15 août 2009
La grande fractale marine
Le deuxième livre commencé après celui de Sebald est Zone, le dernier roman de Mathias Enard (Actes Sud, 2008), fresque puissante en vingt-quatre chants, sorte de moderne Iliade, traversé par toute la violence du XXème siècle. Histoire d'un homme qui, dans le train de nuit l'emmenant de Milan à Rome, se remémore parmi les soubresauts d'une considérable gueule de bois les épisodes souvent douloureux d'une existence rongée par la guerre et les remords. J'ai été frappé d'y retrouver une interrogation proche de celle de Sebald, question vibrante posée à soi-même et qui ne peut recevoir de réponse :
"(...) pourquoi cet intérêt pour le vieil Hollandais, pour les "étrangers" raflés en Egypte en 1956 et 1967, pour la prison de Qanâter, peut-être était-ce l'effet de Jérusalem, une volonté de pénitence ou de chemin de croix, sait-on toujours ce que les dieux nous réservent ce que nous nous réservons à nous-mêmes, le projet que nous formulons, de Jérusalem à Rome, d'une ville éternelle à l'autre, l'apôtre qui renia par trois fois son ami dans l'aube blafarde d'une nuit d'orage m'a peut-être guidé la main, qui sait, il y a tant de coïncidences, de chemins qui se recroisent dans la grande fractale marine où je patauge sans le savoir depuis des lustres, depuis mes ancêtres mes aïeux mes parents moi mes morts et ma culpabilité (...)" (pp. 76-77)
Particularité stylistique de ce roman : il ne comporte pas de point, quelques virgules et tirets, mais pas de point. C'est une immense et vertigineuse coulée verbale, une lave dévalant le flanc d'un volcan en éruption, charriant les gaz, les fumées et les débris d'un monde convulsif. Ne surtout pas en déduire que la lecture en est entravée et difficultueuse, bien sûr on est loin du petit roman calibré, égo ou gallocentré, empli de personnages falots et sympas, qui pousse comme chiendent sur les étals des libraires, mais on n'y trouvera pas non plus d'hermétisme et de didactisme pesant. Il suffit en fait de s'abandonner à son mouvement tectonique, à sa houle profonde, pour être porté à son tour vers une ample méditation où s'entremêlent l'horreur et la beauté.
11:01 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mathais énard, zone, sebald
Les commentaires sont fermés.