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13 février 2007

D'Innocent IV à saint Guinefort

medium_kleinberg.gifDans Histoires de saints, Aviad Kleinberg montre comment la société chrétienne en Occident a créé son répertoire de récits religieux, depuis les martyres avant la conversion de Constantin jusqu'à la Légende dorée de Jacques de Voragine, vers 1260. Il pose ensuite la question de savoir à quoi ont servi ces Vies de saints. En l'occurrence, il ne se satisfait pas de la réponse la plus courante, à savoir que ces histoires inventées par l'élite ecclésiastique ou sous son contrôle aient été uniquement des instruments de pouvoir : « Les histoires de saints, en d'autres termes, seraient, comme la religion elle-même, l' « opium du peuple » (...) Cette interprétation reflète avant tout l'indigence de certaines écoles historiographiques et philosophiques qui s'associent au mépris que les élites paraissent éprouver pour les classes inférieures. Ce n'est pas que l'élite ou les élites ne cherchent pas à perpétuer leur propre domination, ni qu'elles ne prônent pas la vertu d'obéissance. La question qui se pose n'est pas de savoir quelles sont les intentions de élites, mais quelles sont les moyens dont elles disposent. Dans ce domaine, l'analyse de l'oppression symbolique pèche par deux défauts graves : tout d'abord, elle a tendance à laisser de côté la complexité de beaucoup de messages religieux que les élites élaborent ou aident à diffuser. En outre, elle ne tient pas compte de l'usage qu'en font leurs consommateurs : les consommateurs, dans le domaine symbolique, ne sont jamais passifs, ils se livrent à une consommation créatrice. Ils persistent à comprendre « de travers ». Cette « incompréhension » ne reste pas confinée dans des fumeries obscures où l'opium embrume le cerveau du peuple. Les consommateurs de religion circulent « au grand jour » avec leurs messages erronés, commettent des délits culturels, pleins de l'assurance propre aux bons citoyens, et changent, parfois radicalement, ce qu'ils étaient censés préserver. » (C'est moi qui souligne).

Kleinberg met donc en lumière l'incapacité des élites à contrôler la bonne réception des messages véhiculés par les Vies de saints, en raison de la nature souvent nébuleuse ou contradictoire des éléments qui les composaient. Mieux, c'est en voulant maintenir une stricte orthodoxie de doctrine que l'Eglise a précipité les changements dans la société médiévale : « Tandis que l'élite investissait un effort énorme dans la formulation de sa doctrine officielle, à la fois en y amenant ses éléments les plus doués et en exerçant contrôle et châtiment, elle permettait au domaine moins prestigieux de l'hagiographie de se développer presque sans contrôle. Les facultés intellectuelles de Jacques de Voragine n'avaient que peu de rapport avec celles de Thomas d'Aquin, et son livre fut bien moins étudié et critiqué que l'oeuvre du théologien et, pourtant, il eut une influence beaucoup plus grande. » Une théologie que Kleinberg appelle alternative se construisit dans les marges de la parole officielle : son existence n'était pas ignorée de l'élite chrétienne d'avant la Réforme, qui d'ailleurs la tolérait dans la mesure où elle demeurait un corpus assez informel et ne s'établissait pas comme système explicite de pensée. C'est pour illustrer cette posture que Kleinberg convoque un texte d'Innocent IV (Commentaria in quinque libros decretalium ad l I, s. v. firmiter, Francfort, 1570), dont voici un extrait :


« Si grande est la force de la foi implicite que certains affirment que, si quelqu'un croit avec une telle foi, c'est-à-dire croit en tout ce que croit l'Eglise, - mais sa raison naturelle le fait s'en tenir à la croyance erronée que le Père est supérieur au Fils ou le précède dans le temps, ou que les trois personnes sont des entités séparées -, il n'est ni hérétique, ni pécheur, tant qu'il ne défend pas son erreur et tant qu'il croit qu'elle est la croyance de l'Eglise. Dans ce cas, la croyance de l'Eglise remplace la sienne, car, bien que sa croyance soit erronée, ce n'est pas en elle qu'il croit, mais en la croyance de l'Eglise. »


« Ce qui surprend dans le texte d'Innocent IV, commente Kleinberg, c 'est que soit reconnue explicitement, sous le large parapluie de l'obéissance due à l'Eglise catholique, l'existence d'autres systèmes de croyance. Un homme peut avoir une croyance erronée, même pour ce qui touche au saint des saints de la doctrine catholique – la Trinité -, à condition qu'il ne soit pas conscient de son erreur. (...) Le texte d'Innocent IV va très loin. Que le plupart des fidèles de son Eglise ne croient pas ce qu'ils devraient croire, cela ne le préoccupe pas vraiment. Ce qui l'inquiète, c'est la désobéissance, autrement dit la croyance consciente en ce que l'Eglise ne croit pas. C'est bien là la définition de l'hérésie. L'hérétique n'est pas celui qui ne croit pas droit ( c'est le lot de tout le monde ou presque), c'est celui qui sait qu'il ne croit pas droit et s'entête dans son erreur. »

La tolérance dont l'Eglise fait preuve vis-à-vis du troupeau des fidèles ne doit pas conduire à penser qu'elle reconnaît une quelconque liberté de conscience. Elle mettra bon ordre chaque fois qu'elle sentira le danger : ce sera la tâche de l'Inquisition. Mais Kleinberg souligne que l'action de celle-ci a été très exagérée : « La plupart des communautés n'ont jamais vu un inquisiteur de leur vie. Mieux, le risque qu'un inquisiteur médiéval se mêle de la vie d'une communauté où une hérésie caractérisée – les cathares, les vaudois - n'a pas été signalée est infime. Les villageois de Montaillou n'ont pas eu de chance : ils sont tombés sur un Jacques Fournier, inquisiteur atypique et exceptionnellement ambitieux (combien d'inquisiteurs sont-ils devenus papes ?). Mais même lui ne cherche que de « vrais » hérétiques et ne s'en prend que très peu aux simples « mal-sentants » de la foi. Lorsque Etienne de Bourbon découvre, par hasard, que les paysans de la Dombes vénèrent Guinefort, un saint dont il n'avait jamais entendu parler, et que ce saint n'est autre qu'un chien martyrisé, il interdit le culte, mais ne punit personne (d'ailleurs, comme le montre Jean-Claude Schmitt, le culte se poursuit jusqu'au XXe siècle). Nous ignorons combien de Guinefort il y eut au Moyen Age. L'Eglise l'ignorait aussi. »

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Nous ne retrouvons pas par hasard Guinefort, un des saints sur lesquels je me suis attardé naguère. Il est l'un des exemples saisissants de cette théologie pratique, dont l'historien écrit qu'elle n'est perceptible que dans les domaines où s'absente la théologie officielle : rite, action, littérature ou vie quotidienne, en somme un « immense champ théologique, voisin du champ de la théologie officielle, qui attend d'être défriché à son tour. »


C'est bien à un tel défrichement que contribue, selon moi, l' étude de la géographie sacrée, elle aussi inscrite depuis toujours dans le champ de l'implicite, réseau sous-jacent, présence phréatique nécessaire à la régulation de la vie en surface.

 

23:50 Publié dans Omphalos | Lien permanent | Commentaires (3)

Commentaires

Bonsoir Robin,
Il ne semble pas que le retour aux sources(Vatican II) ait vraiment séduit les foules. Dommage que la liturgie - c'est un musicien qui vous parle - ait fait les frais de ce "dégraissage" intempestif. Quant au clergé, ses vélléités de domination se heurtent à l'irrésistible activisme de femelles déterminées.
Tout ça ne m'empêche pas de savourer le "St Bernard" de Duby ni le "St Louis" de Jacques Le Goff.
Le "Saint Benoît Labre" d'André Dhotel vaut, à mon avis, "La Vie de Rancé" de Chateaubriand.
Bien amicalement

Écrit par : Marc Briand | 15 février 2007

Sur ma table, Marc, le "Saint Louis" de Le Goff avec lequel je prépare ma prochaine note sur le cardinal Eudes, qui a droit à quelques entrées dans ce travail monumental.
Que voulez-vous dire par "Quant au clergé, ses vélléités de domination se heurtent à l'irrésistible activisme de femelles déterminées" ?Cela reste un peu obscur pour moi.
Amicalement

Écrit par : Robin | 15 février 2007

Je veux dire que les bonnes volontés féminines, dans l'Eglise Catholique aujourd'hui, débordent le clergé. Il manque un Robert d'Arbrissel, si vous préférez. Il était fils de prêtre et loin d'être puceau. La Réforme Grégorienne est passée par là avec ses avantages et ses inconvénients.
A l'époque où je faisais le cathéchisme j'étais effaré par les conneries maison que ces dévouées dévotes inculquaient aux enfants. C'était sans penser à mal d'ailleurs, ce qui nous ramène à votre propos sur l'obéissance à l'Eglise.
Pour dépasser le cas de notre culture, je dirai que l'Histoire n'a jamais été aussi scientifique et le Public aussi crédule. Il y a du pain sur la planche.

Écrit par : Marc Briand | 16 février 2007

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