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26 février 2009

Dagobert en Brenne


"Le Saltus Brionis, la Brenne actuelle, entra dans l'histoire avec le règne du roi Dagobert qui aimait, selon la tradition, venir y chasser. Maintes fermes se vantent de l'avoir reçu à souper ou de l'avoir hébergé, et il a noyé ses chiens dans on ne sait combien d'étangs... "Il n'est si bonne compagnie qui ne se quitte", aurait-il même dit en précipitant dans la Claise sa meute atteinte de la gale."

Chantal de La Véronne (La Brenne, histoire et traditions, p. 21)

A vrai dire, je n'ai pas trouvé ailleurs cette anecdote. Sur le net, la fameuse phrase est bien attribuée à Dagobert, mais il l'aurait prononcé à ses chiens au moment de mourir, le 19 janvier 639, à l'âge de trente-six ans, atteint par la colique.


L'historienne attribue à Dagobert, "mérovingien pieux",  la fondation des deux abbayes brennouses de Méobecq et de saint-Cyran. "Assurément, écrit-elle, leur charte de fondation qui date du XIe siècle, est apocryphe, mais peut-être nous a-t-elle transmis la réalité historique."  Bel acte de foi... Pourtant même un Mgr Jean Villepelet, homme pieux s'il en était, a observé qu'il s'agissait là d'une fabulation : examinant pour établir la biographie de saint Cyran les Vies de celui-ci, il précise que les Bréviaires de 1734 et de 1863 se sont inspirés très directement de ces documents, mais que celui de 1917 élude" toutefois certains détails reconnus aujourd'hui apocryphes : c'est ainsi qu'il n'attribue plus à Dagobert la donation de la terre de Méobecq pour y établir une abbaye, contrairement à ce qu'on avait cru pendant des siècles, sur le témoignage d'une prétendue charte de fondation, conservée aux Archives de l'Indre, et signée par Dagobert lui-même : or il est reconnu que cette charte est l'oeuvre d'un faussaire, rédigée seulement au XIe siècle (...)" (Les Saints Berrichons, Tardy, p. 203)

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Dagobert Ier chassant le cerf. Vie de saint Denis, XIIIème siècle, Paris.

Bibliothèque Nationale de France.

La réalité historique, n'en parlons donc pas. Ce qui est plus intéressant c'est de se demander pourquoi on a voulu placer l'abbaye sous l'égide de Dagobert. Ce n'est pas la première fois. On prête beaucoup à Dagobert, ainsi lui a-t-on dévolu un rôle éminent dans l'histoire de la basilique de Saint-Denis. Mais Anne Lombard-Jourdan rappelle que la critique a ruiné cette tradition :

"Frédégaire (Chronica, IV, 79) nous apprend seulement comment ce roi, qui, en 638, était tombé malade de la dysenterie à Epinay-sur-Seine, fut porté par les siens à Saint-Denis dans un état alarmant, comment il y mourut et y fut enterré quelques jours plus tard dans la basilique que "lui-même avait le premier orné dignement d'or et de pierres précieuses." (...) Sa prétendue volonté d'être enterré à Saint-Denis - dont ne parle pas Frédégaire - ne se trouve que dans huit diplômes manifestement faux et dans les Gesta Dagoberti. C'est donc sur l'initiative de son entourage que, malade, il fut porté depuis Epinay à l'abbaye, où il mourut (...).
Ainsi s'effondre, à l'examen attentif des textes, une part importante du rôle attribué à Dagobert : il ne découvrit pas les corps saints ;  il ne fit pas construire une nouvelle église pour les abriter ; s'il fut inhumé dans celle qu'il contribua à décorer, ce ne fut pas de par sa volonté expresse ; il ne fonda pas la communauté monastique ; il ne créa pas non plus la foire de Saint-Denis (faux de 629). Il n'en reste pas moins qu'il fut le premier roi grand bienfaiteur de la basilique de Saint-Denis à Catulliacus, qu'il combla de richesses et de domaines.
" (Montjoie et saint Denis, Presses du CNRS, 1989, pp. 179-180)

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Deux personnages de la chronique du pseudo-Frédégaire (VIIIème siècle).

Paris, Bibliothèque Nationale de France.



Encore une fois nous croisons l'histoire de l'abbaye royale de saint-Denis. Ici, dans une même propension, une même rage d'attribution d'un monument religieux à un même personnage illustre. Mais pourquoi, encore une fois, en appeler à ce souverain mérovingien qui n'a régné au bout du compte  que dix ans seulement ? Y aurait-il un rapport à cette sacralité spécifique aux descendants de Mérovée, incarnée dans la chevelure ? Un détail de l'histoire de la consécration de l'église abbatiale de Méobecq, le 3 septembre 1048, qui n'avait pas retenu mon attention jusque là, prend soudainement un sens nouveau à la lumière de ce que l'on sait désormais sur les reges criniti : reconstruite en pierre et dédiée à saint Pierre sous la présidence de l'archevêque de Bourges, l'église s'honore de reliques du saint patron que Sigirannus, le futur saint Cyran, aurait rapportées de Rome : "il s'agissait, écrit C. de la Véronne, de son rasoir, de ses ciseaux, de son couteau, de son autel portatif, enfin de quelques poils de sa barbe et de quelques-uns de ses cheveux..." (op. cit. p. 21)

25 février 2009

La chevelure du mérovingien

Il me faut faire une petite digression dans l'étude de la Brenne que j'ai entreprise, histoire d'enrichir ma catégorie du Facteur de coïncidences. En effet, comme me l'annonçait Marc Lebeau dans un commentaire récent, j'ai bien reçu l'image du Dernier mérovingien, tableau d'Evariste Vital Luminais visible au Musée des Beaux-Arts de Carcassonne, ainsi que la notice correspondante. Je les ai plus tard retrouvés sur le portail de Rennes-le-Château, mais ceci n'est pas fortuit...

 

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« La scène représente l'ordination contre son gré de Childéric III, dernier mérovingien déposé en 751 par Pépin le Bref. Les liens qui le retiennent à son siège, les moines qui l'encadrent et le maintiennent, attestent de la violence qui lui est faite. Son manteau rouge et sa couronne sont jetés à ses pieds. Sans doute Luminais s'inspira-t-il de l'historien Augustin Thierry (1795-1856) qui indique : «  Un prince mérovingien pouvait subir de 2 façons la déchéance symbolisée par la coupe des cheveux : ou ses cheveux étaient coupés à la manière des Francs, c'est-à-dire à hauteur du col, ou bien on le tondait très court, à la mode romaine et ce genre de dégradation, plus humiliante que l'autre, était ordinairement accompagnée de la tonsure ecclésiastique ». C'est bien cette « infamie » que nous décrit ici le peintre, soulignée par la puissance physique du guerrier maintenant enchaîné et confronté aux faciès hagards, pleutres et satisfaits des hommes d'église. »

Or il se trouve que je suis en train de lire l'essai d'Anne Lombard-Jourdan, Fleur de lis et oriflamme, Signes célestes du royaume de France (Presses du CNRS, 1991). Ouvrage, je le précise,  sans rapport direct avec l'actuel objet de mon étude. Or, le chapitre que je lisais au moment du message commençait justement par l'évocation de la chevelure des rois mérovingiens. Comme en témoigne ce passage :


fleurdelis-oriflamme.gif"Grégoire de Tours raconte comment les Francs, arrivés en Thuringe, "créèrent pour les commander des rois chevelus (reges crinitos) pris dans la première et, pour ainsi dire, la plus noble de leurs familles." Il ne décrit pas leur coiffure, mais revient à plusieurs reprises dans son Histoire des Francs sur cette chevelure des enfants mâles de la race mérovingienne, que les ciseaux ne devaient jamais toucher et qui s'étalait en mèches et en boucles (flagelli crinium). Elle établissait leur droit à régner et ils perdaient ce droit du fait seul d'avoir été tondus." (p. 53)

Marc me signale également  que l'ancêtre éponyme des Mérovingiens, Mérovée, serait "né mi-partie d'un monstre marin, ce qui nous ramène, écrit-il, à la Mer Rouge, mais aussi au secteur Poissons dans lequel vous localisez ces sites... "
Régine Le Jan, dans un article savant et passionnant sur la sacralité de la royauté mérovingienne (qui commence d'ailleurs par l'évocation de la tonsure de Childéric), précise que "d’après la légende, Mérovée serait né du contact de sa mère avec un monstre marin à tête de taureau, et une tête de taureau est représentée sur le bouclier trouvé dans la tombe de Childéric."

Les Mérovingiens sont par ailleurs bien à l'honneur en Brenne, puisque la tradition attribue à Dagobert la fondation des deux abbayes de Méobecq et de Saint-Cyran. Mais là-dessus je m'aperçois qu'il va me falloir revenir plus en détail.


19 février 2009

Les 365 gouffres du Suin

"Demain comme hier, je veux aller, le coeur battant, respirer ma jeunesse dans le fort parfum des sifflantes, sauvages prés, torrents sinueux, scieries de sapins, près de ce lieu profond où, célébrant ses mystères, le Rhône autrefois disparaissait, cheval fantôme sous les pierres tombales de son lit. Mais  rajeuni, sacré par la nuit de ses gouffres, il surgissait plus loin, piaffant au soleil."


Jean Tardieu (Mon pays des fleuves cachés, in La part de l'ombre, Poésie/Gallimard, 1972)


Oui, le gouffre des Gaules n'est pas qu'une métaphore. Je l'ai déjà dit : au château de Salvert, proche de Douadic, un gouffre est adossé. La petite rivière, le Suin, commence son périple à travers un plateau calcaire, et, tel le Rhône de Tardieu, il lui arrive de disparaître. Le paysage qu'il traverse n'est d'ailleurs plus du tout celui des étangs brennous, on se croirait plutôt descendu au sud-ouest. C'est un véritable causse que l'on peut arpenter sur cette commune de Pouligny Saint-Pierre jouxtant celle de Douadic ; chênes et génévriers parsèment les pelouses calcicoles qui s'étendent en contrebas des hameaux de pierre blanche.

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On ne s'étonnera pas de découvrir que ces gouffres du Suin ont suscité aussi une légende, dont Chantal de La Véronne rapporte deux versions, l'une tourangelle, l'autre "plus spécifiquement brennouse" :

"D'après la première, à l'époque où le Suin était une rivière comme les autres et où ses eaux coulaient abondantes et régulières, la Vierge Marie portant l'Enfant Jésus dans ses bras se rendit de Lureuil à Pouligny Saint-Pierre. Comme elle approchait de ce dernier bourg elle fut arrêtée par le Suin qui lui barrait le passage. Elle chercha donc un gué et ne trouva, près de la Roche à la Velue, que de grosses pierres éparses qui permettaient de traverser la rivière en sautant de l'une à l'autre ; Marie s'engagea sur les pierres et elle parvenait au milieu du courant, lorsque le Diable fit surgir une énorme vague qui renversa la Mère et l'Enfant et les projeta de roc en roc. Ils allaient être noyés, mais Dieu le Père, qui veillait, les transporta sains et saufs sur l'autre rive, et leurs vêtements étaient aussi secs qu'avant la traversée. Alors la Sainte Vierge, tremblant encore à la pensée du danger qu'avait couru son fils, étendit la main vers les flots qui grondaient toujours et dit : "Méchante petite rivière, tu seras maudite dans la succession des siècles. Désormais ton cours comptera autant de gouffres qu'il y a de jours dans l'année." Et voilà pourquoi, de Salvert à Fonterlan, on peut compter 365 gouffres toujours altérés : les cataractes du ciel peuvent s'ouvrir, les bondes de la Mer Rouge peuvent être entièrement levées, les 365 gouffres du Suin, celui de Salvert en tête, boivent toutes les eaux qui descendent dans la vallée." (La Brenne, Histoire et traditions, pp. 95-96) [C'est moi qui souligne]

Belle histoire, qui prête bien sûr à sourire quand on voit la largeur du ruisseau... Et si je ne connais pas assez la contrée pour pouvoir estimer le nombre de gouffres, toujours est-il que la carte IGN n'en mentionne guère que deux... Mais il est vrai que le Suin a un débit intermittent. Par ailleurs cette Roche à la Velue nous intrigue (quelle est donc cette Velue ? Femme sauvage ?) et surtout ces 365 gouffres comme autant de jours de l'année posent question. Que veut donc nous dire le conte à cet endroit précis ? Que l'abîme brennou qui engloutit toutes les eaux célestes exerce son magistère sur les douze mois de l'année, sur toute la circonférence de la roue zodiacale ?

 

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Sur le causse du Suin


Dans la seconde version, c'est une reine poursuivie par des ennemis qui est arrêtée par le Suin. Un voeu qu'elle prononce fait surgir d'innombrables gouffres où disparaissent aussitôt les flots tumultueux, et la voici qui peut traverser à pied sec.

Et si ces 365 jours avaient une traduction géométrique, sous la forme du cercle bien sûr, car l'année est la durée de révolution de la Terre autour du Soleil ? C'est ce que nous allons voir dans le prochain épisode.

16 février 2009

Le peintre des Gaules

"L'axe Vézelay - La Rochelle, qui frôle Bourges, dont la cathédrale est dédiée à saint Etienne le lapidé, l'homme dissous par la pierre brute, et traverse les marécages de la Brenne, gouffre ombilical des Gaules, pour aboutir à ce port dont le nom, La Roche-Hélios, la Pierre-Soleil, annonce la métamorphose, au bout du pays qu'illustrèrent les miracles de la Mère Lucine, est le chemin d'étoiles de la Femme Perdue, dragon humanisé."
Guy-René Doumayrou, Evocations de l'Esprit des Lieux, p. 112

Au coeur de la vertigineuse perspective projetée par Doumayrou, se love donc la Brenne, qu'il qualifie de "gouffre ombilical des Gaules". Or, découvrant la semaine dernière les visées symboliques autour des châteaux du Bouchet et de Salvert, je ne fus pas peu surpris d'apprendre que ces terres avaient été hantées,  non pas cette fois par un de ces êtres blafards et menaçants qui peuplent les légendes brennouses, mais par un artiste authentique dont le surnom n'était pas sans écho avec leur vocation. C'est en effet en glanant quelques renseignements sur Douadic, le village proche de Salvert, que la figure d'Evariste-Vital Luminais vint en pleine lumière. Ce peintre du XIXème siècle, né à Nantes en 1821, est venu pendant quarante ans séjourner en Brenne, à Douadic justement , au lieu-dit La Petite Mer Rouge. Mort à Paris en 1896, c'est pourtant à Douadic qu'il est inhumé.

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Ceci dit, quel rapport avec notre sujet ? Eh bien c'est que tout simplement Luminais est communément désigné comme le Peintre des Gaules : ainsi la notice de Wikipédia écrit-elle que "Peintre des Gaules, il représenta des scènes de bataille des différents peuples qui s'y sont affrontés. Les Romains allaient au combat équipés de cuirasses à éléments métalliques, et rôdés aux techniques d'attaque par leurs campagnes précédentes. Téméraires, les Celtes les affrontaient torse nu, protégés par leurs seuls casques et boucliers." Elle suit en cela le titre du catalogue d'une exposition dédiée à " Evariste Vital Luminais, Peintre des Gaules,1821-1896" organisée en 2003 par les Musées de Carcassonne et de l'Ardenne à Charleville-Mézières. Dénomination reprise par le Musée des Beaux-Arts de Quimper"Peintre nantais, il est l'élève de Léon Cogniet et de Troyon. Dès ses premiers salons, il expose des scènes de genre et des sujets puisés dans la vie des pêcheurs et dans l'histoire de l'Ouest. Après 1848, il devient le "peintre des Gaules"."

 

Peintre des Gaules, Luminais l'est devenu pour  avoir, précise encore l'auteur de la notice de Wikipédia," largement participé à la diffusion de l' iconographie nouvelle véhiculée par les manuels scolaires et l'idéologie de la IIIe République, c'est à cette époque que naquit cette imagerie d'ailleurs fausse du gaulois au casque ailé et aux longues tresses blondes qui a bercé notre enfance. Ainsi la scène du tableau Gaulois revenant de la chasse comporte quelques anachronismes, notamment dans l'habillement : braie et haut-le-corps serrés. Il s'agit ici d'un retour de chasse et non d'une scène guerrière, le casque représente bien plus un accessoire nécessaire à la caractérisation du Gaulois, qu'un attribut guerrier. La longue chevelure rousse participe à l'idée que l'on se faisait des gaulois au XIXe siècle.

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En vue de Rome. Musée des Beaux-Arts de Dunkerque.

De même pour la toile En vue de Rome, où la représentation des casques et du bouclier de gauche est très fantaisiste. L'aventure des Celtes en Italie a frappé très tôt de manière durable l'imagination des artistes. Cela peut à nos yeux friser parfois le ridicule et cependant certaines de ses peintures semblent surgir d'un lointain passé qui nous interroge et que nous questionnons sans vouloir trop nous y arrêter."

Au-delà de la véracité des représentations, l'essentiel réside bien dans cette puissance de rêverie à l'oeuvre dans les tableaux de Luminais. Sa toile la plus célèbre, Les énervés de Jumièges, elle-même fondée sur une légende, n'en finit pas de nourrir les interprétations les plus diverses, les songes les plus glauques ou les plus flamboyants. Il reste surtout que je n'en reviens pas de cette coïncidence, une de plus : le Peintre des Gaules au coeur du gouffre ombilical des Gaules.

 

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Les énervés de Jumièges, Musée des Beaux-Arts de Rouen


Et ce gouffre n'est pas qu'une métaphore...

08 février 2009

Les fées et les pierres

A la base de l'observation de Doumayrou sur l'axe Dio - Nyse, il y a une interrogation plus large sur le thème de la Tête Morte, de la céphalophorie, c'est-à-dire de l'ensemble des récits mythiques qui rapportent la fondation d'un lieu sacré par un personnage portant sa tête dans ses mains - et dont l'exemple le plus célèbre est bien sûr saint Denis. Il rappelle les deux traits permanents repérés par Henri Dontenville dans toutes les variétés de cette série légendaire : le "besoin d'une onde pure" et "le rapport presque constant entre la tête chue et une pierre."


Une onde pure, une tête chue, une pierre : ces éléments, est-ce que je ne venais pas de les rencontrer, fors la tête, avec l'histoire du château du Bouchet et de ses anciens propriétaires, les Rochechouart ? Je me reportai aussitôt à l'original, c'est-à-dire La France Mythologique d'Henri Dontenville, publié en 1966, chez Tchou, et depuis bien longtemps dormant sur une étagère.
Mention est faite bien sûr de saint Denis, mais aussi de saint Savinien à Troyes et de saint Just. Dans ce dernier cas, la version est légèrement différente : le saint demande à ses compagnons  de voyage d'emporter sa tête à Auxerre pour la donner à sa mère. C'est aussi ce que demande le géant Bran dans la légende irlandaise:  blessé au pied par une lance empoisonnée, il ordonne que sa tête soit coupée et enterrée à Londres, à Y Gwynvryn (la « Colline Blanche ») .


Le mythe se complique, écrit Dontenville, d'un "rapport presque constant entre cette tête chue et une pierre. En pays wallon et en Nivernais, Gargantua meurt d'une pierre à la tête. Ou bien le personnage légendaire meurt en se fracassant la tête sur les pierres. C'est le cas de Hok Bras et du géant Gallimassue. Enfin le récit de la fin  de Grantgosier et de Galemelle dans les Grandes et inestimables chroniques du grand et énorme géant Gargantua montre les deux géants déposant dans la mer les rochers du Mont Saint-Michel  et de Tombelaine qu'ils ont apportés depuis la Montagne d'Orient, sur leur tête, après quoi les deux géants s'empressent de mourir.
Ainsi le rapport pierre-tête est constant. La tête a une affinité pour la pierre, et cette pétrification, ou ce commerce avec la pierre, est oeuvre mortelle.
" (p. 235)

 

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Le grès rouge de la Brenne


Avons-nous dans le cas du Bouchet une semblable relation à la pierre, au-delà du simple nom des Rochechouart ? Il n'est que de se reporter au passage consacré par Chantal de la Véronne, dans son histoire de la Brenne, aux légendes des pierres. Mégalithes, dolmens ou menhirs y sont le plus souvent transportés par les fées, aussi dénommées martres, fades, dames ou demoiselles :

"Ce sont elles qui ont édifié le géant de la Brenne, le château du Bouchet, à la demande du seigneur du lieu, il y a de cela bien longtemps. Mais le seigneur avait oublié de s'adresser à l'une d'elles, qui, courroucée de cet affront, vint au Bouchet le soir même du jour où ses compagnes devaient commencer leur oeuvre (car les fées ne travaillent que la nuit), et jeta un sort : si le château n'était pas terminé avant que le coq ne chante, il ne le serait jamais. Les petites fées se dépêchèrent donc autant qu'elles le purent, transportant les matériaux dans leurs devantiaux d'arentelles (tabliers de toiles d'araignées), dont la force de résistance devait disparaître avec le premier cri du jau. La forteresse était presque finie, quand l'aube parut, et le coq chanta : l'une des petites fées apportait la dernière pierre, son devantiau se déchira et la pierre tomba. Elle manque toujours aux murs du Bouchet ; on peut la voir à un kilomètre et demi à l'ouest du château, c'est la Pierre à la Fée ou à la Fade. Et c'est pourquoi le Bouchet ne pourra jamais être achevé..." (pp. 95-96)


Il est significatif que le château du Bouchet soit personnifié comme le géant de la Brenne. Brenne marquée par ailleurs par le passage d'un autre géant, Galifront, que l'on présente toujours comme la version brennouse de Gargantua. On lui attribue la formation des étangs et des buttons qui parsèment la Brenne lorsqu'il dut la traverser  pour se rendre de Touraine en Limousin. Il secouait ses pieds pleins de boue, se dépattait comme on dit en Berry, et formait ainsi les monticules de grès dont le Bouchet est un exemple. Peut-on lire ce Galifront littéralement comme la Tête (le Front) Gallique (au sens de ces mythologies galliques que voulait défendre Rabelais) ?

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Sur la chaussée de la Mer Rouge


Cette pierre qui tombe loin du château qu'elle est sensée compléter se répète en un autre lieu (que je ne connaissais d'ailleurs pas alors que j'ai souvent arpenté la contrée) : le château de Salvert, aujourd'hui ruiné aux bords d'un gouffre du Suin, le ruisseau qui traverse l'étang de la Mer Rouge. Là aussi les fées étaient chargés de la construction jusqu'à  ce qu'un enchanteur plus puissant qu'elles  leur intima de cesser leur labeur sur-le-champ et de quitter le pays. Une des fées qui transportait une énorme pierre la laissa choir sur le chemin qui menait au château : "on peut l'y voir encore tout près du gouffre qui protégeait la façade sud-est de l'ancien château de Salvert, et ce chemin s'appelle le chemin du Gros Rô (roc)."
Cette dualité de pierres qui tombent à distance du haut-lieu en construction n'est pas sans rappeler les monts Tombe et Tombelaine, dans la baie du Mont Saint-Michel, montagnes doubles "qui sont, précise Doumayrou,  les pierres chues de la tête du couple des Bons Géants." Sur le terrain, des alignements caractéristiques montrent bien que les légendes ne font que porter témoignage d'un compagnonnage essentiel. En effet, Salvert, sur l'horizon de la chapelle de la Mer Rouge, (dont la légende liée à Aimery Sénebaud, le baptiseur de la Mer Rouge, a été contée ici en 2005), s'aligne avec Le Bouchet en prenant dans sa course deux dolmens, celui des Sablons et celui, précisément, de la Pierre à la Fée.

 

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(Cliquer sur la carte pour en avoir une version plus large)

Il faut noter aussi que trois lieux-dits jalonnent l'alignement : les Sablons, la Hire et la Milandière. Il est surprenant de retrouver là le nom même du fidèle compagnon de Jeanne d'Arc, La Hire, dont on fit plus tard le valet de coeur de nos jeux de cartes. Mais j'avoue pour l'instant ne pas trouver de justification symbolique à sa présence. La Milandière est, elle,  une ferme et anciennement une châtellenie. Son nom viendrait, selon S. Gendron, du nom propre Milan. Or, l'église de Douadic, qui se situe dans la pointe des deux axes, est dédiée à saint Ambroise, Aurelius Ambrosius dit plus communément Ambroise de Milan (il fut évêque de la ville de 374 à 397, et c'est l'un des Pères de l'église latine).


Ces axes directeurs mettent en relation des géosymboles très disjoints dans le temps :  du dolmen néolithique au château du XIV ème siècle, ce sont  plusieurs millénaires qui se trouvent ainsi reliés, témoignant d'une permanence de vision à travers les différentes époques.

 

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