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03 juin 2007

Mayeul à la Bouteille

Là fit Bacbuc, la noble, Panurge baisser et baisser la marge de la fontaine, puis le fit lever, et autour danser trois ithymbons. Cela fait, lui commanda s'asseoir entre deux selles, le cul à terre, là préparées. Puis déploya son livre rituel, et, lui soufflant en l'oreille gauche, le fit chanter une Epilénie, comme s'ensuit :
                  O Bouteille
            Pleine toute
            De mystères,
            D'une oreille
            Je t'écoute :
            Ne diffère,
            Et le mot profère
            Auquel pend mon cœur.
            En la tant divine liqueur,
            Qui est dedans tes flancs reclose,
            Bacchus, qui fut d'Inde vainqueur,
            Tient toute vérité enclose.

Rabelais 1483 - 1553 : Le cinquième livre 1564 ; Chapitre XLIV

 

Résumons : l'étymologie de Souvigny et le récit de la mort de saint Odilon rattachent clairement ce dernier  à saint Sylvestre et à la nuit qu'il désigne, que  Philippe Walter  rapproche à son tour de la figure archétypale de l'Homme sauvage. C'est en revenant au livre pour établir la citation exacte que je me suis aperçu (ma première lecture ne m'en ayant laissé aucun souvenir) que cet Odilon clunisien était évoqué dans ce même chapitre consacré à la période de Noël. Ce très bel exemple de sérendipité m'a donc conduit à l'évêque Adalbéron de Laon, personnage sulfureux qui combattit autant que faire se peut l'influence monastique grandissante. Avec le Chant en l'honneur du roi Robert, 432 vers latins en hexamètres dactyliques, daté du premier tiers du XIème siècle, il livre un sombre portrait de l'évolution du royaume et brosse une satire virulente des moeurs clunisiennes, en dehors de tout réalisme, mais intéressant justement en cela qu'il recueille des données d'ordre carnavalesque puisées au fonds primitif des croyances du paganisme.

Dans le poème, l'évêque raconte avoir dépêché à Cluny l'un de ses moines les plus loyaux. Or, celui-ci en revient corrompu et méconnaissable jusque dans son apparence :

"Ses vêtements sont en complet désordre ; déjà il a dépouillé ses habits d’autrefois. Il porte un grand bonnet fait de la peau d’une ourse de Libye ; sa robe traînante est relevée maintenant jusqu’à mi-jambe ; elle est fendue par devant et ne le couvre plus non plus par le derrière. Il a sanglé autour de ses reins un baudrier brodé, serré le plus possible ; l’on voit pendre à sa ceinture quantité d’objets de la nature la plus diverse, un arc avec son carquois, un marteau et des tenailles, une épée, une pierre à feu, le fer pour la frapper, la branche de chêne à enflammer. Un pantalon, allongé jusqu’au bas de ses jambes, se colle à leur surface."

 Cette description assimile le moine (lequel se présente maintenant comme un soldat aux ordres d'Odilon, "roi de Cluny") à un homme ensauvagé (ce bonnet en peau d'ourse de Libye est tout à fait symptomatique). Il transmet à l'évêque (qui se met lui-même en scène dans cette histoire) un message alarmant de son nouveau maître :


« Les Sarrasins, cette race aux mœurs les plus sauvages, ont envahi, le fer à la main, le royaume de France ; ils l’occupent tout entier, et rongent tout ce que nourrit le sol de la Gaule. Partout un sang vermeil humecte et rougit cette terre, et gonfle les torrents que fait déborder l’excès du carnage. Les reliques des saints, objets des soins de l’Eglise, ornements consacrés de ses sanctuaires, volent dispersées à travers les airs, pour aller désormais tenir compagnie aux oiseaux et aux lions. C’est maintenant le diocèse de Tours que les barbares dévastent et dépeuplent. Saint Martin tout en larmes invoque à grands cris le secours d’un défenseur ; Odilon, qui est accablé des mêmes épreuves, partage ce désespoir. Il est allé à Rome demander du secours pour ses moines."


 "Nous sommes au XIe siècle, note Ph. Walter, et l'apparition de Sarrasins en Gaule, surtout en Touraine à l'intérieur du royaume, ne repose sur aucun fondement historique. Comme l'ont fait remarquer les commentateurs modernes du texte, les invasions sarrasines sont terminées depuis longtemps et le terme de Saraceni, utilisé par Adalbéron, désigne, probablement par métaphore, une autre catégorie de personnes. Laquelle ?"

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Orfèvrerie mérovingienne attribuée à saint Éloi

Fragment de la croix de Saint-Denis

Or et verres colorés, premier tiers du VIIe siècle

BnF, Monnaies, médailles et antiques, Inv. 56-324
 


Il s'agit, je pense,  pour Adalbéron, de ternir la réputation des moines en les montrant en grande difficulté et tout bonnement ridicules devant l'armée païenne. Ne serait-ce pas parce qu'ils s'implantent sur les hauts-lieux même du paganisme, en réadaptent les rituels et renomment les figures tutélaires,  que les clunisiens déclenchent l'ire du vieux prélat ? Cette voie de l'assimilation qui aboutira à la mythologie christianisée que décrit Philippe Walter s'oppose radicalement à la visée plus orthodoxe, basée sur la Bible, que défend Adalbéron. Mais reprenons le fil de l'analyse menée par le chercheur :


" Pour résoudre cette énigme des Sarrasins, il faut être attentif à la date de la bataille : "Tout cela, sache-le bien, s’est passé au premier jour de décembre, mais nous tenterons de nouveau le combat aux calendes de mars." Les calendes de décembre et de mars permettent  de mieux comprendre le curieux accoutrement des moines ainsi que cette bataille qui a toutes les apparences d'un défoulement carnavalesque. Il faut donc à présent se concentrer sur la valeur capitale de ces dates." Ph. Walter rappelle alors que  le 1er décembre est la fête de saint Eloi, saint orfèvre et forgeron, spécialiste du travail des métaux.


"Or, le costume de nos moines comporte une série d'ustensiles familiers aux forgerons : un marteau et des tenailles, une pierre à feu, le fer pour la frapper et la branche de chêne à enflammer. Un commentateur d'Adalbéron notait que ces instruments étaient ceux du maréchal-ferrant. On ne peut négliger le fait que saint Eloi, fêté le 1er décembre, protège justement  les chevaux parce qu'il possédait un cheval assez particulier et que sa légende lui attribuait l'exploit de rajeunir par le feu du four.(...)"


Il poursuit en signalant qu'il "existe en France de très nombreux toponymes qui proviennent d'un ancien Equaranda. Sous ce nom, il faudrait reconnaître une divinité chevaline, sans doute comparable à Epona et que le culte à saint Eloi a probablement christianisé. Georges Dumézil a montré que le cheval était, au même titre que d'autres animaux comme l'ours, le loup, etc., parfaitement intégré aux rituels des Douze Jours, la période qui sépare Noël de l'Epiphanie et qui voit donc le changement d'année, aux calendes de janvier."


On peut discuter l'étymologie d'Equaranda : si l'on s'accorde facilement sur l'idée de limite, de frontière indiquée par le second élément -randa, les spécialistes ne sont pas unanimes sur le premier élément, certains le rattachant à  la racine equus- (juste, équitable), d'autres à la racine  aqua- (l'eau). La piste proposée par Ph. Walter serait en somme une troisième interprétation possible. Sans trancher aucunement, on peut tout de même signaler que la commune d'Ygrande est très proche de Souvigny. D'ailleurs les deux lieux sont cités ensemble dans une étude récente sur le Berry Antique :
"Quant à celle [la commune] d'Ygrande, elle est séparée  de la limite ecclésiastique par la commune de Saint-Aubin-le-Monial. Cependant sa proximité de la frontière est confirmée cette fois-ci par le témoignage de La vie de saint Maiolus [rédigée, je le rappelle, par Odilon lui-même], abbé de Cluny qui indique que Silviniacum-Souvigny est une villa arverne à la frontière avec les Bituriges. Or Souvigny fait partie avec d'autres communes de cette avancée arverne à l'intérieur du territoire biturige." (Le Berry Antique, Atlas 2000, Supplément n°21 à la Revue Archéologique du Centre de le France, coll., p. 22).

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Carte Lexilogos


En traçant l'alignement Souvigny-Ygrande, et le prolongeant vers le nord-ouest, je découvre à l'instant même où j'écris ces lignes, qu'il rejoint la chapelle  Saint-Mayeul, qu'un site décrit ainsi : "Cette ancienne chapelle très agréablement située en raison de sa proximité avec la forêt de Tronçais, dépendait avant la Révolution de Souvigny. Bien que dédiée à Sainte Madeleine, c'est pourtant Saint Mayeul, abbé de Cluny, qui y est honoré chaque année, lors d'un pèlerinage commémorant son passage en 964, peu avant sa mort : : la légende rapporte qu'il y fit jaillir une fontaine miraculeuse."


Cette chapelle est ce qui reste de l'ancien prieuré de la Bouteille que visita Mayeul selon la légende.


Une Bouteille qui ne nous rappelle peut-être pas sans malice le point de départ de nos investigations : la soif vertigineuse de l'enfançon Gargantua, la verve rabelaisienne  emmenant son lecteur jusqu'à l'oracle de la Dive Bouteille...

01:20 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (0)

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