08 janvier 2006
Echappée : Picasso
Je lis en ce moment Une leçon d'abîme, neuf approches de Picasso, un livre de Jean Clair qui montre comment, dans l'expérience du peintre, la découverte, avant la première guerre mondiale, des objets magiques et rituels de l'Océanie, mais aussi de la sculpture ibérique, de la statuaire romane des églises du nord de la Catalogne, et plus largement du vieux fonds celte de l'Espagne, l'ouvrent "à ce que Rudolf Otto, en 1917, dans son livre sur Le Sacré, appellera le "numineux". Expérience que Clair désigne comme initiatique, et non pas esthétique.
Je traitais de la symétrie dans la dernière note, or j'en trouve mention dans l'essai Eros et Nomos, ce jour même. Je me permets de citer ici un extrait significatif :
"La symétrie est le fait de la nature, jouer de la symétrie est un fait de l'art. Déjouer la symétrie, tromper l'effet de symétrie, rompre la symétrie, renverser ses équilibres, étonner le regard en déplaçant les accents ou en renversant les équilibres est un artifice. Tout comme on accordera au borgne, au boiteux, au bossu des pouvoirs surhumains, on regardera la licorne ou le narval comme des prodiges de la nature. Le peintre, sans doute, oeuvre du côté de cette contre-nature qui engendre des monstres.
Or Priape et Baûbo, on le sait, sont des divinités contrefaites. Kakomorphos, difforme, amorphos, vilain, sans forme, aiskhros, d'une laideur honteuse, est décrit Priape, le fils d'Aphrodite, la déesse à la beauté démesurée, kalos amétrèton. Choïros, petit cochon, pourceau, c'est le nom qu'on donne à la vulve chez les Anciens. Les modernes l'appellent "le barbu". Elle fait partie de ces choses honteuses et risibles "comme le poil, la boue, la crasse" dont parle Platon dans le Parménide. Masculin ou féminin, phallus ou vulve, le sexe, sans forme fixe, sans volume déterminé, sans proprotions repérables, trop petit ou trop gros, toujours disproportionné, échappe à la mesure. Il échappe donc au domaine de l'art. Il relève de ces turpia visa, qui font rougir de honte. Et qui suscitent le désir.
Picasso joue le désir, demesuré, amorphos, kakomorphos, contre l'art et sa mesure.
Car si la symétrie, étymologiquement, est la juste proportion, eu metron, ou la juste mesure, convenons que tout l'effort de Picasso a été d'éviter la symétrie. A cette loi de la nature, il oppose la fantaisie de l'art ; à la règle de l'évolution biologique, les dérèglements du désir. Le corps se découpe et se tord, ne se reconnaît plus, étonne et surprend comme au premier jour où, adolescent, on a vu un corps nu. Et c'est ce premier choc de la nudité que le tableau doit nous procurer : voici la loi de l'art des hommes, qui n'est pas celle de la création des dieux."
Jean Clair (Une leçon d'abîme, Gallimard, 2005, p. 119-120)
23:05 Publié dans Echappées | Lien permanent | Commentaires (0)
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