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Le rouet d'Omphale
Il est dans l'atrium, le beau rouet d'ivoire.
La roue agile est blanche, et la quenouille est noire ;
La quenouille est d'ébène incrusté de lapis.
Il est dans l'atrium sur un riche tapis. (...)
Victor Hugo (Le rouet d'Omphale, in Les Contemplations)
On se souvient peut-être que le lieu-dit le plus proche du centre géométrique de la roue de Phalier était le hameau du Rouet. Au-delà de l'évident symbolisme circulaire, je me suis interrogé sur une éventuelle particularité de l'objet "rouet", susceptible d'apporter une plus-value de sens à la simple roue définie par la géométrie. Une banale recherche sur le Net me fit rapidement rencontrer Omphale au rouet, le poème symphonique de Camille Saint-Saëns, et surtout le poème éponyme de Victor Hugo. Ce grand connaisseur de la mythologie grecque, y brode sur la légende d' Hercule contraint, après avoir violé les lois de l'hospitalité, à être vendu par Hermès comme esclave. Il est acheté par Omphale, la reine de Lydie et accomplit à son service quelques travaux secondaires (entre autres, capture des Cercopes d'Ephèse qui l'empêchaient de dormir en se transformant en mouches à viande - un épisode cocasse que je vous recommande ; mise à mort d'un serpent gigantesque qui terrorisait la région), mais ce séjour est surtout célèbre par l'inversion des rôles qu'aurait exigé Omphale : "Tandis qu'Omphale, écrit le poète Lucien, couverte de la peau du lion de Némée, tenait la massue, Hercule, habillé en femme, vêtu d'une robe de pourpre, travaillait à des ouvrages de laine, et souffrait qu'Omphale lui donnât quelquefois de petits soufflets avec sa pantoufle. » Cette représentation a fait florès chez de nombreux peintres, ainsi chez Rubens notre héros, quenouille en main, se fait tirer l'oreille par une Omphale mutine et, comme lui, court vêtue :
Avant Rubens, le flamand Bartholomeus Spranger (1546-1611) avait déjà porté très loin cette inversion des valeurs :
"Hercule et Omphale (peinture sur cuivre, v. 1585) est représentatif de l'œuvre pragoise de Spranger : il y traite un sujet mythologique avec un humour malicieux (présent dans le regard narquois et complice d'Omphale, l'attitude gauche du héros désarmé et travesti, et dans le geste railleur de l'indiscrète servante) et y élabore -selon les termes de l'historien d'Art A. Pinelli- un "double oxymoron croisé", c'est-à-dire un échange paradoxal de propriétés entre contraires, résultant non seulement du contraste évident entre le corps sombre et musclé d'Hercule d'une part et la silhouette gracieuse et diaphane de la princesse de Lydie d'autre part, mais aussi de l'inversion des attributs et des rôles effectuée aux dépens du demi-dieu."
Dans une autre version de la légende, ce serait le dieu Pan, rudoyé par Hercule, qui aurait propagé pour s'en venger la version du dieu efféminé - Pan, dieu phallique, tardivement identifié à Priape.
On retrouve le travestissement féminin dans le cortège des Dyonisiaques, où, après les Bacchantes et les Phallophores, venaient, selon Jacques-Antoine Dulaure les Ithyphalles : "Ils étaient, suivant Hesichius, vêtus d’une robe de femme. Athénée les présente la tête couronnée, les mains couvertes de gants sur lesquels des fleurs étaient peintes, portant une tunique blanche et l’amict tarentin, à demi vêtus, et, par leurs gestes et leur contenance, contrefaisant les ivrognes. C’étaient surtout les ithyphalles qui chantaient les chants phalliques et qui poussaient ces exclamations, eithé me ityphallé !"
Il faut maintenant savoir que la capitale de la Lydie d'Omphale n'est autre que Sardes, et que cette ville, située à la latitude de Delphes, est considérée par Jean Richer comme le centre zodiacal de l'Anatolie. Il cite à ce sujet Marie Delcourt, auteur d'un ouvrage sur l'oracle de Delphes : "La parenté du nom nous engage, après avoir parlé de l' omphalos, à dire un mot de cette Omphalequi obligea Héraclès à se vêtir en femme et à filer à ses pieds. Omphale porte le nom du cordon natal, qui est pour chaque homme, sa destinée même. Le rite des vêtements échangés figure dans les initiations et la bi-sexualité est souvent associé à un processus d'immortalisation. Entre la vieille pierre delphique et la reine de Lydie, il y a sûrement plus qu'une simple assonance."
Or, Richer relève que Lampsaque, dont Priape, on l'a vu, est le dieu tutélaire, est situé sur la ligne 0° Verseau de ce système zodiacal : "De très nombreuses monnaies de cette ville datant d'environ 500 ans av. J.-C. portent un protomé de cheval ailé, c'est-à-dire Pégase, dont nous avons montré que c'est un symbole du Verseau" (Géographie Sacrée du Monde Grec, Guy Trédaniel, 1983, p. 62).
Tout cela est bien beau mais, me dira-t-on fort justement, le père Hugo ne commettait-il pas un sérieux anachronisme en introduisant un rouet à la cour d'Omphale ? Assurément, puisque la première représentation d'un rouet est chinoise et ne date que de 1270... Cela ne signifie pas que le rouet ne soit pas une invention plus ancienne, mais enfin, s'il avait été en usage chez les Grecs, nous en aurions bien évidemment des preuves iconographiques et littéraires. Il reste que le fuseau, dont le rouet est un perfectionnement, possède des valences semblables, ainsi peut-on lire dans le Dictionnaire des Symboles (p. 471) que le fuseau "tourne d'un mouvement uniforme et entraîne la rotation de l'ensemble cosmique. Il indique une sorte d'automatisme dans le système planétaire : la loi de l'éternel retour." Le fuseau apparaît aux mains des Moires, préfigurant les Parques romaines, qui accompagnent les mortels et les dieux au moment de leur naissance et de leur mort. Ce motif fréquent dans l'iconographie funéraire antique se retrouve également dans certaines représentations paléochrétiennes, mais aussi chez Léonard de Vinci avec La Madone aux fuseaux (1501).
Le fuseau préfigure la croix et symbolise évidemment le destin sacrificiel de Jésus. De sa main gauche, Marie entoure l'enfant avec tendresse, mais sa main droite reste suspendue : elle ne peut s'opposer à la destinée (à noter que cette toile, volée dans un château écossais en 2003, a récemment été retrouvée à Glasgow )
Adrien de Barral, dans la Revue du Centre, en 1886, montre que la tradition perdure en Berry d'associer la quenouille au mariage et au baptême, sous les auspices de la Vierge Marie : « Dans une partie du Berry — entre autres, aux environs de Bourges, —vous pouvez voir, dans la chapelle de la sainte Vierge, huit ou dix quenouilles, exposées et rangées sur une espèce de portemanteau en bois. Ces quenouilles ont leur manche brodé (sic) au couteau, historié et enjolivé de dessins variés, de zigzags, de branches de feuillages et de fleurs en saillie. En haut, l'étoupe est emmaillotée de rubans de différentes couleurs, dont les bouts pendent tout autour ... Voici quel en est l'usage : après chaque baptême, on remet une de ces quenouilles à la marraine ; elle l'emporte chez elle, file le chanvre, puis elle refait la quenouille, en y mettant d'autre étoupe et en l'habillant de nouveau. Ordinairement, on renouvelle aussi le manche ; c'est le parrain qui façonne le nouveau bâton, en mettant tous ses soins et tout son goût d'artiste à cette délicate besogne. La marraine alors rapporte aux marguilliers la nouvelle quenouille et leur remet aussi son peloton de fil : ce fil est destiné à être transformé par le tisserand en linge pour l'église.
Les mariées ont aussi leur quenouille. Le dimanche qui suit le mariage, le sacristain, où un fabricien, vient, pendant la grand'messe, remettre à la nouvelle épousée sa quenouille. Elle fait la même chose que la marraine, et le marié confectionne également un nouveau manche festonné. »
02 décembre 2007 | Lien permanent
De Grand à Gracq
"Je ne crois pas, confiait-il, avoir l’esprit religieux : les questions qui passent pour obséder les esprits de ce genre, je ne me les pose à peu près jamais. En revanche – dépourvu que je suis de croyances religieuses – je reste, par une inconséquence que je m’explique mal, extrêmement sensibilisé à toutes les formes que peut revêtir le sacré."
(Julien Gracq, qui êtes-vous ?)
La mort d'un grand écrivain a-t-elle quelque chose à voir avec les vestiges d'un système symbolique archaïque ? N'y a-t-il pas prétention et fantasme à évoquer de possibles résonances entre son oeuvre et les traces qu'on pense encore perceptibles d'une vaste pensée ordonnatrice d'un territoire considéré longtemps comme terre sacrée ? Autrement dit, existe-t-il des liaisons entre la littérature de Julien Gracq et la géographie sacrée du Berry ? Dit comme cela, abruptement, la chose porte à sourire. Pourtant...Pourtant, le 22 décembre, jour de sa disparition - dont la nouvelle ne fut donnée que le dimanche 23 -, j'écrivais le billet La Malnoue, saint Généfort et la Vierge au goître
où j'évoquais la Malnoue, cette rivière souterraine que l'on accuse de provoquer des crues catastrophiques. Je citais un passage du roman de Claude Seignolle, La Malvenue : "En ce moment, sous nos pieds, il y a un grand fleuve qui court d'un bout à l'autre de la grande bouche de la Loire. Toute la Sologne flotte comme ces îlots d'herbes que tu vois sur les étangs. Ce fleuve, d'aucuns l'appellent la Malnoue, on dit qu'il va se jeter dans l'Océan, toujours courant par en dessous la terre." La Loire, nous le savons bien, c'est le fleuve même de Julien Gracq, sur les rives de laquelle il vécut jusqu'au bout, à Saint-Florent-le-Vieil. Plus profondément, c'est le mouvement même de ce courant souterrain, de cette vibration chthonienne qui ne cesse de se retrouver dans l'oeuvre gracquienne. Ce qui importe à l'écrivain, c'est en effet une captation sensible du sous-jacent : "Ce qui est important, ce n'est pas d'avoir un oeil pour des visions flamboyantes, c'est d'être capables par moments de cet état d'écho, de bruissement, de mise en rumeur (...) qui accueille le tout-venant pour en faire aussitôt tout naturellement de l'insolite." (Les yeux bien ouverts.) Philippe Le Guillou, interprète subtil de Gracq, revient sur ce passage en affirmant : Echo, bruissement, mise en rumeur : voilà, dessinés par Gracq, trois modes d'approche - et qui, d'ailleurs, n'en constituent qu'un seul - de l'essence gracquienne. Emotion, vertige et embrasement pour une sourde, polyphonique et souterraine rumeur de Gracq. "( p. 42) Sourde, polyphonique et souterraine rumeur, on ne saurait mieux dire.
Le livre de Le Guillou dont ces mots sont extraits, Fragments d'un visage scriptural, je ne l'ai découvert qu'à l'occasion de la mort de Gracq, à la médiathèque de Châteauroux. Il est paru en 1991 ( comme les Dossiers d'Archéologie sur Grand), alors que Gracq venait d'être publié en Pléiade, honneur rarement accordé à un écrivain encore vivant. Le thème de la rumeur souterraine ne cesse là aussi d'affleurer au fil de pages inspirées, et cela jusque dans la conclusion de l'ouvrage : Sans doute suis-je voué à perpétuellement rêver Gracq. Les liens sont secrets, anciens, profonds, ils sont comme ces rhizomes qui peuplent les douves de l'imaginaire de Gracq, ils ont ce maillage et cette ampleur. Finirons-nous de hanter les lisières du nom de Gracq ? J'aurais voulu tout au long de ces pages, dans le dessin capricieux et nullement concerté de ces fragments, faire entendre le tumulte souterrain de ces alliances et de ces sédimentations, cette langue incomparable, mêlée aux choses, trouée de lunes marines et de soleils damnés, langue qui n'en finit pas de se glisser sur le socle du monde. (p. 134) L'image revient même dans le paragraphe final : "Un immense déchirement travaille en secret la fiction. Les réseaux, les rhizomes d'images et de signes affluent, tressés de guirlandes, de festons ressassés. Montsalvage, dans le silence damné de ses hautes salles, donne à voir ce travail et cette confluence. Nulle vérité, nulle induction ne se dessinent. Une rumeur de charriage, un tumulte de géologie souterraine. C'est le désir qui s'écrit, dans son flux. Amas de signes, de lettres déceptives. Tout au bout des convoitises, dans l'au-delà de la quête, le Graal est une langue. Totale, advenue. Au creux de cette langue, Gracq est un sortilège à naître."(p. 143) [C'est moi qui souligne]
Sortilège, soleil damné, silence damné des hautes salles : revient aussi cette lancinante antienne diabolique qui parcourt aussi les légendes solognotes et qui inspire fortement Claude Seignolle. L'orage qui électrise le corps de la Malvenue, la fait se jeter sur le pauvre Blaise, trouve son répondant dans Le Château d'Argol : Ph. Le Guillou peut en effet écrire : "Gracq naît d'Argol et Argol est la souche astrale qui irradie le corps naissant de Gracq. Une pyrotechnie singulière foudroie les rives de l'Odet. (...) Dans ce cosmos d'eaux, de hêtres transparents, de pierres dolentes et de marées qui passent, un nom éclôt, comme la douve d'un château diamanté, et sur l'Odet nage ce lourd vaisseau d'orage et de Graal. "'p. 18) Un peu plus loin, il développe avec toujours autant d'acuité et de poésie la rencontre de l'eau et du feu : "Je ne cesse, à cet égard, de voir dans la chapelle des Abîmes une de ces possibles sources où le réel s'inverse et se fait soudain poreux aux flèches de foudre de l'imaginaire, de cet ailleurs du rêve se cristallisant soudain, lueur initiatique aux frontières de l'eau et de la forêt, caisson hermétique et plombé, vertigineuse nef en apesanteur dans laquelle risquer la descente sous l'égide des forces rassemblées du soleil et de l'eau." (p. 60)
En regard de cette phrase, il n'est que de citer ce passage d'Emile Thévenot, rapporté par Chantal Bertaux dans le dossier sur Grand : "Aux yeux du primitif, (...) les sources sont le bienfait octroyé par deux puissances divines. De bonne heure ces deux forces ont été perçues comme un couple. Le partenaire masculin, élément moteur, est le Soleil, tenu pour régulateur suprême de toutes les manifestations dont le ciel est le théâtre ; le partenaire féminin n'est autre que la Terre, dont la force génératrice a été pleinement comprise dès que l'agriculture a commencé à se développer. La pluie... est la voie par laquelle s'accomplit la conjonction sacrée du Ciel et la Terre."
Autre convergence manifeste entre l'imaginaire gracquien et la géographie sacrée que nous défrichons ces derniers mois autour des Souvigny : le rôle insigne de la forêt. Philippe Le Guillou encore : "L'imaginaire forestier habite l'espace gracquien (...). Qui accepte l'immersion forestière prend le risque d'un total lâcher d'amarres, d'un complet désancrage hors des catégories stables du réel, qui accepte l'aventure des bois et des chemins perdus sous les voussures d'arbres plonge dans le lit du songe - lit tortueux, éclaté, chaotique, et qui cèle une vérité incertaine, qui ne tient peut-être qu'au mouvement et à l'alentissement même du songe -jusqu'à je ne sais quelle halte, quelle clairière, lieu focal dans l'entrelacs des fûts, aire sacrée, pôle de sacrifice et d'effroi, tertre bousculé du Graal. Car la forêt et l'expérience initiatique et littéraire de la forêt supposent la traversée et l'évidement d'une matière, ombreuse, lourde de remugles et de sphaignes, fondation d'un cadastre archaïque, la transcription verbale et le déchiffrement d'un espace autonome, singulier, avec ses lois, son ordonnance, sa topographie. Surgit un vieux fond de mythe et de terre, une pré-mémoire ténébreuse, touffue, aire de l'animalité et de la nuit, de la bête et des racines nocturnes du songe, qui renvoie le roman et son imaginaire à sa limite et à son origine, au mystère de son surgissement." (p .113/114) Fondation d'un cadastre archaïque : il faut ici prendre les mots dans leur valeur littérale. De quoi est-il ici question sinon de l'établissement d'une géographie sacrée, avec ses lois, son ordonnance, sa topographie ?
Un autre poète, André Velter, dans un hommage moins convenu que la plupart, met en évidence ce mouvement gracquien de mainmise heurtée sur l'espace : "Tous les livres de Julien Gracq manifestent cette aptitude, cette sensibilisation extrême, qui change le plus simple déplacement, la plus courte errance, en éléments d’une quête où le Graal n’est qu’un souffle, une énergie conquise sur l’imaginaire, une subversion du destin. Pour Gracq, le roman n’est pas un territoire balisé, une construction planifiée, mais un mouvement plus ou moins brusqué, avec élan, sursaut, suspens, dont la tentation première est une prise de possession de l’espace." Et il recoupe très exactement les intuitions de Le Guillou sur le complet désancrage hors des catégories stables du réel : "D’où ces personnages au bout et au bord d’eux-mêmes, déstabilisés, désancrés, en état de disponibilité, de vacance, prêts à se découvrir, se dévoiler ou mourir en situation de perpétuel départ. D’où cette mobilité des images, cette simultanéité des perceptions, des sentiments, des pensées, comme si l’auteur-sourcier captait dans le monde et les songes toutes les sources à la fois et tentait, par le glissement des mots, par le déversement des phrases, de transmuer cette ivresse pure en possible plénitude.
En plénitude physique s’entend, car rien n’est moins ineffable que l’écriture hautement charnelle de Gracq, car rien n’est moins désincarné que sa bouleversante respiration."
Au final, comment s'étonner de ces multiples coïncidences quand Julien Gracq lui-même affirmait dans Lettrines que "Comme un organisme, un roman vit d'échanges multipliés [..] Et comme toute oeuvre d'art, il vit d'une entrée en résonance universelle - son secret est la création d'un milieu homogène, d'un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens." *
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* Cette dernière citation est rapportée de l'ouvrage de Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, coll. Les Contemporains, Seuil, mars 1991, acheté en mai 1991.
15 janvier 2008 | Lien permanent | Commentaires (2)
Les Vergers du Ciel
Retour dans la blogosphère, et pas fier pour autant, car tout d'abord, du programme gaillardement annoncé dans la dernière note, il me faut bien avouer que je n'ai pas accompli l'ombre d'un début de commencement : Berque ? Dupront ? Toujours pas lus, toujours en souffrance dans le rayonnage des livres essentiels à lire impérativement... Le texte sur Glastonbury, le retour sur l'Homme Sauvage : procrastinés, oubliés, négligés. L'index, ah oui l'index, qui serait si commode, même pour moi : reporté à la Saint-Glinglin (son hagiographie reste à écrire, à celui-ci). Bon, le bilan n'est pas glorieux, mais c'est qu'en ces mois estivaux d'autres lectures se sont imposées, m'ouvrant d'autres horizons, parfois bien éloignées de la stricte géographie sacrée. Je me suis dispersé, éparpillé, et puis voilà, c'est l'automne et je vois bien qu'il faut que je me rassemble, que j'en termine avec cette circumambulation berrichonne. Une fin provisoire, je le sais déjà, j'ai mis seize ans à reprendre l'étude, 1989 – 2005, et peut-être qu'au bout de ce périple, j'en aurai ras le bol des symboles, des capricornes et des centaures, des taureaux et des verseaux. La différence, c'est que la chose ne dormira plus dans les tiroirs, elle se sera infusée dans l'imprévisible tissu de l'internet. Elle ne m'appartiendra plus complètement. Bien malin qui pourra dire ce qu'il en adviendra.
Avant d'en revenir à mon objet principal dans une note prochaine (la stratégie dilatoire a la peau dure...), j'ai le plus vif désir de vous conter la dernière coïncidence dont je fus le témoin, auditif en premier lieu.
Allant, le vendredi 8 septembre, en voiture d'Orsennes à Argenton, je tombe sur l'émission A voix nue, de France-Culture, où Sophie Naulleau reçoit pour le dernier jour Jean-Pierre Sicre, fondateur des éditions Phébus. J'avais déjà surpris une bribe d'entretien un des jours précédents et j'écoute avec plaisir cet amoureux des livres et du bon vin.
« Un regret, c'est de ne pas avoir publié un romancier que j'adorais immensément, qui était Christian Charrière qui avait publié ses meilleurs livres chez Fayard dans les années 70, et qui se trouve être à mes yeux le plus grand romancier des années 70, avec le Tournier de la bonne époque et un ou deux livres de Georges Walter (...) notamment ces sublimes Enfants d'Attila qu'adorait tant Vialatte, mais Christian Charrière s'était arrêté au début des années 80 d'écrire. J'avais réussi à le persuader (...) de revenir au roman après plus de vingt ans d'absence, et il est mort l'été dernier. Ça, c'est un grand regret. Restent les livres (...), notamment les sublimes Vergers du Ciel qui est pour moi un des grands livres de littérature de son époque. »
Je ne connais pas George Walter, mais je me souvenais encore de la Forêt d'Iscambe de Christian Charrière, lu dans les années 80, cette pérégrination dans une France recouverte par la jungle et où les héros prenaient les vestiges des stations-service pour des temples dédiés au dieu Antar et à la déesse Shell... Là-dessus, j'arrive - aux alentours de midi – à Argenton-sur-Creuse où j'ai coutume de hanter à cette heure-ci la Maison de la Presse. Presque en face, de l'autre côté de la rue, une petite librairie étroite et peu avenante a disposé sur le trottoir deux étals de bouquins d'occasion. N'ayant point trouvé pitance à la Maison de la Presse, je traverse à tout hasard. Surprise, parmi la petite cinquantaine de volumes qui s'offrent là, défraîchis, jaunis, à vrai dire peu ragoûtants, je remarque Les Vergers du Ciel, encore adorné du bandeau Christian Charrière... L'édition originale de 1975. Ce n'est pas tout, trois ouvrages plus loin, que vois-je ? Les Enfants d'Attila, de Georges Walter. Les deux livres que Sicre vient de citer il y a quelques minutes... Pour la bagatelle de six euros, je m'en rends possesseur.
Cela sonne bien sûr comme un signe, un appel. C'est comme si des puissances tutélaires vous accordaient une grâce soudaine. Maintenant, quel sens donner à cette rencontre ? Je me dis que peut-être un de ces livres va m'apporter un enseignement essentiel. Rien n'est moins sûr. Pourtant, peu de temps après, j'abandonne mes autres lectures en cours pour Les Vergers du Ciel. Au départ, je suis séduit par l'écriture, le lyrisme de la phrase, les images riches et nombreuses, même si l'intrigue m'indiffère, voire m'ennuie. Mais je reconnais que ces vergers perchés au sommet de la ville, qui laissent choir leurs fruits de lumière sur les maisons en contrebas et la rivière ombreuse, exhalent une réelle poésie. Je vais donc dans ma lecture comme un orpailleur à la recherche de la pépite. Mais la quête s'avère vaine, ou je ne sais pas voir. Plus l'histoire avance et moins j'y adhère ; certaines figures de style me semblent trop récurrentes et surtout je me fatigue de cette thématique de l'ombre et de la lumière infiniment ressassée, au point de presque faire système. Et je crois comprendre pourquoi Charrière a abandonné le roman pour se consacrer à des essais de spiritualité, de symbologie et d'interprétation des rêves. Quelque chose de desséchant est en germe dans cette fiction, une sorte de vision jungienne trop univoque. Au bout du compte, je laisse tomber, je rends les armes à la moitié du livre. Non sans quelque remords, mais je n'en pouvais plus.
Tout ça pour ça ? Cette belle coïncidence pour ce lâchage final ? Cela pose question, en effet. Pourtant, examinons l'affaire de plus belle. Il y a matière à glose : c'est à Argenton, placé sur l'axe équinoxial, au départ du circuit zodiacal, que j'ai trouvé le livre. Equinoxe, équilibre de l'ombre et de la lumière qui trouve place fin septembre. Or, je l'apprendrai un peu plus tard sur un site web, c'est le 11 septembre 2005 que Christian Charrière a rendu l'âme. La maison Phébus, de Jean-Pierre Sicre, tire, elle, son nom du dieu solaire, apparenté à Apollon.
Mais nous sommes souvent devant les coïncidences comme des spectateurs stupéfiés ne sachant que penser de ce qui nous frappe, de ce qui nous étonne au sens presque étymologique du terme. Ce sont de petits récits qui nous laissent interdits, nous laissent juste entrevoir un ordre caché du monde, et je repense en écrivant ceci à ces lignes de J.B. Pontalis lus ce soir-même :
« Anton Ehrenzweig a parlé d’un « ordre caché de l’art ». L’ordre visible, je n’en veux pas. J’y vois l’ombre de la mort. Le chaos m’angoisse. Ce que je cherche dans l’art et d’abord dans la psychanalyse, c’est l’ordre caché dont personne ne peut se prévaloir d’être le maître. Un ordre qui, loin de lutter contre le désordre, ne fait qu’un avec lui. »
Mais je pense encore que je n'ai pas encore lu, ni même exploré sommairement Les Enfants d'Attila, l'autre livre. Et que peut-être...
23 septembre 2006 | Lien permanent | Commentaires (3)
L'alouette et le buis
Simone, ma grand-mère, est morte. Elle était âgée de 95 ans, les souffrances avaient été vives et nombreuses ces dernières années, et ce départ est plutôt pour elle un soulagement. N'y voyant et n'y entendant plus que très mal, ne pouvant plus se déplacer seule, elle avait à peu près perdu le goût de vivre. Depuis 2002, où elle était allée vivre chez l'un de ses fils, je ne lui apportais plus ces livres en gros caractères de la bibliothèque d e La Châtre où j'avais pris spécialement pour elle un abonnement. Avant cette date, pendant des années, je l'avais alimentée de littérature régionale, celle qu'elle préférait, car elle avait souvent pour thème les campagnes et les destins paysans, histoires du seul monde qu'elle ait jamais connu. Car, en presque un siècle d'existence, je ne pense pas qu'elle se soit souvent aventurée au-delà même des limites de sa commune et de son hameau. Et pourtant, sa destinée fut marquée et ô combien par les charivaris du monde, le bruit et la fureur de ce terrible vingtième siècle.
Née donc le 10 octobre 1915, elle ne connaîtra pas son père, emporté très vite par la guerre. Et comme sa mère n'était pas mariée, elle ne connaîtra pas plus le père et la mère de son père, et ce sont ses grands-parents maternels qui pratiquement l'élevèrent. Elle se marie jeune, en 1933, avec Lucien, mon grand-père, rencontré, m'a-t-elle raconté, alors qu'ils menaient tous deux, sur un chemin, des boeufs et des vaches. En 1940, Lucien est fait prisonnier. Il ne reviendra qu'en mai 45. Pendant cinq longues années, Simone élevera seule trois petits enfants, dont l'aîné est mon père.
A Bouesse, dans la petite église, eurent lieu vendredi les obsèques. Ses sept enfants étaient là, ainsi que bon nombre de petits et arrière-petits enfants. Juste avant l'office, la tante qui s'est occupée d'elle jusqu'au dernier moment me demanda si j'avais prévu de dire quelque chose. J' y avais pensé, certes, mais je ne m'estimais pas plus légitime qu'un autre pour prononcer quelques mots d'hommage, et je n'avais donc rien préparé. Cependant, personne n'ayant rien préparé non plus, sauf des lectures d'évangile, je me sentis autorisé et même presque contraint à me lancer : elle ne pouvait pas partir sans que quelques paroles ne lui soient spécialement dédiées, sans que sa mémoire ne fût évoquée, de façon simple et concrète. Je sentais que je devais être la voix de tous ceux qui étaient cet après-midi rassemblés.
Dehors la neige tourbillonnait devant les anges, placées là pour les fêtes, qui gardaient la porte de l'église, et le froid intense rappela à ma propre mère celui qui sévissait il y avait tout juste 50 ans, dans cette même église, à l'occasion d'un événement qui n'était autre que mon baptême. Pour être exact, c'était le jour de Noël, mais le jeune prêtre rappela que la messe d'enterrement devait être célébrée de bon matin le lendemain même de ces funérailles : c'est donc exactement 50 ans, jour pour jour, qui séparent mon baptême et le dernier au revoir à ma grand-mère. Et je ne pouvais pas ne pas songer à cet article écrit ici-même pour mes 50 ans, où la neige et la guerre de 14 avaient bonne place déjà. Et, à cette date, rien ne laissait augurer de la rapide dégradation de santé de Simone.
Et les échos à la géographie sacrée dans les bornes mêmes de son existence ne sont pas niables : née dans la commune voisine de Malicornay, au lieu-dit l'Alouette, et décédée à La Verrerie, commune de Bouesse, elle est allée symboliquement de Bélier à Poissons, du premier au douzième signe du zodiaque. Il y aurait beaucoup à dire sur l'alouette, oiseau sacré des Gaulois, dont les ailes ornaient les casques d'une légion gallo-romaine fondée par César. L'alouette qui chante dès le matin exalte les valeurs du premier signe de printemps : « Son envol dans la claire lumière du matin évoque l'ardeur d'un élan juvénile, la ferveur, la joie manifeste de la vie. », note le Dictionnaire des Symboles (Robert Laffont, 1982, p. 25).
Née le 10 octobre, elle est Balance, l'autre signe équinoxial, mais sa mort le 21 décembre la rattache au solstice.
Et je rappelerai que Bouesse est placée presque au centre du carré barlong de Saint-Genou, le carré sacré du buis, découvert en 2008.
La diagonale SO-NO prend Bouesse et Malicornay dans sa visée. C'est sur la route de Buxières d'Aillac, l'autre village portant le buis dans son étymologie , que se situe le petit cimetière où nous accompagnâmes, à travers la bourrasque neigeuse, Simone pour son dernier voyage. C'est le lieu de rappeler aussi que le buis est, de par sa longévité, symbole d'immortalité et de la résurrection du Christ.
De l' alouette au buis, de la naissance au terme, que la vie de mon aïeule s'inscrive ainsi avec tant de précision sur les lignes de force d'une géographie symbolique immémoriale me laisse comme étonné et perplexe. Quelles places accordées respectivement à la détermination et à la liberté ? Que penser au fond de cette nouvelle énigme ? De cet intime tissage de nos destins ?
26 décembre 2010 | Lien permanent | Commentaires (7)
De la Brenne comme abîme
C'est aujourd'hui que, bloqué à la maison à cause de la grippe, je reçois enfin Evocations de l'esprit des lieux, l'ouvrage de Guy-René Doumayrou que j'ai commandé sur le net voici quinze jours. Je l'ai déjà dit, jusque là je n'avais connaissance de ce livre que par le site néerlandais Kunstgeografie. Et c'est donc avec beaucoup d'émotion que j'ai déchiré l'enveloppe cartonnée qui l'entourait. Après un rapide survol de l'ensemble, je me suis bien sûr immédiatement reporté aux pages sur la Brenne, que je citais naguère : "Plus fort encore, la Brenne est au centre d'un triangle des Gaules dont les sommets sont Sein, Planès et Syren en Luxembourg. Très exactement, c'est un étang, dit du Bois-Secret, qui constitue le centre très précis de cette vaste géométrie."
Voici la dite figure, empruntée à Kunstgeografie (qui reproduit celle du livre) :
Et le commentaire de Doumayrou sur la Brenne :
"Les trois hauteurs d'un triangle équilatéral se croisent en un point qui en est le centre de gravité. C'est le lieu privilégié de l'action concertée des trois forces agissantes, le réel ombilic de la Gaule géosymbolique, l'abîme (page 188) où le corps primitif s'écroule dans la confusion des éléments nourriciers de l'étoile. C'est l'équivalent exact du "puisard central" des habitations anciennes (page 73), autour duquel tournait, comme un petit monde, toute l'activité domestique, correspondant, sur un autre registre rituel, à la crypte ou à l'autel des sanctuaires. C'est un vide hanté par l'esprit impérissable du mort tutélaire, allégorique de ce "rien dans quoi gît tout", fusée fine du moyeu de la roue et ordonnateur des révolutions. C'est l'espace informel de tous les possibles, que n'admet aucune particularisation et les présage toutes, l'invivable foyer de la vie." (page 216)
L'abîme, nous apprend la page 188 à laquelle nous renvoie Doumayrou (mais nous ne l'ignorions pas), désigne en héraldique le centre de l'écu, aussi appelé coeur. "Cet abîme, à Toulouse, était matérialisée par la plaine marécageuse où se perdit le trésor de Delphes, au nord de la cité." Trésor dérobé selon les récits sans doute mythiques par les gaulois Volques sous la conduite de Brennus. Bizarrement, Doumayrou ne fait pas de rapprochement avec le nom même de la Brenne, qui pourtant proviendrait du gaulois "brenno", marécageux, boueux (Dottin, 1920, cité par Stéphane Gendron).
Mais reprenons le fil du commentaire de Doumayrou : "On peut le reconnaître encore de nos jours : il se présente comme un territoire déshérité, situé entre Berry et Poitou, la Brenne. Plat pays de bosquets et d'étangs où, en dépit des tentatives de mise en valeur analogues à celles qui trouvèrent quelque succès en Sologne, l'on a dû renoncer à toute forme d'exploitation agricole, hormis un peu d'élevage. [Ici Doumayrou force un peu le trait, voir le site du parc de la Brenne, mais il est vrai que les sols pauvres de la Brenne ne permettent guère qu'une agriculture extensive ; longtemps insalubre et ravagée par la fièvre jaune, la région était très isolée et ne disposait même pas de routes la traversant dans toute sa longueur] Les oiseaux et les poissons continuent d'y déployer une exubérance qui peut faire croire à l'inépuisable générosité de la Mère Nature, encore que, comme partout désormais, la clotûre de fil de fer y insinue méticuleusement ses réseaux excessifs. Le centre du triangle se repère sans difficulté sur la carte. Il erre sur le terrain à la surface d'un plan d'eau appelé, comme pour dissiper tout scepticisme, l'Etang du Bois-Secret : c'est probablement "l'abîme de la végétativité informelle". Un autre, plus au sud, se nomme l'étang de la Mer Rouge, afin que nul ne puisse mettre en doute l'allusion à l'Art d'Hermès."
A l'appui de cette assertion, il cite l'alchimiste allemand Michel Maïer (1568-1622) dans son ouvrage Atalanta Fugiens, Emblème XXXI : "C'est la Mer Rouge qui est sujette au Tropique du Cancer, dans laquelle il n'est pas sûr aux navires chargés ou entourés de fer de naviguer à cause que dans son fond il y a une grande quantité de pierre d'aimant."
La traduction me semble confuse, par rapport à celle donnée par le site Hdelboy.club : "Veut-on savoir ce qu’est cette mer ? Je réponds qu’il s’agit de la mer Erythrée ou mer Rouge, située sous le Tropique du Cancer. Le fond de cette mer contient en abondance des pierres magnétiques ; aussi la traversée en est-elle dangereuse pour les navires dont la charpente est consolidée à l’aide de fer, ou qui sont chargés de ce métal, car ils pourraient facilement être entraînés au fond par le pouvoir de l’aimant."
Bon, il reste que selon les traditions locales rapportées par Chantal de la Véronne (La Brenne, histoire et traditions, Tours, 1971, 2ème édition), le nom de Mer Rouge aurait été donné à l'étang du Bouchet (plus vaste étang brennou) par le seigneur du lieu, Aimery Sénebaud, en souvenir des Croisades, où il aurait partagé la captivité de Saint Louis. Doit-on trancher en faveur d'une des deux hypothèses ? Je ne le pense pas, elles recouvrent certainement un semblable humus symbolique. On a déjà vu le pélerinage se présenter comme l'image de la pratique alchimique, du cheminement vers l'Oeuvre. Et ne trouve-t-on pas ici, dans les deux histoires, référence commune à un roi ? L'emblème de Maïer qui correspond au texte cité est en effet celui-ci :
précédé du texte suivant :
Rex natans in mari, clamans altâ voce ; Qui me eripiet, ingens praemium habebit.
(Le Roi nageant dans la mer crie d’une voix forte : Qui me sauvera obtiendra une récompense merveilleuse)
01 février 2009 | Lien permanent | Commentaires (2)
Retour sur Jean-Pierre Le Goff
Je ne visite pas de manière systématique les sites qui sont sur ma liste de liens. Je clique au hasard des envies, poussé par une curiosité erratique qui ne cherche guère à expliquer ce qui la meut. Hier j'ai ainsi ouvert sans raison particulière le lien qui mène à Quaternité, un des blogs de Rémi Schultz, grand facteur de coïncidences. Je tombe donc sur son dernier article, publié le 1. 1. 11., Arisu n'est plus ici. Les premières lignes m'ont saisi immédiatement : « Une récente coïncidence m'invite à consacrer ce premier billet de 2011 à Jean-Pierre Le Goff, à plusieurs reprises évoqué sur mes pages pour les aventures partagées ensemble. Hélas Jean-Pierre n'est plus totalement parmi nous depuis trois ans, atteint de la terrible maladie d'Alzheimer. Depuis 2008 ses nombreux amis ne reçoivent plus ses courriers, invitations à d'étranges interventions motivées par les méandres de l'insatiable curiosité de Jean-Pierre, éternel émerveillé des coïncidences tissant ce monde. »
Dois-je rappeler que j'ai découvert l'an dernier Jean-Pierre Le Goff et que j'ai entrepris de revenir sur les traces de ses pérégrinations berrichonnes : « J'ai dû rendre à la médiathèque le livre de Jean-Pierre Le Goff. J'en ai photocopié auparavant toutes les pages qui font mention d'un site berrichon, cela fait un beau recueil. J'ai l'intention de consacrer une note à chacun des chapitres concernés, en me rendant si possible sur les lieux désignés. Une sorte d'inventaire berrichon des lieux legoffiens. J'ai d'autant plus de volonté d'accomplir cette sorte de pélerinage que j'ai appris récemment, de la bouche de quelqu'un qui l'a connu, et qui reçut plusieurs de ces missives que le poète adressait à ses amis, que Jean-Pierre Le Goff était hélas très malade. Ce qui sincèrement m'attrista. Je ne cherche pas, je l'ai dit, à contacter les auteurs que je cite ici : je laisse oeuvrer le seul hasard, comptant sur sa malice. Mais aujourd'hui je sais que le hasard ne me servira pas, qu'il n'est pas même d'attente possible. J'irai donc sur les traces de JPLG, ce sera mon hommage à lui rendu. »
Je dois avouer maintenant que cette entreprise n'a pas beaucoup avancé, qu'elle est même au point mort. Mais je n'y ai pas renoncé et cette nouvelle rencontre m'aiguillonne, je compte bien un jour ou l'autre aller voir la pierre à sexe de Pouligny Saint-Pierre, prochaine étape de cet intinéraire legoffien.
Revenons à Rémi Schultz : dans son article il décrit comment JPLG est devenu, sous le nom d'Arisu, l'un des personnages de l'album de BD, Demi-tour , de Frédéric Boilet et Benoît Peeters. Album dont Rémi a eu connaissance par un autre de ses amis : « Lorsque Bruno Duval, ami de longue date de Jean-Pierre, m'a appris la parution de Demi-tour 2.0, où Le Goff était devenu Arisu, j'ai instantanément pensé à son intérêt pour le carré Iuras, anagramme d'Arisu, et à Römer/Rohmer, pseudonyme du réalisateur du Rayon Vert, constituant selon ses dires une anagramme. »
Je ne peux reprendre ici tout le cheminement foisonnant de Rémi Schultz, qui nous offre un vrai tourbillon de coincidences, et je vais tout de suite à ce qui fait directement écho, en dehors de la référence à JPLG, à mes propres circuits symboliques : « Je dois donc à Bruno Duval de m'avoir fait connaître en 2001 le premier Demi-tour, puis le second très récemment. Je l'ai vu en décembre à Paris où je lui ai fait part d'une info concernant sa date de naissance à laquelle il prête une signification essentielle, le 17 février : Marie-Louise von Franz, considérée comme la continuatrice de Jung, est morte le 17 février 1998.
Bruno m'a annoncé en retour la parution de Demi-tour 2.0, avec ses compléments où les auteurs parlaient de Jean-Pierre Le Goff, mais aussi de lui-même. C'est que l'album était paru en février 97, et qu'un ami genevois le lui avait offert pour son 50e anniversaire, sans savoir qu'il connaissait le Le Goff y apparaissant. »
Evidemment, ce 50e anniversaire ne peut manquer de m'interpeller, moi qui vient juste de le dépasser et qui en a donné un écho sur ce site. Il se trouve que ce nombre de 50 fait sens aussi pour Rémi Schultz : « J'hésite à annoncer à mon (demi-)tour que j'ai vu moi aussi des signes me concernant dans Demi-tour, ce dont j'ai parlé en 2001 dans la revue Pan de la Pansémiotique, mais ces "signes" se sont renforcés avec la nouvelle version et ma récente perspective jungienne.
D'abord cette histoire de 50-50 à Dijon entre deux trains. Depuis notre installation en Provence en 1984, je vais plusieurs fois par an à Paris, et j'ai évité le plus longtemps possible le TGV, avec un voyage durant toute la journée s'achevant par le train 5050 partant de Lyon et arrivant à Paris vers 19:37. Puis il a fallu prendre un autre train à Lyon, correspondance à Dijon avec le 5050, et enfin la SNCF semble s'être ingéniée à supprimer toute possibilité de rallier Paris depuis Digne dans la journée sans TGV.
Je regrette ces longs trajets dans des wagons parfois déserts, propices à la méditation, et je me rappelle notamment que c'est dans le 5050 que j'ai en 1994 fait la découverte essentielle sur le vers de Virgile Ducite ab urbe domum..., future trame de mon unique roman Sous les pans du bizarre, publié en novembre 2000 peu après mes 50 ans (je suis né en 50). »
Cette incursion dans la bande dessinée m'incite maintenant à mentionner une autre piste que j'ai tu jusqu'à présent, une autre résonance à ma cinquantaine que j'avais consigné dans mes carnets privés : « J'en ai reçu une autre manifestation, un peu après midi, dans ma voiture, alors que j'écoutais France-Culture en me rendant à La Châtre. L'émission tournait autour de la bande dessinée, il était question de David Mazzuchelli, dont le roman graphique Asterios Polyp vient d'être édité par Casterman. Chef d'oeuvre, assurent certains. Le fait est que l'histoire est celle d'un homme de cinquante ans qui va brutalement changer de vie. Extrait de la présentation de Casterman :
Fils d’immigrant, Asterios Polyp est l’archétype du brillant universitaire américain de la côte est. Un intellectuel plein de charme et d’assurance, tour à tour cynique, séducteur ou arrogant. Mais le personnage social sophistiqué qu’Astérios s’est composé avec soin va voler en éclats par une nuit d’orage, alors qu’il vient d’avoir cinquante ans. Jeté à la rue par l’incendie accidentel de son appartement, Asterios bouleversé part au hasard d’un bus Greyhound, comme s’il larguait soudain les amarres de toute une vie…
L'oeuvre n'est pas bien sûr sans référence autobiographique, puisque David Mazzuchelli est né à Rhode Island le 21 septembre 1960, donc la même année que moi (qui suis né le 28 novembre). »
Entre les deux albums, Demi-tour 2.0 et Astérios Polyp, j'entrevois maintenant d'autres relations et points communs. Ce sera pour un prochain billet.
19 janvier 2011 | Lien permanent | Commentaires (2)
Memoria et littérature
"Après notre déménagement de notre village natal de W. dans la petite ville de S., distante de dix-neuf kilomètres, en décembre 1952, dans le camion du transporteur Alpenvogel, mon horizon musical commença à s'élargir peu à peu. J'entendis Bereyter, l'instituteur, qui lors des sorties de classe que nous faisions avec lui emportait toujours sa clarinette dans une vieille chaussette, exactement comme le philosophe Wittgenstein, jouer diverses pièces et mélodies ravissantes, dont je ne savais pas qu'elles étaient de Mozart ou de Brahms ou tirées d'un opéra de Vincenzo Bellini. Bien des années plus tard, lorsque par un de ces hasards qui n'en sont pas, j'allumai la radio de ma voiture en rentrant chez moi dans la nuit, au moment précis où retentit le thème, si souvent joué par Bereyter, du deuxième mouvement du quintette avec clarinette de Brahms et où je le reconnus après tout ce temps passé, je fus effleuré à l'instant de cette reconnaissance, par ce sentiment si rare dans notre vie émotionnelle d'une presque totale apesanteur."
W.G. Sebald (Moments musicaux, in Campo Santo, pp. 217-218)
Voilà, dans l'un des derniers courts essais de Campo Santo, un exemple caractéristique de coïncidence sébaldienne. Il faut noter la précision du souvenir, jusque dans le déménagement compris comme rupture et dont la date, la distance et même le moyen de transport utilisé sont minutieusement renseignés. Détails qu'on pourrait juger facilement inutiles, mais que Sebald ne néglige jamais, ainsi la mention de la vieille chaussette qui nous conduit directement à Wittgenstein, libère en nous des images et entretient une sorte de suspense. Le hasard qui n'en est pas un n'est pas simplement enregistré comme une curiosité, un soubresaut de l'intellect, bien au contraire il provoque un affect puissant et la phrase se termine par ce mot d'apesanteur qui nous laisse à notre tour interloqué. Ce qui se joue là, en cet instant, remue les tréfonds de l'être.
Dans l'essai suivant, Sebald évoque la visite qu'il fit en mai 1976, à Stuttgart, au peintre Jan Peter Tripp. D'une gravure qui lui offrit celui-ci - représentant le magistrat Daniel Paul Schreber avec une araignée dans le crâne - il voit l'origine de nombreux textes qu'il écrivit par la suite, "y compris le procédé, le respect scrupuleux de la perspective historique, le patient travail de ciselure et la mise en relation, dans le style de la nature morte, de choses qui semblent fort éloignées entre elles." "Depuis, continue-t-il, je n'arrête pas de me demander quels sont ces liens invisibles qui déterminent notre vie, par où passent ces fils, ce qui relie par exemple ma visite dans la Reinburgstrasse au fait que là-bas, dans les premières années d'après-guerre, il exista un camp pour ceux qu'on appelait les displaced persons, dans lequel environ cent quatre-vingt policiers de Stuttgart firent le 29 mars 1946 une rafle au cours de laquelle, bien qu'ils n'aient découvert d'autres qu'un petit trafic d'oeufs, des coups de feu furent tirés, tuant un réfugié qui venait tout juste de retrouver sa femme et ses deux enfants."
Sebald terminé, je me plongeai dans la lecture de deux autres livres a priori sans aucun rapport avec celui-ci. L'un des deux (je parlerai de l'autre dans un prochain billet) était l'essai de Mary Carruthers, Machina memorialis, sous-titré Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Age, publié en 2002 dans la Bibliothèque des Histoires, chez Gallimard, acheté l'été dernier à l'abbaye de Saint-Savin. Je regrette presque de ne l'avoir pas abordé plus tôt, car il est absolument passionnant, et je n'arrête pas d'user mon crayon de papier dans le soulignage de maints et maints passages. L'art de la mémoire dans la méditation monastique, que l'universitaire américaine décrit à la suite des travaux pionniers de Frances Yates, loin de n'être qu'un exercice d'érudition déjà intéressant en soi, nous questionne aussi dans notre appréhension du monde contemporain. La géographie sacrée qui m'occupe trouve dans cette étude un écho inattendu, mais je reviendrai aussi là-dessus quelque jour. Qu'il me suffise aujourd'hui de souligner que j'ai pensé souvent à Sebald en découvrant le fonctionnement de la machina memorialis médiévale : la memoria ne devant pas être, comme souvent dans notre conception moderne, envisagée de façon réductrice comme un pur instrument de stockage d'informations, elle apparaît au-delà de cette fonction d'inventaire comme une fabrique de pensée propice à l'invention.
Les lieux de mémoire, architectures, manuscrits, cartes du ciel, sont les supports d'une activité qu'on peut qualifier de proprement "créatrice" : "Les visiteurs, écrit Mary Carruthers, page 58, "puisent" dans le matériau offert par le monument diverses "choses" (divers contenus) qu'ils vont ensuite "rassembler" pour les insérer dans leur propre histoire." Elle évoque ainsi les "réseaux de mémoire" des chrétiens lettrés, qui leur permettent de dépasser le sens littéral donné au texte biblique pour aller vers les "significations mystiques", qui seules distinguent l'infidèle du fidèle, selon Pietro Chrysologus, évêque de Ravenne au Vème siècle, confident de l'impératrice Galla Placidia (voir page 64).
Friedrich Hölderlin
N'est-ce pas à une semblable opération que se livre Sebald lorsqu'il écrit que "La seule chose peut-être à ajouter est que nous nous souvenons et peu à peu apprenons à comprendre qu'il existe des rapports bizarres, sans aucune logique de cause à effet, par exemple entre la ville de Stuttgart, ancienne résidence princière et plus tard ville industrielle, et la ville française de Tulle, s'étendant sur sept collines (...), Tulle en Corrèze par où Hölderlin passa en allant à Bordeaux et où le 9 juin 1944, trois semaines exactement après que je vis, comme l'on dit, la lumière du jour à Wertach, dans la maison Seefelder, et presque jour pour jour cent un ans après la mort de Hölderlin, la totalité de la population masculine de la ville a été regroupée dans la cour d'une usine d'armement par la division SS Das Reich envoyée en mission de représailles. Parmi eux, quatre-vingt-dix-neuf hommes de tous âges, au cours de cette journée noire dont l'ombre plane encore aujourd'hui sur l'esprit des habitants de la ville, ont été pendus aux lampadaires et aux balcons du quartier de Souillac." ?
Cela le conduit à poser la grave question : A quoi bon, alors, la littérature ? Il cite alors un passage de l'Elégie de Hölderlin :
Soll es werden Auch mir, wie den tausenden, die in den Tagen ihres Frühlings doch Auch ahnend und liebend gelebt aber am trunkenen tag von den rächenden Parzen ergriffen, ohne Klag und Gesang heimlich hinuntergeführt, dort im allzunüchternen Reich, dort büSen im Dunleln, wo die langsame Zeit bei Frost und Dürre sie zahlen, nur in Seufzern der Mensch noch die Unsterblichen preist.1? Le regard synoptique qui dans ces vers survole la frontière de la mort est assombri et néanmoins illumine le souvenir de ceux qui ont subi la plus grande injustice. Il y a de nombreuses formes d’écriture ; mais c’est seulement dans la littérature que l’on a affaire, au-delà de l’enregistrement des faits et au-delà de la science, à une tentative de restitution.
W.G. Sebald, Campo Santo, Une tentative de restitution, éditions Actes Sud, 2009, p. 238
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1. « En adviendra-t-il de moi comme de ces milliers d’autres qui ont vécu/les jours de leur printemps dans l’aspiration et l’amour/mais au jour de l’ivresse saisis par les Parques vengeresses/ont été en secret , sans cri ni complainte, menés/là-bas dans le trop austère royaume/là-bas expient dans l’obscurité/où sous un éclat trompeur se déchaine une folle agitation/où l’homme ne loue plus qu’en soupirant sans cesse les immortels. » Friedrich Hölderlin, Élégie, ed. Beisner, Carl Hanser Verlag, Munich 1970, t.1, p.264. (Passage de Sebald cité par Sylvie Durbec dans Poezibao)
13 août 2009 | Lien permanent