02 mai 2006
L'Aiguille creuse
« Aussitôt Isidore regarda les timbres de la poste. Ils portaient Cuzion (Indre). L'Indre ! Ce département qu'il s'acharnait à fouiller depuis des semaines !
Il consulta un petit guide de poche qui ne le quittait pas. Cuzion, canton d'Eguzon... Là aussi il avait passé.
Par prudence, il rejeta sa personnalité d'Anglais, qui commençait à être connue dans le pays, se déguisa en ouvrier, et fila sur Cuzion, village peu important, où il lui fut facile de découvrir l'expéditeur de la lettre. »
Maurice Leblanc (L'Aiguille creuse, Le Livre de Poche, p. 146)
Descendue en dessous de cent habitants, la commune de Chantôme fut rattachée à celle d'Eguzon en 1975. Le titulaire de son église est saint Antoine, mais le grand saint qui fut toujours vénéré ici n'est autre que saint Sylvain, auquel une fontaine proche est dédiée. Un pélerinage a lieu le dimanche précédant l'Ascension, qui voit « venir les enfants atteints de « convulsions », parfois des adolescents ou des enfants atteints du « mal de saint Sylvain ». (...) Autrefois, une procession était organisée à travers le village ; le brancard employé à porter la statue est encore dans l'église. » (Jean-Louis Desplaces, op.cit. p. 147.) Cette fête n'avait pas été du goût de Mgr de La Rochefoucauld, qui faisait en 1734 l'inventaire des pratiques religieuses de la province. Il avait certainement deviné l'essence peu chrétienne de cette coutume qu'il condamnait dans les termes suivants : « Sur ce qui nous a été encore représenté que depuis quelques années, les habitants de ladite paroisse se sont avisés de chômer la fête de saint Sylvain qui n'est point patron de leur église, nous avons défendu au sieur curé d'en faire office même de dire la messe ledit jour en ladite église. » Jean-Louis Desplaces note plaisamment qu'il aura fallu attendre deux siècles pour que satisfaction soit donnée au prélat, sans que pour autant le bon saint Antoine y ait regagné quelque respect...
En juin 1948, on note encore dans le bulletin paroissial que l'église est trop petite pour contenir l'assistance venue des communes environnantes : Saint Sébastien, Crozant, Lafat, Parnac, Saint Benoît-du-Sault. C'est la présence de Saint Sébastien qui doit nous retenir ici. Bien avant saint Roch, il a été invoqué contre la peste, conséquence d'un miracle qui se serait produit à Pavie au Ve siècle. La ville était alors ravagée par une violente épidémie de peste, qui aurait cessé dès qu'on eut érigé un autel à la gloire du saint dans l'église de Saint-Pierre-aux-Liens. Or Saint Sébastien, Crozant et Eguzon forment un quasi triangle équilatéral.
Le chiffre trois revient sans cesse dans la dévotion à saint Sylvain. Après le pélerinage pour la guérison d'un malade, il convenait de revenir trois années de suite en « actions de grâce ». Mieux, lorsqu'un enfant était malade, précise J.L. Desplaces, « une femme du pays en état de veuvage ainsi que l'exige la tradition, posait dans un baquet d'eau trois vêtements appartenant à l'enfant. L'un était censé représenter le patronage de Saint-Sylvain de Chantôme, le second celui de Saint-Luc à Bonnu et le troisième vêtement, le patronage de Saint-Marin, près d'Argenton. Le premier linge qui s'enfonçait indiquait le lieu du culte où il convenait de se rendre afin de prononcer les prières et d'effectuer les rites propres à assurer la guérison. On disait alors « on lève le saint », « l'enfant tient du saint de Chantôme, de Bonnu ou de Saint-Marin ». »
Trois saints associés à trois fontaines : on comprend l'acharnement de Mgr de La Rochefoucauld qui le jeudi 7 octobre 1734, demande, comme à Chantôme, la suppression du pélerinage à saint Luc de Bonnu. Sans plus de succès, d'ailleurs.
La chapelle de Bonnu, dépendant de la paroisse de Cuzion, avait été édifiée en 1634 par Françoise de Poyenne, veuve de Messire Jean Aujusson, à la suite d'un voeu qu'elle fit au moment de la contagion de 1632 qui vit trépasser 76 habitants de Bonnu. Aucun document, note J.L. Desplaces ne nous apprend si le culte de saint Luc était plus ancien ni ne fait mention de la fontaine. Remarquons aussi que la Dame de Poyenne fonde à la même époque une autre chapelle appelée « Hermitage » - où nous retrouvons nos deux saints traditionnellement associés contre la peste - « située dans la garenne des céans, où quatre messes seront célébrées par an : Notre Dame des Miracles, sainte Anne, saint Roch, saint Sébastien. »
La chapelle de Saint-Marin est, elle, plus éloignée de Chantôme et de Bonnu, étant située en aval d'Argenton, mais toujours près de la Creuse. Cette Creuse dont la profondeur mythologique - rappelons-nous du rocher des Fileuses dominant ses méandres - ne cesse de nous interloquer.
Elucubrons un peu : Maurice Leblanc, en écrivant son énigme lupinesque, n'exprimerait-il pas, à travers son titre même, le chiasme que nous avons mis à jour entre Aigurande-Eguzon et Crozant-Crozon ? En effet, cette aiguille se faufile dans le premier élément des premiers cités (quand bien même l'étymologie, qui se rapporte à l'eau, est tout à fait différente), tandis que le terme « creuse » se lit, on en conviendra, sans effort dans les seconds.
01:05 Publié dans Taureau | Lien permanent | Commentaires (7)
Commentaires
Bonsoir Robin
Savez-vous que M. Leblanc parle également de Crozon ? Bien sûr, rien n'indique qu'il s'agit du Crozon de l'Indre plutôt que du Crozon breton !
C'est dans "Arsène Lupin contre Herlock Sholmès" que Leblanc mentionne la Comtesse de Crozon, possédant un Diamant bleu et qui bien sûr se le fait voler par Lupin. Jacques Derouard, dans son "Dictionaire d'Arsène Lupin" pense que Leblanc s'est inspiré d'un fait divers réel : le vol d'un diamant bleu appartenant à la Comtesse de Trobriand (c'est réellement son nom, il ne s'agit pas d'un pseudonyme !) qui habitait le Castel Hoël, à Plounéour-Trez, dans le Finistère, ce qui semble accréditer l'hypothèse bretonne...
Toujours concernant Crozon, il est étonnant de constater que Crozant (Creuse) et Crozon (Finistère) sont liè par un Rocamadour : Rocamadour, en Quercy, est en effet strictement sur le méridien de Crozant et, en presqu'île de Crozon, à Camaret, une chapelle de Roch'Amadour (dont l'éthymologie n'a rien à voir avec le Saint...) se détache sur la mer au bout d'un mince cordon de terre. Pour le Crozon de l'Indre, existe-t-il une semblable corrélation?
Écrit par : Marc Lebeau | 02 mai 2006
En cliquant sur st Marin je suis allée voir un peu plus loin le lien dans "aujourd'hui", l'auteur fait allusion à la sorcellerie , or cela fait longtemps que trotte dans ma tête un livre rencontré mais jamais lu, ni même feuilleté de Jeanne Favret-Saada (je crois) traitant de mémoire de ce sujet .
Vous ne faites guère mention de cette face des choses, pourriez-vous en parler ? vous faites souvent mention des fontaines et de leurs vertus ...
Il semble que là nous serions dans un autre "temps" ? loin des mythes grecs, des saints chrétiens ... je ne puis citer d'autres références .
Écrit par : colette | 02 mai 2006
> Marc : Merci pour ces informations nouvelles (je découvre seulement l'oeuvre de Leblanc, et si ce livre ne s'était pas comme imposé à moi au petit salon du Livre de Mers sur Indre, sur un stand de brocante, je n'en aurais ceratinement pas parlé).
La coïncidence des Rocamadour n'est sans doute pas fortuite. Une petite recherche sur saint Amadour m'apprend que selon la légende Amadour serait le Zachée de la Bible. Voir per exemple ce site
http://collections.ic.gc.ca/quebec/monuments/rocamadour/historique.html
Or, j'ai montré que saint Sylvain était aussi assimilé à Zachée :
http://fragmentsdegeographiesacree.hautetfort.com/archive/2006/04/01/le-feu-de-saint-silvain.html
Tout ceci renforce la cohérence du système, en le reliant à l'un des sanctuaires les plus célèbres de notre pays.
> Colette
J'ai lu, il y a plus de vingt ans, le livre de Jeanne Favret-Saada, qui reste dans mon souvenir un ouvrage fort intéressant. L'auteur y étudie la sorcellerie en Mayenne, un pays de bocage qui n'est pas sans similitudes avec notre Berry.
Je ne parle pas, quant à moi, de sorcellerie, car je trouve que le sujet est très surfait et qu'il véhicule beaucoup de clichés consternants sur notre terroir. A vrai dire, je ne connais aucun sorcier ou sorcière et je puis vous affirmer que ce n'est pas là le principal objet de conversation des Berrichons. En revanche, il existe bel et bien des pratiques toujours actuelles de médecine populaire (rebouteux, panseurs...), largement diffusées dans toutes les couches de la société. Mais il y a peu de lien, à ce qu'il me semble, avec les pélerinages et les cultes aux fontaines. Cette médecine a pris des distances avec son environnement sacral, et se rencontre aussi bien en contexte urbain. Les études sérieuses sur ces phénomènes ne courent pas les "bouchures". A mon sens, elles restent à faire...
Écrit par : Robin | 02 mai 2006
Merci Robin :
Je pensais aux fontaines parce que pour moi, elles renvoient à des croyances dites populaires, qu'en fait je ne sais à quoi originer (d'où le lien de ma part entre croyances/superstitions/magie noire . Lien sans doute hâtif)
Pourtant, les lieux saints sont souvent liés à l'eau : je pense entre autre à Lourdes, mais aussi à Noirétable dans la Loire et d'autres lieux sans aucun doute inconnus de moi .
Vos commentaires se ferment à partir d'un certain temps => je n'ai pu écrire dans la note X de St Roch : méprise de ma part ; je vais à Toulouse bientôt ; vous parliez d'une ville basque .
Lutz a-t-il un lien avec Lug ? Je pense bien sûr à Lugdunum .
De quelle lumière parle Doumayrou au fond ?
Écrit par : colette | 03 mai 2006
Bonsoir Colette,
Doumayrou cite cette belle définition de René Alleau, extraite de son étude De la nature des symboles, parue en 1958 et rééditée en poche très récemment (je l'ai lue dans le train vers Barcelone) :
"Venu de l'inconnu et du mystère, un lien a été établi depuis l'origine des temps entre ce qui ne signifie rien pour nous et ce qui peut signifier quelque chose, entre le néant et l'étant : cette chaîne lumineuse au sein des ténèbres, c'est le SYMBOLE, en partie concevable, en partie inconcevable... Parmi ces lueurs aurorales ou crépusculaires, apparaissent des objets à la seconde puissance, une création qui a été recréée par l'âme et sur laquelle, sans cesse, peut tomber la foudre."
Écrit par : Robin | 04 mai 2006
Bonjour Robin,
La citation est vraiment sujette à réaction .
Ce que M.Alleau nomme symbole je le remplacerai par sens
et cela revient à la question de l'origine du sens/symbole qui est mystère . ça me rappelle des interrogations sur l'Idéal, d'où vient-ce ? les raides du penser disent que c'est illusion . A ces raides on oppose les "planeurs" qui n'accouchent que de délires -> zut d'où vient cette Idée ?
Le symbole, le mythe ... et j'ai envie d'ajouter là/maintenant la foi, sont-ils des protections/fabrications contre l'angoisse, l'absurde ou sont-ils de la bribe d'une autre réalité ouïe/dite/parlée ... et transmise/perçue/redite/ressassée/intégrée .
Je lis une biographie passionnante de St François d'Assise , cet être surpasse toutes les approximations que l'Ecstasie/bluff mensonge .
Il a bien existé cet être et s'il était là auj. sans doute l'aurait-on camisolé .
Pour revenir sur la citation : l'auteur est trop imprécis/vague/timoré limite lorsqu'il évoque la foudre ... il n'ose sans doute pas au risque de faire désordre évoquer une transcendance. Bien s^r, il ne s'agit que d'un extrait de livre .
-)) Je suis un peu chafoine en ce moment ...
Merci pour cette citation.
Écrit par : colette | 05 mai 2006
Je ne sais trop que vous répondre, Colette, votre commentaire appelle des développements qui demanderaient une note à eux seuls. Vous abordez là des questions fondamentales que je me réserve de traiter ultérieurement, dans une prochaine phase de cette étude.
Je vous engage pour l'instant à lire dans son intégralité le petit ouvrage de René Alleau, car, comme vous l'indiquez, on ne saurait appréhender la pensée d'un auteur au vu d'un seul extrait.
Bien à vous,
Écrit par : Robin | 06 mai 2006
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