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11 mai 2009

Fées de la vallée

 

« Il y a longtemps, bien longtemps, les fées de la vallée de la Creuse avaient reçu mission d'édifier un pont qui relierait les deux rives de la rivière, des Roches à Sauzelles. Elles s'étaient partagé la tâche, les unes apportaient les pierres à pleins devantiaux, les autres exécutaient la maçonnerie. Mais elles ne pouvaient travailler que la nuit ; au premier chant du coq, elles devaient s'arrêter pour ne reprendre leur activité qu'au crépuscule. La besogne allait bon train quand un soir un événement considérable vint l'arrêter : l'Evangile de saint Jean avait été trouvé ou retrouvé, et les pierres que transportaient les fées tombérent de leurs tabliers d'arentelles et formèrent la haute falaise qui domine la vallée en aval de Bénavent. »

Chantal de la Véronne, La Brenne, histoire et traditions, p. 96

 

Voilà une légende qui offre beaucoup de points communs avec celles que nous avons déjà rencontrées, qui concernaient les châteaux du Bouchet et de Salvert. Ici, c'est un pont que les fées devaient édifier, nuitamment comme il se doit, projet qui non seulement ne sera pas achevé mais au contraire portera son contre-projet : le pont qui devait relier devient falaise qui bien évidemment sépare encore un peu plus les deux rives de la Creuse. Ici aussi, ce n'est pas une fée contrariée ou un enchanteur qui vient perturber l'activité, mais la nouvelle de la trouvaille (ou de la retrouvaille) de l'Evangile de saint Jean. Le paganisme doit refluer devant les signes de la chrétienté, mais cela se fait encore selon le mode propre du paganisme, c'est-à-dire que ce n'est pas la lettre de l'Evangile qui met à mal la mission des fées (qui n'avait rien au demeurant de maléfique, bien au contraire), mais l'objet lui-même, comme porteur d'une magie supérieure à l'ancienne.

Tout ceci se passe, observons-le, à quelques battements d'aile de buse du Saint-Fleuret, dans le prolongement de l'axe Pouligny-Douadic.

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Les conséquences de la découverte de l'Evangile ne s'arrêtent pas là. Je l'ai dit, cet événement va précipiter la conclusion d'une lutte ancestrale entre les fées de Rochefort (château surplombant le Saint-Fleuret) et celles du Soudun, château plus en aval. « Lorsqu'elle eut appris la fatale nouvelle, écrit C. de la Véronne, la souveraine des fées aperçut un moine de Fontgombault qui s'apprêtait à traverser la rivière au gué de Mijault. Elle l'interpella en ces termes :

« Moine, moine Pe-chaffray

A Rochefort où vous allez,

Dites à ma soeur qu'elle vienne,

Car il faut nous en aller,

L'Evangile de saint Jean est trouvé. »

Le moine s'acquitta de sa mission et la fée qui avait sous sa protection les châteaux de la rive gauche de la Creuse rassembla autour d'elle les habitants de Rochefort. »

Notons d'ores et déjà que la nouvelle fatale est médiatisée par un moine rencontré au gué de Mijault, c'est-à-dire au hameau même de la stèle. Le lieu aimante puissamment le légendaire.

Continuons : la fée annonce aux habitants éplorés son départ inéluctable, mais avant de les quitter elle leur dit avoir pouvoir de leur proposer un choix pour l'avenir. Que désirez-vous, leur demande-t-elle, le bonheur ou le malheur ? On se doute de la réponse. La fée répond alors que puisqu'ils veulent le bonheur, c'est le Soudun qui aura le malheur. Tout le monde se lamente, mais on maintient le voeu, tant pis pour le Soudun. La fée pose alors la main sur la margelle du puits de Rochefort, « où ses doigts s'imprimèrent pour toujours, et levant les yeux au ciel, elle prononça ces mots :

- Que le bonheur soit et demeure sur Rochefort, et le malheur sur le Soudun. »

Elle part en fumée et disparaît à jamais de la vallée (on pense que les fées sont parties en Brenne, région sauvage à l'abri de l'Evangile).

Le Soudun sera donc ce château pourvoyeur d'effroi pour le passant attardé et lui aussi inachevé (une pièce de charpente toujours manquera malgré tous les efforts). Voilà en tout cas un jeté de sort bien peu évangélique.

Car tout ceci n'est pas sans me faire penser à l'analyse que René Girard donne du Logos johannique dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, (Grasset, 1978) où il écrit (pages 291-292) : « L'Evangile de Jean affirme que Dieu est amour et les Evangiles synoptiques nous précisent que Dieu traite les frères ennemis avec une égale bienveillance. Pour le Dieu de l'Evangile, les catégories qui sortent de la violence et y retournent n'existent pas. Que personne ne lui demande de se mobiliser docilement à l'appel de nos haines fratricides. »

Belle intuition de la légende : le message évangélique ne saurait répartir malheur et bonheur, diviser Rochefort et Soudun. Reste que les fées disparues, leur pouvoir continue d'agir sur les esprits. La violence est toujours souverainement à l'oeuvre.

 

24 mars 2009

Au gué de Mijault

 

Difficile à trouver, le monument funéraire de Sauzelles. J'avais fait de fréquents séjours au Blanc, et  jamais on ne m'avait parlé de lui. Aucune indication, aucun panneau pour avertir le touriste ou le simple curieux. Et peut-être est-ce mieux ainsi : ce monument que la tradition nomme le Saint-Fleuret continue de garder en toute discrétion la rive gauche de la Creuse sur laquelle il est établi, dans la pente boisée, à quelques centaines de mètres du hameau de Mijault.

C'est l'abbé de Douadic, François Voisin, encore lui, qui en fit le premier la description, le dessina et en parla en 1873 comme de la sépulture « certainement la plus curieuse et la plus intéressante de tout le centre de la France ». Et il est vrai qu'il faut, pour trouver un monument comparable, se rendre dans l'est de la France (Mirecourt dans les Vosges ou le rocher des Trois-Figures à Lemberg en Moselle).

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Trois niches cintrées sont taillées en bas-relief dans le calcaire, abritant chacune un personnage. «  Celui de gauche, fort dégradé, écrit Gérard Coulon, est une femme vêtue d'une longue tunique. Bien que la figure soit difficilement lisible, on remarque à ses pieds, côté gauche, un petit chien qui fait le beau. Au milieu est figuré un homme tête nue, vêtu d'un habit plus court qui laisse à découvert le bas de ses jambes. Les descriptions et les dessins du XIXè siècle indiquent qu'il tenait un chien dans ses bras. Aujourd'hui, malheureusement, le gel et les intempéries ont eu raison de cette partie du bas-relief : seule une dépression est visible au niveau de la poitrine du personnage. La figure de droite – la mieux conservée – représente une femme dont la chevelure est roulée en bourrelet derrière la tête. Elle tient une aiguière dans sa main droite et près d'elle, un petit chien est assis sur un autel. »( Quand la Brenne était romaine, Alan Sutton, 2001, p. 108)

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Une inscription latine est gravée au-dessus des trois niches, mais Gérard Coulon reconnaît qu'elle est difficile à interpréter « en raison de son caractère lacunaire ». Cependant Isabelle Fauduet en a tout de même proposé une lecture : le personnage central aurait offert ce monument à sa femme Monima et sa fille Servilla, puis ayant perdu une seconde fille, il aurait fait compléter l'inscription par un autre lapicide.

Gérard Coulon rapporte dans son livre la légende attachée à ce lieu, collectée au siècle dernier par un historien local : un voyageur artiste aurait perdu sa femme et sa fille dans la traversée du gué de Mijault, ainsi qu'un chien qui aurait vainement essayé de les sauver de la noyade. Pour « éterniser le souvenir de cette catastrophe », il aurait sculpté la falaise, exactement en face de l'endroit funeste, et se serait représenté entre ses chères disparues, avec le chien dévoué près de sa fille.

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La dame et le chien sur l'autel

Enfin, il faut signaler que le monument, daté de la fin du IIe ou du début du IIIe siècle, attira les pélerins jusqu'au XIXe siècle ; diarrhées humaines, coliques ovines et mauvais sorts sur les troupeaux y étaient conjurés. « Il fallait effectuer le « voyage » le jour du 1er mai, avant le lever du soleil, et déposer quelques pièces de monnaie au pied du monument. »

Voilà pour les faits : la signification des sculptures demeure énigmatique, et de nombreuses questions restent ouvertes : quel est le rôle et le sens des chiens ? Pourquoi a-t-on donné ce nom de Saint-Fleuret (sachant que c'est la seule occurrence de ce saint dans la région et qu'il faut aller à Estaing dans le Rouergue pour en retrouver la trace) ? Pourquoi ce pélerinage le 1er mai, avant le lever du soleil ?

La géographie sacrée va tenter de répondre à ces questions.