plackert | 04 avril 2005
Cher Monsieur, j'ai cru comprendre que vous vous présentiez comme un collectionneur de coïncidences (ce que je suis également). Sous quelle forme votre collection est-elle matérialisée ? Est-ce un texte ? Cordialement.
Écrit par : Philippe Henry | 23 avril 2005
Un texte, pas vraiment, pas encore... des notes plutôt, au fur et à mesure de la survenue de ces coïncidences. Ce que je cherche c'est plutôt, au-delà de l'accumulation, un principe d'explication, une voie de compréhension, un essai d'organisation. Avez-vous remarqué comme moi que les coïncidences ne naissent pas régulièrement, qu'elles semblent obéir à des vagues, des flux, qu'elles sont soumises à des éclipses et des retours ? Je cherche à définir une sorte de météorologie de la coïncidence...
Bien à vous.
Écrit par : Robin Plackert | 24 avril 2005
En ce qui me concerne, les coïncidences sont devenues quotidiennes. Mon texte fait aujourd'hui plus de 700 pages. Il y a des éléments répétitifs et j'ai donc élaboré un index qui fait presque 200 pages. Je n'ai pas besoin de proposer d'interprétation. Je pense que le message apparaît de lui-même à partir des faits bruts, dès qu'il y en a suffisamment. Je fais très attention aux plaques d'immatriculation et ma collection est certainement unique sur ce thème. Il y a beaucoup de livres sur les coïncidences, mais je ne crois pas que la collection d'une personne en particulier ait déjà été publiée.
Écrit par : Philippe Henry | 24 avril 2005
Grace à Ornithorynque, décidément bon prescripteur, je tombe aussi sur votre site qui, comme lui, me fascine, même s'il est assez éloigné du sujet du mien.
Mais il est évident que les coïncidences ne s'arrêtent pas à une frontière. On les retrouve partout où des hommes peuvent les noter. J'en ai vécu quelques-unes dans ma partie. Philippe évoque les plaques minéralogique comme support ; en sport auto il y les numéros de châssis ou de course, les rencontres faites ici ou là, et les implications qui en découlent.
Les accidents, aussi hélas, inspirent beaucoup ces dames coïncidences.
Écrit par : Mémoire des stands | 24 avril 2005
Je suis très intéressé par ce que dit Mémoire des stands. Les supports de coïncidences qu'il indique sont très originaux. Si vous avez des exemples, je suis preneur. Par ailleurs, j'ai une autre question à poser Robin. Le personnage du facteur Otto dont vous parlez est-il l'équivalent d'un Charles Fort ? Andreï Tarkovski est-il lui-même intéressé par les faits insolites ? Cet aspect est-il présent dans ses films ? Roland Lacourbe, auteur de l'anthologie "Vingt pas dans l'insolite", y a déclaré que "Magnolia" était, à sa connaissance, le seul film fortéen de l'histoire du cinéma. Vous allez peut-être pouvoir me dire si ce n'est pas vrai.
Écrit par : Philippe Henry | 25 avril 2005
Désolé, Philippe, je ne connais ni Charles Fort, ni le film Magnolia. Enfin, maintenant un peu, après recherche sur le web suite à votre commentaire. Plutôt que de vous répondre sur Tarkovski, je vous invite à voir Sacrifice ou Stalker ou n'importe quel autre de ses films : sa vision va bien au-delà d'une simple curiosité pour le paranormal. Les faits insolites ne sont que l'écume d'un phénomène autrement profond.
Bien à vous.
Écrit par : Robin Plackert | 26 avril 2005
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