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08 avril 2008

Le sale et le sacré

1317617998.jpgSur la conjonction du sale et du sacré, réapparue avec la découverte du dernier livre de Philippe Vasset, il me semblait que je pouvais trouver des échos dans l'oeuvre de Pascal Quignard. Or, j'avais lu les quatre premiers livres de sa série dite  Dernier Royaume, mais pas le cinquième précisément intitulé Sordidissimes. De passage à Paris, je l'achetai donc en version Folio et me jetai presque immédiatement dans sa lecture.

Je ne tardai pas à trouver confirmation de mon intuition :

"Le sacré et le malpropre ne peuvent se distinguer. Comme le sang. Ce qui est prohibé, ce qui est souillé, ce qui est soustrait à la vue, ce qui est mis à l'écart ne se distinguent pas." (p. 93)

La présentation par Quignard lui-même, repris sur le site de la librairie Sauramps, résume fort bien le propos du livre :

"Sordidissimes - le tome V de Dernier royaume - est consacré à l’objet sale et sacré, originaire et voilé, malodorant et contagieux, indigne et précieux. A Rome on appelait ’’sordes’’ les habits de deuil, qu’on déchirait, qu’on ne lavait pas. Les Otomi appelaient ’’Vieux sac’’ la poche utérine qu’ils vénéraient comme une hotte merveilleuse. Anna Freud demanda à être enterrée dans le vieux manteau de son père qu’elle avait fait reprendre par une couturière dans ce dessein. L’objet sordide est le sexe masculin voilé qu’on dévoile au cours des mystères. Puis c’est l’objet qu’on sacrifie dans la tombe en le plaçant auprès du mort. C’est ce que Georges Bataille appelait la part maudite. C’est ce que Jacques Lacan appela ’’objet petit a’’. C’est ce que les new-yorkais appelèrent junk. C’est ce que les anciens Japonais ’’blessés’’ par l’amour cherchaient à exhiber comme autant de ’’blessures’’ prestigieuses, petits doigts coupés, fourreaux de pénis découpés, cheveux tranchés, témoignages des bagarres, preuves intimes et rebutantes des sentiments intenses qu’ils portent à ceux ou celles qu’ils aiment. Sordidissimes rassemble toutes ces reliques, miroboles, jokers, gâteaux apéritifs, la fève des rois, la crête du coq, la bûche de Noël, la laisse de mer, les langues mortes, le nombril, tous les secrets, le silence."

28 mars 2008

Le livre blanc et la Montjoie

"Correspondances secrètes, formes invisibles, rapports souterrains : la carte devait révéler tout un monde obscurément pressenti, le projeter sur l'espace terrestre et l'ouvrir à la déambulation. Mais rien n'est apparu : sur les innombrables écrans qui couvrent les murs de mon réduit, il n'y a qu'un interminable défilé de listes de noms, de lieux, de latitudes, d'identités, de signes particuliers, de montants, de dimensions, d'horaires, de cotations et de messages, tout cela à la suite, sans ordre ni signification, comme un long et sinueux ruban de déchets continuellement déposés par les vagues."

Philippe Vasset, Carte muette, Fayard,  2004, p. 9

Premières lignes d'un roman atypique que je découvris lors de sa sortie en 2004. Personne ne me l'avait recommandé et d'ailleurs personne ne m'en a parlé depuis. Le détail s'est estompé bien sûr, mais il me reste de Carte muette le souvenir d'une fantastique divagation sur les réseaux, une intrigue obscure sur les territoires de l'internet, une obsession des cartes, ce en quoi je ne pouvais que me reconnaitre et être happé par le dispositif  de voix plurielles mis en place par l'auteur.
Il n'était pas question de géographie sacrée ; le roman était résolument inscrit dans notre modernité, voire même dans une anticipation sensible de celle-ci, mais ce qui est au coeur de la recherche en géographie sacrée s'y laissait appréhender : la prise de repères par l'homme dans son milieu, le tissage par ses soins d'une toile où chaque élément vient résonner avec les autres.

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C'est donc sans hésitation aucune que j'ai emprunté la semaine dernière à la médiathèque le dernier livre de Philippe Vasset, Un livre blanc, paru en 2007. Le thème de la carte est là encore central - le sous-titre aussi en témoigne : Récit avec cartes -  puisqu'il est à l'origine même du projet qui a donné naissance à l'ouvrage. L'auteur fait simplement remarquer que les cartographes laissent parfois certaines zones vierges : "Qu'y a-t-il dans ces lieux théoriquement vides ? Quels phénomènes ont été jugés trop complexes pour être représentés sur une carte ? Pourquoi ces occultations suspectes ? Autant de questions nécessitant un examen approfondi. Pendant un an, j’ai donc entrepris d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l’Institut géographique national, qui couvre Paris et sa banlieue. Au cours de cette quête, j’espérais, comme les héros de mes livres d’enfant, mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde. (p. 10)
Parti en quête de ces espaces vacants, Vasset va le plus souvent rencontrer la misère et la violence. Mais je ne veux pas ici chroniquer en détail cette exploration (d'autres l'ont fait avec pertinence). 
Je veux seulement dire ma surprise d'avoir découvert à la page 75 une carte comportant  la Plaine Saint-Denis et la Montjoie :

Cette même Montjoie, je l'avais, on s'en souvient, évoqué lors de mon exploration des Diou,
qui m'avait conduit à mettre en évidence une dualité des Denis.

Avec Vasset, nous sommes apparemment bien loin du vieux site celtique qu'Anne Lombard-Jourdan propose d'identifier comme le sanctuaire le plus vénéré de la Gaule :
"Un site en particulier a excité mon imagination : en arpentant, sur la Plaine Saint-Denis, un vaste rectangle que la carte présente comme vierge, mais qui a été comblé  par le centre de bureaux Plaine Espace et le siège social de Poelger CEIM (éclairage, génie climatique, distribution et transport d'énergie, appareillage domestique et industriel, sécurité des communications, outillage et mesure, câblage), je suis tombé, au croisement des rues Saint-Gobain et Fillette, sur un rassemblement de voitures de toutes marques et de toutes nationalités sur lesquelles s'affairaient des mécaniciens en bleu de travail."

Un site web poursuit et prolonge l'aventure du livre : il s'ouvre sur une carte où apparaissent certaines des zones blanches arpentées par l'auteur. Celle de la plaine Saint-Denis y figure, avec en regard des photographies et un texte où la Montjoie est  nommément citée (comme zone industrielle...) :

L'image du chantier archéologique qui surgit là me laisse rêveur : cette coïncidence entre le récit de Philippe Vasset et ma propre investigation ne suggère-t-elle pas d'autres modes de passage entre l'hier et l'aujourd'hui ?
Le sacré ne se dissimulerait-il pas in fine dans ces zones blanches, dans ces territoires abandonnés aux déchets ? Nous dont le regard se porte plus volontiers sur les vestiges avérés du passé, sur les constructions encore imposantes des siècles révolus, cathédrales, forteresses, abbayes, collines inspirées, ne devons-nous pas également nous porter vers ces lieux déshérités que l'urbain le plus brutal semble avoir cruellement scarifiés ?  Souvenons-nous que le sacré a à voir avec la souillure, qu'Apollon tuant le Python delphique est contraint de se retirer dans le val de Tempé pour se laver de ce meurtre. Nous retrouvons là une thématique abordée dès l'aube de cette recherche, où la ville de Poitiers, située sur l'axe équinoxial de Neuvy Saint-Sépulchre, se présentait  en sa devise comme "Sainte, sale et savante".