17 janvier 2007
Denis Gaulois (14) : Giraldus fecit istas portas
Revenons à nos bêtes féroces. La mention par Anne Lombard-Jourdan du tympan de Saint-Ursin de Bourges prend place dans la chapitre III de son livre Aux origines de Carnaval (Odile Jacob, juin 2005), chapitre intitulé Carnaval - Un moment païen au coeur du calendrier chrétien. Pour elle, ce terme de "Carnaval" "désignait primitivement le moment où les cerfs perdent leurs bois. La racine carn ne se rapporterait pas à caro, carnis, la chair, mais à cern, corn, carn (latin cornu), qui nomme la "corne" des animaux et, en particulier, "les bois du cerf". Et donc Carnaval signerait le temps où la corne va à val ou avale, autrement dit tombe : "L'adverbe "aval" et le verbe "avaler", précise-t-elle, étaient très employés au Moyen Age. Dès la Chanson de Roland, on trouve "aval" opposé à "amont". Avaler a vieilli dans le sens de "descendre" et, depuis le XVIIe siècle, on l'emploie surtout pour "faire descendre dans le gosier, déglutir". Mais Rabelais joue encore au XVIe siècle sur le double sens du mot : descendre et déglutir. Dans les Propos des bien yvres, un des buveurs s'exclame : "Si je montois aussi bien comme j'avalle, je feusse pieça hault en l'aer." Le même auteur emploie aussi la forme pronominale "s'avaler" dans le sens de " se laisser glisser en bas"." (op. cit. p. 241)
Or, cette chute des bois du cerf, placée en février sous nos latitudes, comme on peut par exemple le vérifier sur Le Grant Kalendrier et compost des Bergiers, (1491), a peut-être marqué le début de l'année dans bon nombre de sociétés païennes. Anne Lombard-Jourdan en donne quelques indices (entre autres le calendrier celtique de Coligny, la création du mois de Hornung pour février par Charlemagne, la fête du lundi du cerf (Hirschmontag) en Alsace, en Lorraine et dans le Sundgau) avant d'attirer l'attention sur le tympan de l'ancien portail de l'église de Saint-Ursin de Bourges : "Ce petit chef d'oeuvre de l'art roman offre une composition et une iconographie exceptionnelles, dont l'inspiration entièrement profane a pourtant dû être approuvée par le clergé du lieu. Chose très rare au Moyen Age, le nom du sculpteur est gravé au-dessous : GIRALDUS FECIT ISTAS PORTAS. Ce tympan comprend trois registres. Au premier sont figurés les douze mois et -voilà ce qui nous intéresse - c'est février qui commence la série. La scène représentée, un homme qui se chauffe à un feu, évoque le froid de l'hiver, qu'il commence ou s'achève. Elle a été fréquemment utilisée aux portails d'autres églises pour symboliser janvier ou février et, plus rarement, décembre. Mais au tympan de Saint-Ursin, les lettres FEB gravées au-dessous, les premières de FEBRUARIUS, écartent toute équivoque.
Au second registre se déroule, sur toute la longueur, une chasse au cerf et au sanglier remarquablement animée.*
Au troisième, sont figurées des fables : celle de la cigogne qui retire un os de la gorge du loup et celle des funérailles de Renard, lequel ressuscite et se jette sur les coqs qui le portent en terre. Ici, aucun rappel de l'Ancien ou du Nouveau Testament, aucune religieuse leçon, mais la seule évocation de ce qui faisait la vie de chaque jour et le bagage culturel de chacun. Comment expliquer une telle icinographie, par ailleurs exceptionnellement signée et donc revendiquée par l'artiste GIRALDUS ? Dans ce pays de Berry, mal irrigué par les courants novateurs et singulièrement attaché à ses traditions les plus lointaines -nous le verrons encore avec Gargantua et Mélusine -, elle traduit une inspiration profonde que les spectateurs du moment étaient parfaitement capables d'interpréter." (Op. cit. p.85. C'est moi qui souligne).
Cette spécificité du Berry, comme province "conservatoire" des traditions, revient plusieurs fois dans l'ouvrage et renforce bien évidemment notre conviction qu'ici, plus qu'ailleurs, s'est maintenue dans ses formes et ses mythes la géographie sacrée qui devait autrefois mailler tout le territoire.
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* En note, l'historienne précise que cette scène de chasse peut avoir été inspirée par celles sculptées sur les sarcophages de l' Antiquité tardive, mais qu'elle n'en est pas la copie : " Le veneur qui chevauche en tête et sonne du cor est bien médiéval : il monte avec étriers et les jambes tendues en avant, comme les chevaliers si souvent représentés sur les miniatures des XIIe et XIIIe siècles."
Sarcophage de saint Ludre (dessin de Meyer)
23:05 Publié dans Capricorne | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Encore le facteur de coïncidence !
Alors que je découvrais cette note, je consultais également un site sur le Saint Sang de Fécamp et le Saint Voult de Lucques. Il y est fait mention d'un texte d'un jongleur sur ces deux sites : on y lit :
" Devant le Vous commencha a chanter,
Li sains Espirs commenche à AVALER
Qui le Vous fait parler et remuer"...
Cf. http://www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/tabularia/gouttebroze.html
Écrit par : Marc Lebeau | 22 janvier 2007
Je trouve hier matin chez un bouquiniste le livre de Roger Mazelier:"Gérard de Nerval et l'humour divin"(Editions Les Trois R, 1995).
A la page 91, dans une première version d'Aurélia, Gérard écrivait:"Tout me favorisait désormais; je sortis dans la journée et j'allai revoir mon père. Puis je me dirigeai vers le ministère de l'intérieur où j'avais à voir plusieurs amis. J'entrai chez le directeur des Beaux-Arts et je m'y arrêtai longtemps à contempler une carte de France: "Où pensez-vous, me dit-il, que doive être la capitale? car Paris est situé trop au Nord."
Mon doigt s'arrêta sur Bourges. Il me dit: "Vous avez raison."
Écrit par : Marc Briand | 25 janvier 2007
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