30 août 2007
Locus nominis
Sylvanus était le dieu romain des frontières. A l'origine il était plus exactement le dieu des lisières de la forêt. Les Romains définissaient la forêt " ce qui n'appartient à personne". Res nullius.
"Lieu de personne". Locus nominis.
Le mot latin nemus (qui dit le bois) vient de nemo (personne). Res nullius s'oppose à res publica. La chose sauvage s'oppose à la république.
Pascal Quignard (Paradisiaques, Folio/Gallimard 2005, p. 171)
Je suis heureux de reprendre sous les auspices de Pascal Quignard (mal vu par quelques imbéciles qui pratiquent l'autodafé à grands coups d'huile de vidange), dont ce quatrième tome du Dernier royaume est encore d'une prodigieuse richesse.
Heureux aussi bien sûr parce que ce passage recoupe mes propres conclusions après l'inventaire des lieux Souvigny, à savoir l'association très forte entre forêt, frontière et le Sylvain dissimulé dans l'étymologie des Souvigny.
Que la forêt, "lieu de personne", fasse souvent frontière doit par ailleurs nous amener à reconsidérer notre perception moderne de celle-ci. Nous sommes trop habitués à la visualiser ainsi que sur nos cartes comme le tracé d'une ligne fermement dessinée. D'un pas, nous enjamberions la frontière. Les frontières antiques se présentent rarement avec cette netteté : on passe insensiblement d'un pays à l'autre, d'une civitas à une autre, par la traversée d'un "désert", d'une lande, d'une forêt, terre de personne, terre sauvage. Ce sont là les "marches", ces espaces intermédiaires entre deux territoires souvent ennemis.
On pourrait penser que les rivières, frontières "naturelles", infirment ce schéma, et remettent de la linéarité dans ce processus. Cela est vrai dans une certaine mesure, mais les limites des cités gauloises - qui ont largement déterminé celles des diocèses et jusqu'à celles des départements - ne s'appuient pas toujours, loin de là, sur le réseau hydrographique. Et même là où c'est le cas, ce n'est pas à tous les coups le cours d'eau lui-même qui fait office de frontière, ainsi que le rappelle Françoise Dumasy :
"On remarque par ailleurs qu'un certain nombre de tronçons frontaliers s'appuie sur les rivières, non pas sur le lit même comme on l'a trop souvent dit, mais sur la ligne de crête qui sépare deux vallées. C'est ainsi qu'au nord, la vallée de la Sauldre et de ses affluents est biturige, alors que celle du Beuvron est carnute. C'est ainsi qu'au sud-ouest, la limite passe entre Anglin et Creuse et à l'est, entre Aubois et Allier."(Le Berry Antique, Atlas 2000, 21ème supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France)
On retrouve cette notion de la frontière comme espace sauvage dans la grande civilisation chinoise qui n'a de cesse de géométriser le monde, mais qui ne pose pas de limite abrupte entre son espace personnel et celui des peuples barbares qui l'environnent. Le géographe Augustin Berque* cite un passage des Mémoires historiques de Sima Qian (145-86) présentant le royaume Xia comme un emboîtement de carrés : au centre, la ville royale puis la zone sous administration royale, puis celles des fiefs et des harnais suifu. La quatrième zone est celle des forts yaofu. Au-delà, "s'étend sur cinq cents li la zone des friches huangfu. En deça de trois cents li, ce sont les terres d'habitat sédentaires des Barbares, et sur les deux cents li au-delà, ce sont les terres des Barbares qui nomadisent sans construire de villes." (Ecoumène, p. 41)
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*On se souvient peut-être que j'avais imprudemment programmé l'été précédent la lecture de son livre, Ecoumène, introduction à l'étude des milieux humains. Je n'en avais rien fait hélas, aussi suis-je satisfait d'annoncer que cet été, enfin, un an plus tard..., j'ai réalisé ce voeu pieux. Je m'en félicite d'autant plus que cet ouvrage, ainsi que je le subodorais, est véritablement passionnant (même s'il est parfois ardu en certains passages, par exemple lorsqu'il questionne le Timée de Platon ou les concepts heideggeriens) car il apporte une lumière cruciale sur la compréhension des relations de l'homme avec son milieu naturel et humain et donc permet de mieux saisir la pertinence et la cohérence de la géographie sacrée. J'aurai certainement l'occasion d'y revenir.
01:10 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
Bonjour Robin,
Heureux de vous lire. Nous avons traversé, il y a quelques jours, la forêt de Perseigne, entre la Normandie et le Maine. Il n'y a pas loin de Perseigne à personne. Je me trompe ?
Écrit par : Marc Briand | 03 septembre 2007
Bonsoir Marc,
En effet, je lis sur un site que "Forêt Royale jusqu'en 1791, la forêt de Perseigne fut baptisée par les légions de César qui lui donnèrent le nom de Personia. "
Ce nom a été repris récemment pour désigner un service d'aide à la personne et à domicile: http://www.personia.org/
Sous le voile de la modernité se dissimulent les formes antiques...
Heureux, moi aussi, de vous retrouver pour la fin de notre voyage sidéral.
Écrit par : Robin | 03 septembre 2007
Bonjour Robin et Marc aussi
Ceci est un commentaire * (rapide ) pour votre note les stèles de St Amboix en fait pour vous dire que j'ai bien apprécié votre lien Argentomagus , notamment la visite du jardin romain.
il semble qu'on retrouve à nouveau le chiffre 2 (Ambroix/Genou - Odilon/Mayeul ) le Verseau n'est pas un signe double pourtant .
en revenant sur votre note pourquoi Cahors , 2 mots tapotent dans mon oreille géhenne/génèse - qui retentissent avec les symboles lion - dragon (serpent ?)
quant à Platon qui ne connaissait pas le Christ il rencontre dans sa pensée la béance de l'ante-génèse.là n'est pas le chaos, à mon sens .le chaos ne me précède pas.le monde n'est pas seulement le monde sensible, visible, je pense.
il y a un certain goufre entre le christianisme et la pensée héllenique
Bonne journée à vous Septembre est bien doux n'est-ce pas ?
*vous avez fermé vos commentaires
Écrit par : colette | 15 septembre 2007
Bonsoir Colette,
Bien content de vous lire à nouveau en ce septembre dont j'apprécie comme vous la douceur (bien qu'au moment où j'écris ce mot, le ciel affiche un tout autre visage).
Verseau n'est pas un signe double aussi clairement que Poissons et Gémeaux, mais il ne faut se limiter à l'iconographie : comme il est placé sous les auspices de la conjonction des flux, il illustre bien une rencontre entre deux courants. Le pictogramme qui le représente ne montre t-il pas d'ailleurs deux lignes ondées superposées ?
Que le monde ne se résume pas au monde sensible, c'est bien là le coeur de la philosophie platonicienne. Ce n'est pas sur ce point que la pensée hellénique est en rupture avec le christianisme. Nietzsche a même pu écrire que le christianisme était un platonisme pour le peuple. De même que Platon oppose le monde de l'apparence au monde des idées transcendantes (idea), le christianisme oppose l'inférieur au supérieur, le monde créé au Créateur.
Par ailleurs, l'idée du chaos ne se retrouve-t-elle pas dans la Genèse, avec le tohû wabonû du texte hébreu (qui a donné le tohu-bohu en notre langue française), et que Frédéric Boyer traduit par "terre vide solitude" ?
Bien à vous, Colette,
Écrit par : Robin Plackert | 17 septembre 2007
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