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29 novembre 2010

Cinquante ans

La perspective d'avoir cinquante ans ne m'a jamais plu. Trente, quarante ont été des bornes effacées sans problème ; soixante et soixante-dix ne m'ont jamais fait peur (mais qu'en sera-t-il quand elles seront concrètes, si tant est, bien sûr, que je les atteigne ? ). Cinquante, seul, ne m'a jamais tenté, comme si le nombre était affecté d' une sorte de bâtardise, un entre-deux peu ragoûtant entre la jeunesse, dont on ne saurait plus se prévaloir, et la vieillesse, à laquelle on ne saurait encore appartenir. Temps annoncé du déclin, de la force qui décroît, de la santé qui vacille, des idées qui se sclérosent, du pouvoir exécré qui guette. Temps réputé des crises, des démons de midi, des bilans doux-amers, des ruptures sauvages et des veules renoncements.

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Mais temps de cadeaux aussi, comme autant de présents pour congédier le passé et conjurer l'avenir. Parmi eux, en premier lieu, un voyage - court – à Paris, avant la date rituelle parce que ce n'était pas possible autrement, pour assister au dernier spectacle du Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie de Vincennes, Les Naufragés du Fol Espoir.

Première fois que je me rendais là, train, métro, navette, au bout de la ligne 1. Installé au premier rang, des couvertures sur les genoux, distribués par la troupe, à cause d'un courant d'air frais passant au ras de la scène. Histoire folle d'un tournage de cinéma muet dans le grenier d'une guinguette, à l'aube de la guerre de 14-18. Film inspiré d'un obscur roman de Jules Verne, naufrage d'un navire près de la Terre de Feu, la banquise, la tempête, la neige, l'utopie, la mort. Quatre heures d'éblouissement.

Je reviens le soir même. Retrouve mes ouailles, en Berry, et puis, plus tard, trois recueils de poésie où je butine certains soirs, toujours avant minuit, Alors c'est Reverdy, Bonnefoy, Roubaud. En premier, Reverdy, Plupart du temps, I, 1915 -1922. Tiens, c'est la même époque. Et le poème qui se présente à moi (je lis sans jamais déroger à l'ordre voulu par le poète, c'est si systématique que j'ai maintenant des doutes sur ce terme de butinage, mais bon, passons), ce poème est le premier de La lucarne ovale, daté de 1916. Poème justifié, sans titre :

 

En ce temps-là le charbon

était devenu aussi précieux

et rare que des pépites d'or

et j'écrivais dans un grenier

où la neige, en tombant par

les fentes du toit, devenait

bleue.

 

Ces vers faisaient formidablement écho à l'histoire des Naufragés, ce grenier où pénétrait la neige c'était celui de la guinguette où la neige descendait du plafond par un jeu de guindes et de poulies, était jetée par les assistants devant les ventilateurs, tandis que les toiles peintes déployées à l'arrière-plan figuraient l'immensité australe.

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Quant à l' or , il tient aussi une place cruciale dans le récit puisque c'est lui, objet de toutes les convoitises, qui va faire sombrer l'utopie des Naufragés.

Et je m'avise aujourd'hui que Reverdy, dont le tome 1 des Oeuvres Complètes est sorti dans une nouvelle édition en mars 2010 chez Flammarion, est mort en 1960, année donc de ma naissance, alors qu'il « était arrivé à Paris à 21 ans, seul et sans appuis, en 1910. » Comptez : cela fait cinquante ans.

Ce n'est pas fini : la même nuit, je me replongeai dans La dernière leçon, le récit de Noëlle Chatelet sur la mort volontaire de sa mère. Petit livre acheté récemment à Nohant, à l'occasion de la remise du prix George Sand du carnet de voyage réel ou imaginaire, où l'écrivain était présidente du jury. Je l'avais commencé avant de partir à Paris et voici que je tombai sur cette page 101 :

Le jour même de mes cinquante ans, il y a neuf ans, tu es arrivée, dans notre maison où l'on fêtait l'événement, bien avant tout le monde, en pleins préparatifs :

« Il est juste que j'arrive la première, as-tu dit en plaisantant. Je ne suis pas une invitée ! Je suis ta mère et puis je suis quand même pour quelque chose dans tout cela, non ? »

Tu t'es assise un moment pour reprendre ton souffle (tes quatre-vingt quatre ans pesaient lourds déjà) et puis tu as sorti de ton sac un petit paquet ficelé. C'était le pendentif. »

Ce bijou est un très original pendentif des années trente que Noëlle Chatelet admirait depuis toujours au cou de sa mère, et qu'elle lui avait déjà promis de lui donner :

« C'est trop, maman... Je ne veux pas... Je ne pourrai pas le porter... »

Non. Pas avant. Pas avant que tu sois partie. J'avais retenue la leçon. Tu ne pouvais pas être tout à la fois vivante réellement et morte symboliquement, n'est-ce pas ? Le bijou t'appartenait puisque tu étais venue pour fêter le premier jour de mes jours. Pourtant, j'ai senti que refuser ce cadeau n'était pas non plus possible, que sa suprême valeur tenait dans le fait que c'était toi-même qui me l'offrais. Senti que tu y tenais, à ce geste probablement pensé et repensé d'un geste hors du commun pour mes cinquante ans.

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Le facteur de coïncidences avait ainsi salué à sa façon mes cinquante ans à moi.