15 mai 2007
Ganymède et Cernunnos
Peu de temps après, elle (Gargamelle) commença à se lamenter et à crier. Aussitôt, arrivèrent en masse des sages-femmes de tous côtés (...). Alors une vilaine vieille de la compagnie, qui avait la réputation d'être guérisseuse, venue de Brisepaille d'auprès de Saint-Genou depuis soixante ans, lui administra un astringent (...). Cet obstacle fit se relâcher, au-dessus, les cotylédons de la matrice, par où l'enfant jaillit, entra dans la veine cave et, grimpant par le diaphragme jusqu'au-dessus des épaules, où ladite veine se sépare en deux, prit le chemin de gauche et sortit par l'oreille gauche.
Dès qu'il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : "Mi! mi! mi!", mais il clamait à pleine voix : "A boire ! A boire ! A boire !", comme s'il invitait tout le monde à boire.
En 1989, dans le première version de cette étude, je continuais ainsi ma pérégrination en Verseau :
"Plus loin, à Vendoeuvres, a été trouvé un autel " provenant sans doute de l'église, dit Brigitte Rochet-Lucas, représentant sur une face un Apollon citharède, accompagné d'un corbeau (ou chouette ?) et sur l'autre face un enfant qui semble tenir une outre ou un vase, entre deux personnages nus debout sur un serpent." Il s'agit là de notre verseau, le Ganymède de la mythologie, dont la grande beauté provoqua l'amour de Zeus, qui se changea en aigle pour prendre le jeune homme dans ses serres et le placer dans l'assemblée des Dieux. Il y verse l'ambroisie, l'hydromel ou le nectar, nourritures et boissons d'immortalité. Dans l'iconographie chrétienne, il devient ange, aussi "Verseau enveloppe-t-il le pays d'Agen, anagramme évident pour l'ange verseur des eaux.(G-R Doumayrou, op. cit. p. 78) Et Michel Serres d'écrire :
"Je ne sais pas vraiment, dit-elle, ce que signifie ce mot d'Yquem. Je constate seulement que le dixième ordred 'anges, chez Ben Maïmon, après les séraphim, éloïm ou cherubim, se nomme ychim. Ofamim, rapides ; seraphim, étincelles ; malakim, envoyés ; ychim, animés.
Esprits animaux survolant la colline ainsi nommée ; archanges en myriades échappés du goulot." (Les cinq sens, op. cit. p. 187-188)
Il importe aujourd'hui de compléter ce passage : l'autel de Vendoeuvres est bien sûr cette stèle de Cernunnos dont j'ai déjà parlé ailleurs.
Le Verseau peut-il vraiment être identifié à ce dieu-cerf que l'historienne Anne Lombard-Jourdan identifie comme le dieu-père, le Dis pater mentionné par César, et dont un avatar ne serait autre que le géant Gargantua, dont la lecture "à plus hault sens" de Rabelais nous permettrait de restituer quelque peu la mythologie ?
Jeune et imberbe sur la stèle, selon les propres termes de sa description, il partage ces traits avec Ganymède, le plus bel adolescent de la Grèce selon la légende. Mais au-delà de ces apparences, c'est leur fonction à tous les deux qui au fond les rassemble : Ganymède sert à boire, on l'a dit, or quelle est la principale préoccupation de Gargantua et de ses compagnons, sinon celle de boire encore et encore. Et ceci dès la naissance, puisque sortant de l'oreille gauche de Gargamelle, l'enfant criait déjà : "A boire ! A boire !"
Anne Lombard-Jourdan rapproche le célèbre passage du "Propos des bien yvres" du mythe du combat du serpent et du cerf, qui lui semble être au fondement de notre passé religieux et culturel :
"Après s'être régalés à satiété de tripes, les compagnons de Grandgousier allèrent tous à la Saulsaie danser et boire sur l'herbe drue au son des flageolets et des cornemuses. Rien là en apparence que d'honnêtes divertissements. Il est pourtant question aussi d'autre chose.
Rappelons que, selon les auteurs classiques et médiévaux, le cerf, après avoir dévoré le serpent dont le venin l'échauffe et le dessèche, éprouve la nécessité incoercible de boire, puis, sa soif assouvie, le besoin de s'agiter pour combattre et évacuer à tout prix le poison qu'il vient d'ingérer et qui menace de circuler jusque dans ses veines.
C'est le processus que Rabelais met en scène dans le chapitre V de Gargantua qui rapporte les Propos des bien yvres. Les compagnons de Grangosier boivent abondamment, mais à bon escient et dans un but précis :"Puis entrèrent en propos de resieuner on propre lieu." L'apparition immédiate de jambons a pu faire comprendre "resieuner" dans le sens de "déjeuner". Mais il s'agit en réalité d'un équivalent forgé par Rabelais du verbe "rajeunir" (l'ancien français dit "rejeunir" et "renjeunir ou rajouvenir").
C'est bien à rajeunir que vont s'employer à la Saulsaie les buveurs compagnons de Grandgosier. Ils appartiennent à toutes les classes et à toutes les professions. Ils boivent sec le vin pur et dansent sur l'herbe, à la façon dont le cerf mythique boit l'eau de la fontaine "et puis court sa et là". Leur but est de faciliter le mélange de la boisson avec le venin du serpent contenu dans les tripes du cerf qu'ils viennent de manger, afin d'expulser leurs humeurs malignes et d'apaiser la fièvre qui les tient. Les "bien yvres" préfèrent boire le vin sans eau, mais ils obtiendront le même résultat : le renouveau du corps après une sérieuse purgation." (Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p. 40)
Si l'on n'est pas convaincu par ces rapprochements, qu'on retourne maintenant à la citation rabelaisienne ouvrant cette note : qui procède à l'accouchement de Gargantua, alors que des tas de sages-femmes accourues de tous côtés ont failli à la besogne ? Eh bien une vilaine vieille, à la réputation de guérisseuse, "venue de Brisepaille d'auprès de Saint-Genou". Or, où est Saint-Genou, sinon dans l'Indre, sur les rives même de celle-ci, à une quinzaine de kilomètres seulement de Vendoeuvres, en pleine zone Verseau.
Il faut se pencher sérieusement sur Saint-Genou.
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