06 décembre 2007
Le chaos et la forêt
Hé Dieux! que le temps m'anuie,
Un jour m'est une sepmaine;
Plus qu'en yver longue pluie,
M'est ceste saison grevaine.
Helas! car j'ay la quartaine,
Qui me rent toute estourdie
Souvent et de tristour pleine:
Ce me fait la maladie.
Christine de Pizan (Ballade XLIII)
Revenons sur l'axe Saint-Genou ¬ Saint-Ambroix, parallèle d'où a émergé la géométrie sacrée de saint Outrille et de saint Phalier : j'ai pu mettre en évidence le point commun entre les deux saints donnant leur nom aux deux localités, à savoir que tous les deux furent évêques de Cahors. Cette dernière ville devant être mise en rapport elle-même avec le chaos.
L'autre grande direction cardinale issue de Saint-Genou, son méridien, nous avait amenés à Sainte-Gemme et au bois de Souvigny, toponyme dont un inventaire a mis « en lumière un complexe cultuel situé sur des zones frontalières, au coeur d'un massif forestier, en relation avec les puissances souterraines incarnées par la présence de sources sacrées. Si l'on recherche quelle divinité celtique pourrait bien avoir été au centre d'un tel complexe, on ne peut que penser au Silvain gallo-romain, assimilé au gaulois Sucellus, le dieu au maillet que j'ai déjà évoqué au sujet de Levroux. »
Christine de Pizan instruisant son fils
Or, les thématiques portées par ces deux directions cardinales, le parallèle et le méridien, ne sont pas sans lien dans l'imaginaire des hommes du Moyen Age ; c'est ce que j'ai découvert grâce à un de ces livres glanés au Bleu fouillis des mots, la librairie d'ancien de Châteauroux. Dans La couleur de la mélancolie sous-titrée La fréquentation des livres au XIVe siècle 1300-1415 (Hatier, 1993), Jacqueline Cerquiglini-Toulet écrit que la matière, « c'est l'unité primitive, le chaos primordial tel que Christine de Pizan le présente au début de L'Advision, l'indivision première.
Le grand ymage, dont a son commencement ce dit livre parle, pour tout le monde puet estre pris ; c'est asavoir ciel, terre et abeisme. Son nom qu'escript en son front portoit, c'est assavoir Chaoz, puet estre entendu que a son commencement les pouetes anciens nommerent la masse que Dieu fourma, dont il trey ciel et terre et toutes choses, chaos, qui est a dire confusion, qui encore assez est au monde. Les .ii. Conduis qu'il avoit par ou peüz estoit et purgiéz se puet entendre la naissance de toutes corporelles choses, et aussi la mort de toute creature vive.
« Glose sur la premiere partie de ce present volume », in L'Advision Christine (Ed. C. Réno), pp. 1-2.
( La grande image dont parle ce livre à son début peut être prise pour l'ensemble du monde ; à savoir le ciel, la terre et l'abîme. Le nom qu'elle porte écrit à son front, chaos, peut être entendu de cette manière : au commencement du monde, les anciens poètes nommèrent la masse que Dieu forma et dont il tira le ciel, la terre et toutes choses, chaos, c'est-à-dire confusion, laquelle est encore bien présente dans ce monde. Par les deux tuyaux de l'image, par lesquels elle était nourrie et purgée, on peut comprendre la naissance de toutes les choses corporelles, et aussi la mort de toute créature vivante.) »
L'auteur poursuit ainsi : « Ce chaos peut être vu comme forêt, materia prima, hylè des Grecs. C'est la forêt obscure dans laquelle se trouve Dante au début de La Divine Comédie, « chose dure à dire, sauvage et âpre et forte » (Enfer, chant 1er, vv. 4-5), cette « silve » qu'évoque Christine de Pizan dans son Chemin de Long Estude (v. 1131), profondeur ténébreuse de l'informe à valeur d'enfance. La matière en tant qu' origine renvoie à l'élémentaire et la forêt en constitue, métaphoriquement, le paradigme. » (p. 70)
Cette longue citation - trouvée presque accidentellement alors que je feuilletais ce volume longtemps après l'avoir l' acheté - donne encore plus de cohérence au schéma symbolique ordonné autour de Saint-Genou et donne un sens jusque-là encore inaperçu à certains noms présents sur les cartes. Ainsi, j'étais intrigué par cette forêt de Chaon près de Souvigny-en-Sologne ; vue à la lueur du passage ci-dessus, c'est presque un pléonasme qu'on peut alors y lire.
L'idée de naissance attachée au chaos est également illustrée par l'importance donnée dans ce village à la fête de saint Blaise. Placée là au 31 janvier, selon le Quid, elle est plus traditionnellement attribuée au 3 février. Or, ce 3 février est précisément la date donnée par Rabelais pour la naissance de Gargantua, dont nous avons déjà vu avec la vieille de Brise-Paille le lien avec Saint-Genou. Situé exactement quarante jours après Noël et quarante jours avant Pâques, le 3 février a sans doute été choisi, pense Anne Lombard-Jourdan, parce que la spécialité du saint était de soigner la gorge, « si présente dans la nomenclature de la famille Gargantua et dans l'histoire du géant. Mais il faut prendre aussi en considération la signification du nom du saint. » (Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p.52). Analyse partagée par Philippe Walter pour qui Rabelais inscrit « délibérément le mythe gargantuesque dans la tradition et la religion carnavalesque. A la fois lieu de parole, lieu d'absorption des aliments, , lieu de circulation du souffle vital (en allemand blasen signifie « souffler »), la gorge de Blaise (ou de Gargantua) renvoie à celle du loup divin, l'homme-loup (ou l'homme-ours) qui gouverne les cycles du Temps mais aussi les liturgies de Carnaval : la musique sur les instruments à vent, le grand manger, la sortie de l'ours (ou du loup-garou) prédateur, autant de rites qui renvoient à un temps originel cherchant à établir les principes d'un ordre par rapport auquel l'homme devra se définir. » (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p. 103)
Pour conclure provisoirement, je songe encore à la rivière qui coule à Souvigny-de-Touraine, dont le nom, l'Amasse, renvoie peut-être à « la masse que Dieu forma et dont il tira le ciel, la terre et toutes choses, chaos ». Ici encore, la naissance est sur-signifiée par la présence de fonts baptismaux très anciens (Vème-VIème siècle) et d'un lavoir construit à l'emplacement d'une fontaine sacrée gauloise.
00:35 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Souvigny, Chaos, Cahors, Blaise, Pizan
Commentaires
je suis tout esbaudi à la lecture de tes recherches savantes et passionnantes qui avancent à grands pas quand l'outil informatique a le bonheur de fonctionner comme il se doit !
je t'encourage à poursuivre dans cette voie qui devrait aboutir comme je te l'ai maintes fois souligné à la rédaction d'un ouvrage fort captivant et particulièrement érudit ....
merci et bon courage !
Écrit par : valentin | 06 décembre 2007
Merci, Valentin.
Écrit par : Robin | 06 décembre 2007
Votre site m'a été indiqué par un ami blogueur. J'ai compris pourquoi en lisant vos érudites notes sur le dieu gaulois Silvain qui d'arbre finit par prendre une humaine apparence. Il se trouve que cet été j'ai mis en ligne un conte sur mon blog , Le Dit de Mâlebranche (suivre le lien : http://fontdenimes.midiblogs.com/archive/2007/08/index.html si vous en avez le temps) dans lequel je narre les aventures de Sylvain La Selve qui devient Mâlebranche à cause d'une créature des forêts... Je pensais avoir tout inventé mais on ne crée jamais rien, votre blog me le démontre !
Bravo pour vos travaux.
Philippe Ibars, blogeur nimois (Némausos, encore un dieu des sources et des bois...)
Écrit par : Philippe Ibars | 13 décembre 2007
Bonsoir Philippe,
Je viens de lire votre nouvelle et j'en ai beaucoup apprécié l'humour et le jeu des différentes parlures. Sans clairement le savoir (mais on sent bien tout de même que vous n'êtes pas sans quelque érudition et connaissance de l'antique) , vous avez donc replongé dans le coeur sensible des mythes. La grivoiserie dont vous émaillez par ailleurs ce conte drôlatique illustre bien l'aspect priapique que j'ai été amené à développer avec Saint-Phalier.
Au plaisir de vous suivre désormais dans vos pérégrinations littéraires et photographiques
Écrit par : Robin | 13 décembre 2007
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