19 février 2009
Les 365 gouffres du Suin
"Demain comme hier, je veux aller, le coeur battant, respirer ma jeunesse dans le fort parfum des sifflantes, sauvages prés, torrents sinueux, scieries de sapins, près de ce lieu profond où, célébrant ses mystères, le Rhône autrefois disparaissait, cheval fantôme sous les pierres tombales de son lit. Mais rajeuni, sacré par la nuit de ses gouffres, il surgissait plus loin, piaffant au soleil."
Jean Tardieu (Mon pays des fleuves cachés, in La part de l'ombre, Poésie/Gallimard, 1972)
Oui, le gouffre des Gaules n'est pas qu'une métaphore. Je l'ai déjà dit : au château de Salvert, proche de Douadic, un gouffre est adossé. La petite rivière, le Suin, commence son périple à travers un plateau calcaire, et, tel le Rhône de Tardieu, il lui arrive de disparaître. Le paysage qu'il traverse n'est d'ailleurs plus du tout celui des étangs brennous, on se croirait plutôt descendu au sud-ouest. C'est un véritable causse que l'on peut arpenter sur cette commune de Pouligny Saint-Pierre jouxtant celle de Douadic ; chênes et génévriers parsèment les pelouses calcicoles qui s'étendent en contrebas des hameaux de pierre blanche.
On ne s'étonnera pas de découvrir que ces gouffres du Suin ont suscité aussi une légende, dont Chantal de La Véronne rapporte deux versions, l'une tourangelle, l'autre "plus spécifiquement brennouse" :
"D'après la première, à l'époque où le Suin était une rivière comme les autres et où ses eaux coulaient abondantes et régulières, la Vierge Marie portant l'Enfant Jésus dans ses bras se rendit de Lureuil à Pouligny Saint-Pierre. Comme elle approchait de ce dernier bourg elle fut arrêtée par le Suin qui lui barrait le passage. Elle chercha donc un gué et ne trouva, près de la Roche à la Velue, que de grosses pierres éparses qui permettaient de traverser la rivière en sautant de l'une à l'autre ; Marie s'engagea sur les pierres et elle parvenait au milieu du courant, lorsque le Diable fit surgir une énorme vague qui renversa la Mère et l'Enfant et les projeta de roc en roc. Ils allaient être noyés, mais Dieu le Père, qui veillait, les transporta sains et saufs sur l'autre rive, et leurs vêtements étaient aussi secs qu'avant la traversée. Alors la Sainte Vierge, tremblant encore à la pensée du danger qu'avait couru son fils, étendit la main vers les flots qui grondaient toujours et dit : "Méchante petite rivière, tu seras maudite dans la succession des siècles. Désormais ton cours comptera autant de gouffres qu'il y a de jours dans l'année." Et voilà pourquoi, de Salvert à Fonterlan, on peut compter 365 gouffres toujours altérés : les cataractes du ciel peuvent s'ouvrir, les bondes de la Mer Rouge peuvent être entièrement levées, les 365 gouffres du Suin, celui de Salvert en tête, boivent toutes les eaux qui descendent dans la vallée." (La Brenne, Histoire et traditions, pp. 95-96) [C'est moi qui souligne]
Belle histoire, qui prête bien sûr à sourire quand on voit la largeur du ruisseau... Et si je ne connais pas assez la contrée pour pouvoir estimer le nombre de gouffres, toujours est-il que la carte IGN n'en mentionne guère que deux... Mais il est vrai que le Suin a un débit intermittent. Par ailleurs cette Roche à la Velue nous intrigue (quelle est donc cette Velue ? Femme sauvage ?) et surtout ces 365 gouffres comme autant de jours de l'année posent question. Que veut donc nous dire le conte à cet endroit précis ? Que l'abîme brennou qui engloutit toutes les eaux célestes exerce son magistère sur les douze mois de l'année, sur toute la circonférence de la roue zodiacale ?
Sur le causse du Suin
Dans la seconde version, c'est une reine poursuivie par des ennemis qui est arrêtée par le Suin. Un voeu qu'elle prononce fait surgir d'innombrables gouffres où disparaissent aussitôt les flots tumultueux, et la voici qui peut traverser à pied sec.
Et si ces 365 jours avaient une traduction géométrique, sous la forme du cercle bien sûr, car l'année est la durée de révolution de la Terre autour du Soleil ? C'est ce que nous allons voir dans le prochain épisode.
23:31 Publié dans Poissons | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : suin, salvert, vierge, gouffre, pouligny saint-pierre