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03 février 2010

Saint Marcel et Dionysos

Les légendes des deux saints Marcel, le parisien et le berrichon, sont dissemblables sous bien des aspects, cependant on a vu qu'elles possèdent au moins un point commun : le miracle renouvelé des noces de Cana, avec la transformation de l'eau en vin. Un miracle dont on ne perçoit guère la nécessité au vu des événements qui suivront. Aucune relation directe, aucune causalité ne semblent pouvoir être établies. Cependant, cette récurrence interroge et me conduit à faire une hypothèse : une autre divinité se cache là-dessous, par-delà l'allure christologique relevée par Jacques le Goff.

Et c'est rien moins que le pape lui-même, Joseph Ratzinger - Benoît XVI, qui nous donne la réponse. Dans un passage de son livre Jésus de Nazareth, cité par Philippe Sollers dans Guerres secrètes : "La recherche en histoire des religions évoque volontiers, comme pendant préchrétien de l'histoire de Cana, le mythe de Dionysos, du dieu qui aurait découvert la vigne et qui passe également pour avoir transformé l'eau en vin, un événement mythique qui a été célébré de façon liturgique.(...)Comme [...] Le Seigneur a donné le pain et le vin comme les supports de la Nouvelle Alliance, il n’est certes pas interdit de penser [...] et de voir transparaître dans l’histoire de Cana le mystère du Logos et de sa liturgie cosmique, dans laquelle le mythe de Dionysos est complètement transformé tout en étant conduit à sa vérité cachée. »1

Autrement dit, l'hagiographie témoignerait d'une évangélisation consistant à se substituer à un culte dionysiaque. Marcel, vicaire du Christ, incarne cette nouvelle figure autour de laquelle se constituera la communauté chrétienne. Il emprunte néanmoins à son modèle antique quelques traits bien caractéristiques. Je m'explique : ce n'est certainement pas un hasard si Marcel, le Marcel d'Argenton, est décrit comme un adolescent de quinze ans. En effet, Dionysos, est souvent représenté en jeune garçon, c'est à cet âge que commencent ses ennuis avec Héra : "Devenu adolescent, Dionysos est, à son tour, victime d’Héra qui le frappe de mania. Sauvé par Rhéa, sa grand-mère paternelle, Dionysos entame alors un long vagabondage, ayant des difficultés à se faire accepter dans toutes les cités où il aborde. Venu d’ailleurs, il est considéré comme un dieu dangereux qui apporte, en même temps que la vigne, ivresse et désordre."

 

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Dionysos jeune couronné de lierre et de sarments de vigne, tenant un thyrse (disparu) dans la main gauche et un canthare dans la main droite. Marbre de Luni avec des traces de dorure, œuvre romaine du IIe siècle ap. J.-C. Provenance : sanctuaire du Janicule.© Marie-Lan Nguyen / Wikimedia Commons

Et souvenons-nous que le préteur de la ville qui livre Marcel au supplice se nomme Héracle, un nom bien proche de celui d'Héra. Enfin, je me suis longtemps demandé pourquoi Marcel était secondé d'Anastase. Quel sens donner à ce compagnonnage ? Or, le mot est grec et signifie tout simplement résurrection (anastasis).L'église du Saint-Sépulcre de Jérusalem est aussi la Basilique de la Résurrection (en grec : Ναός της Αναστάσεως). Que saint Anastase périsse à Saint-Marcel, sur l'axe équinoxial de Neuvy Saint-Sépulchre, est pleinement justifié symboliquement.

Dionysos lui-même est déjà un ressuscité : sa mère Sémélé étant morte foudroyée pour avoir contemplé Zeus, son divin amant, au grand jour, celui-ci extrait l'enfant du ventre maternel et le coud dans sa cuisse. Le voici donc deux fois né. Dans  une version orphique du mythe élaborée sans doute dès le VIe siècle, Dionysos enfant est démembré, bouilli et rôti par les Titans puis reconstitué et ramené à la vie. Notons encore que sa tante est Ino, qui n'est autre que Leucothéa, la déesse blanche."Or Ino-Leucothéa, écrit Corinne Bonnet, entretient avec Dionysos un rapport très étroit. Elle est la nourrice par excellence du jeune dieu et fut donc considérée, dès l'Antiquité, comme le prototype et le modèle de la Ménade frappée par la mania. Elle était logiquement mêlée à certains rites d'initiation qui marquaient l'entrée des jeunes garçons dans la puberté et Théocrite l'associe explicitement aux orgia de Dionysos."

Revenons maintenant à la légende : Marcel martyrisé obtient tout de même de ses persécuteurs d'être conduit à l'entrée du sanctuaire. Là, il ordonne à Apollon de sortir, ce que fait celui-ci, comme un diable tonnant et fumant, disparaissant dans un nuage de soufre. Ici seraient donc confrontés Apollon et Dionysos, autrement dit les deux forces fondamentales que Nietzsche désigne comme sources de l'art et de la tragédie grecque. Opposition à son tour dépassée par l'advenue du christianisme, ce qui fait écrire à René Girard, dans Achever Clausewitz, que « Nietzsche n’a pas voulu voir que le Christ avait pris, une fois pour toutes, la place de Dionysos, à la fois assumé et transformé l’héritage grec. »

Qu'en un seul lieu - ce Saint-Marcel héritier de l'antique Argentomagus, fiché sur l'axe de tous les commencements, sur cette flèche vernale du premier temps de l'année -, se conjuguent autant de valeurs et de figures à la fois archaïques et toujours contemporaines, ne laisse pas de m'émerveiller.