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13 décembre 2005

Saint Christophe, Pantagruel et Gargantua

« Gargantua en son aage de quattre cens quattre vingtz quarante & quattre ans engendra son fils Pantagruel de sa femme nommée Badebec fille du Roy des Amaurotes en Utopie, laquelle mourut de mal d'enfant: car il estoit si grand & si lourd, qu'il ne put venir à lumiere, sans ainsi suffocquer la mere. Mais pour entendre pleinement la cause et raison de son nom qui luy fut baillé en baptesme: Vous noterez que celle année il y avoit une si grand seicheresse en tout le pays de Affricque, pour ce qu'il y avoit passé plus de xxxvi. moys sans pluye, avec chaleur de soleil si vehesmente, que toute la terre en estoit aride. Et ne fut point au temps de Helye plus eschauffée que fut pour lors. »

(Rabelais, Pantagruel, Ch.2)

Le bon géant saint Christophe aurait-il quelque chose à voir avec Pantagruel ? C'est ce que suggère Rémi Schultz dans un passionnant article sur la gématrie rabelaisienne, en citant lui-même Claude Gaignebet et son livre paru en 1986, A plus hault sens,, chez Maisonneuve et Larose : « L’une des thèses les plus ambitieuses sur l’œuvre de Rabelais est celle de C. Gaignebet, dont une hypothèse fondamentale est la naissance de Pantagruel le 25 Juillet, jour de la St Jacques et de la St Christophe, seul saint géant, indiquée selon lui par une accumulation de signes. »

Pantagruel naît, on l'a vu, en période de canicule (latin, canicula). C'est le lieu de rappeler que ce nom est issu du latin canis, chien, et que Sirius, la plus belle étoile de la constellation du Grand Chien, annonçait l'été dans l'Egypte ancienne. Or, saint Christophe était parfois représenté avec une tête de chien, « notamment, signale Anne Lombard-Jourdan, sur les icônes byzantines. »1 Par ailleurs, la légende précise qu'il vient du pays de Chanaan (quelle que soit la véritable étymologie du nom, on ne peut s'empêcher d'y lire la racine canis).

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Saint Christophe Cynocéphale
Musée byzantin, Athènes

Plus largement, c'est non seulement avec Pantagruel mais aussi avec Gargantua que Christophe présente des accointances certaines, comme G. Bertin l'a remarqué :

« Dans le Maine et Loire, notons un culte à saint Christophe du Bois et saint Christophe de la Couperie. A Saumur, on admirait autrefois une statue de St Christophe de 7m de haut en l'église St Pierre du marais, détruite en 1793. D'une façon générale, sa statue avait tendance à grandir au porche des églises, 28 pieds à paris, 29 à Auxerre, 36 à Strasbourg. A Chacé, la Pierre fiche (ou peulvan) serait un grain de sable tombé de l'un des sabots de St Christophe lorsqu'il les secoua en mettant le pied dans la prairie, le lien avec Gargantua est ici évident. A Angers, le passeur géant surveillait le passage à la Porte Chapelière en tête des ponts. Il présidait à la Bonne Mort . On le voit aussi au Lion d 'Angers.

Le plus célèbre de ses pèlerinages est à Saint Christophe du Jajolet, dans l'Orne, au croisement de deux itinéraires de deux chemins montais, Paris-Le Mont Saint Michel et Orléans-Le Mont, sa chapelle est établie près de la mare de Grogny, creusée par Gargantua, lorsque le géant voulut faire la butte funéraire du Hou. »

Dans la même région de l'Ouest, le village de Bouzillé s'honore d'une truculente histoire : la butte sur laquelle il est bâti serait l'oeuvre de Gargantua : il aurait mis ainsi un terme à la dispute des habitants de Liré et de Saint-Florent-le-Vieil, qui se déchiraient sur la question de savoir lequel des deux bourgs était situé à égale distance de Nantes et d'Angers. Posant le pied gauche sur Saint-Pierre de Nantes et le droit sur Saint-Maurice d'Angers, rabattant son haut-de-chausses, il aurait déposé un étron de belle facture au mitan des deux localités. « Bouze y est ! » aurait crié la foule.

Or, sur un forum de la Société de Mythologie Française de septembre 2003, Guillaume Oudaer, étudiant en histoire à Lille 3, signale que cette anecdote a trouvé un écho dans ses propres recherches, lesquelles portaient sur la bataille de Mag Tured entre les Tuatha Dé Danann (les dieux celtiques irlandais) et les Fomoires ("les géants démoniaques") :

« En effet, dans ce texte, on nous dit que le Dagda (auquel l'article mythologique sur Gargantua propose une possible assimilation) aurait été amené, après une altercation ayant une consonance grotesque que l'on retrouve dans les aventures de Gargantua, à déverser en un lieu le contenu de ses intestins, le postérieur enfoncé dans la Terre, comme dans un sillon.
A mon humble avis, ce motif qui semble à la fois commun à l'Irlande et à la France et que l'on retrouve chez deux personnages forts semblables est un argument qui va dans le sens d'une identification de Gargantua à un avatar de l'équivalent gaulois du Dagda irlandais.
»

Cette dernière précision nous permet en quelque sorte de boucler la boucle : une chaîne symbolique relie avec une cohérence difficilement contestable différentes figures de géant, à savoir le Dagda, saint Christophe, Pantagruel et Gargantua.

En guise de conclusion provisoire, je m'avise maintenant que le site même de l'Arnon convient merveilleusement à la thématique développée jusqu'ici : ces gorges, dont l'entrée est somme toute gardée par le Jupiter de Saint-Christophe-le-Chaudry, font référence étymologiquement au latin populaire gorga, variante du bas latin gurga « gosier » (Vième siècle), du latin classique gurges « tourbillon d'eau », « gouffre, abîme », et, au sens figuré, « gosier ». Rappelons que c'est là, selon Rabelais, l'origine du nom Gargantua :

« Le bonhomme Grantgousier beuvant, et se rigollant avecques les aultres entendit le cris horrible que son filz avoit faict entrant en lumière de ce monde, quand il brasmoit demandant à boyre/ à boyre/ à boyre/ dont il dist, que grant tu as, supple le gousier. Ce que oyans les assistans, dirent que vrayment il debvoit avoir par ce le nom Gargantua, puis que telle avoyt esté la première parole de son père à sa nativité, à l'imitation et exemple des anciens Hebreux. A quoy fut condescendu par icelluy, & pleut tresbien à sa mère. Et pour l'appaiser, luy donnèrent à boyre à tirelarigot, et feut porté sus les fonts, et là baptisé, comme est la coustume des bons christians. »(Gargantua, ch. 6)

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1Elle renvoie en note à Pierre Saintyves, Saint Christophe, successeur d'Anubis, d'Hermès et d'Héraclès, Paris, 1936, p.55 et à Henri Gaidoz, « Saint Christophe à tête de chien en Irlande et en Russie », Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France, t.76, 1924, pp.192-218, ill.

D'autre part, Jean Richer, dans son livre Iconologie et Tradition (Guy Trédaniel, 1984), consacre une section de chapitre à saint Christophe Cynocéphale (pp. 212-213). La quatrième de couverture est d'ailleurs illustrée par la reproduction de l'icône du Musée byzantin d'Athènes.

22:05 Publié dans Scorpion | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Bonsoir,

D'après la carte de la Vallée de l'Arnon que vous avez réalisée, et pour rester dans le ton des anecdotes que vous développez ici, on peut noter qu'au mitan des gorges se trouve CULan !

Écrit par : Marc LEBEAU | 13 décembre 2005

Bien vu, Marc, je n'y avais pas pensé !

Écrit par : Robin | 14 décembre 2005

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