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14 février 2010

Les Belles Heures de Bruno Dewaele

A l'âge de dix-huit ans, quelques rencontres, de nature littéraire, mais aussi, et plus profondément sans doute, de personnes bien vivantes, m'ont ouvert les portes de l'ésotérisme. Le monde de l'astrologie, des guérisseuses, du chamanisme s'offrait à moi : je m'y avançais avec circonspection, mais néanmoins fermement, bien décidé à tirer au clair bien des mystères que j'eusse considérés naguère comme des balivernes. J'auscultais régulièrement le rayon ésotérisme de la librairie Arcanes (au joli nom prédestiné), rue Grande à Châteauroux, à la recherche de quelque perle qui me conduirait vers la Révélation définitive. Or, aujourd'hui, si je suis toujours fidèle à ce temple de l'imprimé, je ne jette souvent plus qu'un vague coup d'oeil à ce même rayon qui enflammait mon imagination. C'est que je suis revenu à la littérature, vers les auteurs qui ne vous promettent pas de lever le voile sur une dimension supérieure de la réalité et qui bien au contraire ne font qu'approfondir le mystère de l'existence. Revenu à la poésie qui ouvre des passages à la dérobée sur un ailleurs qui n'est peut-être que l'autre face de notre présence ici-bas. Cela reviendrait-il à dire que mon engouement de jeunesse était pur gâchis et perte de temps ? Je ne le pense pourtant pas : cela m'aide  à comprendre certaines personnes qui empruntent à leur tour ce chemin, avec enthousiasme et naïveté la plupart du temps ; cela m'a donné le goût de chercher du sens au-delà des apparences ; cela m'a constitué un trésor de mémoire, mythes, symboles, légendes dont ma méditation d'aujourd'hui est alimentée souterrainement.

Et j'aime que des livres a priori éloignés de tout discours ésotérique se chargent d'une résonance singulière. Dernier exemple en date : le livre de Bruno Dewaele, Les Belles Heures, publié aux Editions Invenit  à l'occasion d'une exposition présentée au Musée-Hôtel Bertrand  du 14 février au 4 octobre 2009 (cela fait donc un an tout juste). Exposition qui se voulait en même temps hommage à un des grands défenseurs de la culture en Berry, Jean-François Cazala :

"Après son exposition à La Piscine de Roubaix, ce photographe nordiste de 51 ans souhaitait présenter ses photos au musée Bertrand comme s’il avait voulu les montrer au « grand Cazala ». Il lui dédicace à sa façon une centaine de clichés qu’il a réalisés dans les friches industrielles et les paysages du Nord et du Berry, l’œil sans cesse à la recherche d’une vie, d’une histoire au cœur des surfaces abandonnées. Ses photos font apparaitre d’étonnantes formes révélées par les lézardes, grains, taches, enduits, contorsions de la pierre ou du métal, ondulation des eaux...

L’architecture et la nature se font anatomie et les matières deviennent peau.

Des œuvres contemporaines qui résonnent comme des témoignages du passé et qui s’inscrivent dans la lignée de l’art qu’aimait défendre Jean-François Cazala."

dewaele-1.jpgLe livre rassemble donc les clichés de cette exposition que je regrette maintenant de ne pas avoir vue quand cela était possible (je m'explique mal cette incuriosité qui ne m'est pas naturelle d'autant plus que je me souviens bien d'avoir été intrigué par la sorte de menhir lumineux qui en faisait l'affiche). Le principe de composition mérite attention : il est construit sur le modèle du tracé régulateur de Villard de Honnecourt. Tracé qui avait déjà été utilisé par les frères de Limbourg, pour les Très Riches heures du Duc de Berry et que l'éditeur justifie ainsi : "Nous laisserons au lecteur le plaisir de comprendre le tracé de Villard ; disons simplement  qu'il établit les proportions des marges du livre, en cherchant un rapport harmonieux entre vide et plein. Par les croisements des petites et grands diagonales, et leur projection sur les bords supérieurs de la page, il dessine un rectangle d' empagement qui laisse apparaître de larges marges extérieures.

Ce tracé, comme d'autres  en vigueur à cette époque, vise à ordonner. En serrant le texte et l'image vers le centre, il protège des bords. Précaution tout autant physique que spirituelle, tant les bords du livre sont comme les bords du monde."

Cette référence à un tracé médiéval ne doit pas faire illusion : le livre n'est pas un catalogue de belles vues du patrimoine berrichon, même si, ici et là, affleurent fresques et traces d'enluminures, salles ogivales  et statues hiératiques. Place est largement faite au contemporain (l'ouvrage s'ouvre sur le chantier d'Equinoxe, la grande salle de spectacles de la ville), aux friches, à la déréliction de bâtiments autrefois fastueux, à la mélancolie de paysages hivernaux saturés d'humidité et de solitude. Dans un des petits textes-citations qui jalonnent le livre, Bergman prononce un éloge appuyé du cinéaste Andreï Tarkovski, et c'est là, on le sent bien, une des influences majeures de Bruno Dewaele. On songe, à se promener à travers ces étendues désolées de taillis et d'étangs, branches nues et brouillards, eaux serpentines et murs lépreux, à la Zone du Stalker.

 

La seule représentation de l'auteur, on la trouve à la fin du livre, avec une photographie de Philip Bernard que je me permets de reproduire ici pour les besoins de l'explication : Bruno Dewaele est pendu par un pied, une jambe repliée et les mains dans le dos. La citation de Jacques Darras placée en regard (Ils aimaient la photographie parce qu'elle photographie l'envers des choses),ne donne pas la clé de l'image : il s'agit en fait d'un décalque de la lame XII du Tarot de Marseille, le Pendu.

Dewaele-Pendu.jpg
Jean_Dodal_Tarot_trump_12.jpg

De la signification de ce choix, je ne débattrai pas ici. La dernière image du livre est le labyrinthe de Chartres. Sans plus de commentaires. L'artiste est encore en quête.

Echo troublant à ces Belles Heures, un passage d'un court roman emprunté en même temps à la médiathèque et lu le jour même où je débutai cet article, Les aimants de Jean-Marc Parisis : "Ava était sortie d'elle-même pour composer cette oeuvre-là. Un ouvrage de broderie, un livre d'heures, une stèle pour un ami disparu. Elle avait mis une main dans l'au-delà."(Je souligne).

 

20 mars 2009

Equinoxe et Saint-Savin

 

Gnomonique4.jpgQuand, vers le soir, ils remontaient, c'était la Gartempe qui semblait les quitter. Noire, plus fluide, luisante en son milieu, elle commençait son alliance avec la nuit et elle les écartait. L'âme du pays qu'ils avaient cru approcher se dispersait, devenait douteuse. Ils sentaient qu'ils abandonnaient le centre mystérieux du jour, de la saison, sans doute d'eux-mêmes. Mais ils savaient que demain, ils se retrouveraient dans la même aventure, inépuisable.

Jean Blanzat, La Gartempe, Gallimard, 1957, p.69

 

Je ne finirai pas aujourd'hui 20 mars, jour d'équinoxe. J'en caressais la perspective. Il y a en effet exactement quatre ans que l'aventure a commencé. Pour boucler cette boucle, d'équinoxe à équinoxe, j'avais même mis les bouchées doubles, bousculé largement mon rythme habituel, publiant plus souvent, et il s'en est fallu de peu, c'est vrai, pour que je sois présent à ce rendez-vous solennel. Mais il faut croire que le volontarisme en matière symbolique a ses limites. J'ai pris conscience ces derniers jours que je risquais fort de bâcler l'affaire, au moment même où, plus que jamais, il importe d'être mesuré et précis, au moment où l'analyse, approchant du terme, a besoin de ressaisir l'ensemble du parcours accompli.

Alors oui, j'ai renoncé, et quand j'ai pris cette décision, j'en fus aussitôt soulagé, je pouvais à nouveau prendre le temps des digressions, des escapades au gré des rencontres iconiques et littéraires. Et ceci ne faisait que confirmer une sorte de loi tacite qui fut à l'oeuvre tout au long de ces années d'enquête, à savoir que rien ne vient de manière forcée : les découvertes adviennent mais ne proviennent pas d'un plan de prospection délibéré.

Prenons l'exemple de Saint-Savin.

Saint-Savin, qui prend place enfin dans le réseau arachnéen de la géographie sidérale. Placée en Bélier, elle ne se rattachait jusqu'à présent à aucun des alignements repérés, elle ne suscitait aucune figure, en un mot restait étrangère à ce déploiement signifiant qui irradiait tout autour d'elle. Et pourtant je concevais mal que cette abbatiale, unique au monde par l'ampleur et la richesse de ses peintures murales de l'époque romane, ne soit pas d'une façon ou d'une autre impliquée dans le système symbolique décelé autour d'elle. Cet isolement ne me semblait pas concevable, mais j'étais bien obligé de l'assumer et d'en prendre mon parti.

800px-Saint-Savin_abbaye_(1).jpg

Abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe

Il a fallu ce travail sur la Brenne pour que l'abbatiale me soit désignée, comme par inadvertance. Une diagonale prolongée, un axe venant du nord-est. Cela est venu par surcroît, cela n'était absolument pas prémédité. Soyons sûrs maintenant que ce fragment exhumé en appelle d'autres, et qu'il faudrait étendre la riche analyse de Jérôme Baschet* sur la voûte peinte de Saint-Savin – où il développe les rapports « multiformes et dynamiques » entre le lieu sacré et son décor – à la relation de ce lieu à son environnement élargi, au « pays » qu'il polarise, aux autres lieux sacrés avec lesquels il dialogue. Cette dimension centrifuge, qui met à jour un maillage subtil et le plus souvent inaperçu de l'espace, est proprement celle de la géographie sacrée. Il n'est pas question pour l'heure de se plonger dans une telle recherche autour de Saint-Savin, mais c'est une piste d'exploration riche de promesses.

Dans le cadre de cette étude, je me bornerai donc à revenir sur l'un des sites jalonnant un des deux axes convergeant sur Saint-Savin, à savoir le monument rupestre dit du Saint-Fleuret, édifice funéraire gallo-romain unique en notre région.

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* Jérôme Baschet, L'iconographie médiévale, Folio-Histoire, Gallimard, 2008.