Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04 juillet 2007

Les naissances gémellaires

"Toutes les naissances sont des naissances gémellaires. Personne ne vient au monde sans accompagnement ni escorte."

Peter Sloterdijk (Bulles, Sphères I, Fayard, 2002, coll. Pluriel, p. 450)


adc2f41799da1be002d5a57acccf40a4.jpg Je vous dois la vérité : je  n'ai pas  encore  lu  ce livre  du philosophe allemand qui occupe pourtant un coin de mon bureau depuis 2004. Néanmoins j'ai l'impression curieuse de le bien  connaître, l'ayant si souvent manipulé, feuilleté, ouvert au hasard (il est accompagné, qui plus est,  d'une riche iconographie). Et c'est bien parce que, une fois de plus, j'ai pratiqué tout récemment une courte plongée dans ses abîmes (près de 700 pages d'une écriture serrée), que j'en suis ressorti avec la sensation d'y avoir aperçu un gros poisson. Le chapitre VI, intitulé Le séparateur de l'espace spirituel, m'offrait soudain une résonance inattendue avec les propres thèmes qui m'occupent ici. Sloterdijk y cite notamment un texte du rhéteur Censurinus, tenu à l'occasion du 49ème anniversaire de son mécène Caerelius, en 238 ap. J.C.

" Genius est le dieu sous la protection (tutela) duquel chacun vit dès sa naissance. Il tient sûrement son nom, Genius, de geno ("engendrer"), ou bien parce qu'il veille à ce que nous soyons engendrés, ou bien parce qu'il est lui-même engendré avec nous, ou bien encore qu'il s'empare de nous (suscipi) une fois que nous sommes engendrés et nous protège. Beaucoup d'auteurs antiques ont rapporté que Genius et les lares sont identiques." (De die natali, d'après l'édition allemande de klaus Sallmann, Weinheim, 1998 ).

Pour Sloterdijk, ce document "exprime clairement l'idée que pour les Romains, il n'existe pas un jour anniversaire unique - précisément parce que  chez les êtres humains, il ne peut jamais être question de naissances solitaires. Chaque anniversaire est un double anniversaire en soi ; on ne commémore pas seulement ce jour-là le prétendu heureux événement, mais plus encore le lien indissociable entre l'individu et son esprit protecteur, lien qui existe depuis ce jour coram populo."


Comment ne pas faire le lien avec saint Genou, dont le nom rappelle à l'évidence le Genius latin ? D'autant plus que Genou est très clairement désigné dans sa légende comme étant né à Rome en 230, autrement dit à la même époque que le texte de Censerinus. Et ce Génit, présenté parfois comme son père, parfois comme son compagnon, est l'indice même de la gémellité. L'ange gardien, le jumeau sont en effet des figures proches du Genius, décrivant la même relation unitaire essentielle :   Sloterdijk en donne une parfaite illustration à travers un extrait des récits de Mani (216-277 ap. J.C ), le fondateur du dualisme gnostique dont il reste la trace dans la langue d'aujourd'hui avec le péjoratif manichéisme :


"Lorsque la douzième année de sa vie fut arrivée à son terme, il fut saisi [...]par l'inspiration donnée par le roi du paradis de la lumière [...]. Le nom de l'ange qui lui porta le message de la révélation était at-Tom ; c'est du nabatéen et cela signifie dans notre langue "le compagnon" [...] Et lorsqu'il fut arrivé au bout de sa vingt-quatrième année, at-Tom revint vers lui et dit : " Désormais est venu le temps que tu sortes au grand jour."[...].

[...] Et Mani affirma être le Paraclet qu'avait promis Jésus."

 Sloterdijk : "La parenté du nom at-Tom avec l'araméen toma, le jumeau, saute bien sûr aux yeux. Le fait que le "compagnon" ou le syzygios de Mani ait effectivement les qualités d'un personnage de jumeau transfiguré ressort très clairement des récits sur la vocation de Mani selon le Code Mani de Cologne, mais aussi des sources du Moyen Iran :

 "Sortant des eaux m'apparut une (silhouette) humaine qui, avec la main, me fit signe de rester calme, pour que je ne pèche pas et que je ne la plonge pas dans la détresse. De cette manière, à partir de ma quatrième année et jusqu'à ce que j'arrive à la maturité physique, je fus protégé par les mains du plus saint des anges.[..]"(Bulles, pp. 472-473)


873fb8be5628207d7b8681c7363451c4.jpg

Dioscorus et sa femme  © CMN

 

Une autre indice convergent nous est donné par la peinture murale de la chapelle Saint-Genoulph à Selles Saint-Denis, représentant sur une frise la vie du saint. Elle nous montre, entre autres scènes, celle où les deux compagnons (saint Genou et saint Genit ici désigné par un autre nom, saint Révérend) rencontrent le préfet de Cahors, Dioscorus, et sa femme.

 

Ce Dioscorus ou Dioscurus, d'abord hostile (il les jette en prison), puis converti à la suite de la résurrection de son fils,sera baptisé par Genou lui-même (scène représentée à la cathédrale saint-Etienne de Cahors). Or, ce nom fait bien entendu irrésistiblement penser aux Dioscures, Castor et Pollux, les Gémeaux de la Mythologie.


 Que faut-il penser aussi de Sainte-Gemme, dont le village se dresse, on l'a vu, au méridien de Saint-Genou ?  Outre que le nom même est littéralement  proche de la gémellité, la légende de la sainte nous apprend que  Gemme avait une soeur jumelle nommée Quitterie, sainte et martyre elle aussi. Il faut ajouter que leur naissance venait après celle de sept soeurs. Las de tant de progéniture féminine, désespérant d'avoir un héritier mâle, leur père, le  rude Caïus Catilius, gouverneur de la Galice, ordonne à une de ses esclaves de les noyer. Le peu clairvoyant soudard choisit une chrétienne qui  s'empresse de les confier à une famille  amie en un village éloigné.

Il faut noter encore que la mère des neuf soeurs, Calsia, était donnée comme issue d'une excellente famille romaine.

J'ai même trouvé une version de la légende où les neuf soeurs sont données comme jumelles, on la trouvera page 17 de la version Pdf du numéro 4 du Bourdon, bulletin périodique des Amis de Saint-Jacques de Compostelle en Aquitaine (septembre 1993). J'en extrais ici un passage significatif :

"L'histoire de Bazella [une des soeurs] est cependant la plus significative puisque son supplice donne lieu à un miracle immédiat récapitulatif de toute la fable : sa tête tranchée rebondit neuf fois, faisant jaillir neuf sources. Les habitants ont toujours conservé intact le lieu du miracle au milieu des champs et des vignes. Une petite chapelle antique et fruste, des filets d’eau courant au ras de l’ herbe témoigne pour une curieuse permanence hors du temps mémorial . Dix-neuf siècles peut-être ont passé sur ce lieu rustique rigoureusement inaperçu, sans changer quoique que ce soit à l' ordre naturel. Mais il est vrai de dire que les sanctuaires les mieux protégés sont les plus pauvres ... (Chapelle de Neuffonds:"neuf fontaines et neuf bonbs", à Sainte Bazeille près de Marmande.)
Ainsi, les neuf filles "jumelles" du proconsul de Galice converties par un disciple de Saint Martial, martyrisées sur les routes d’ Aquitaine et à l’ origine de neuf sanctuaires tracent, à l’origine de la chrétienté, un itinéraire inverse à celui qui sera et qui est déjà sous d’autres formes le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, établissent en termes de légende dorée qui voile à peine les symboles d’ un grand mythe cyclique, le lien entre Galice et Aquitaine."

J'ajoute que Bazella tire certainement son nom du celte batz, source, qu'on retrouve dans le nom du plateau de Millevaches, qui désigne non pas les sympathiques ruminants, mais les mille sources (mille batz) qui constellent son territoire et dont sont issues entre autres Vienne,  Corrèze et  Dordogne. Dans l'espace neuvicien, deux villages me semblent porter cette racine batz : Bazelat et Bazaiges. Le premier est creusois et le second indrien, mais les deux paroisses relevaient de Déols et sont alignées sur le même méridien. Et sur le parallèle de Bazelat nous relevons  Genouillac (également sous le patronage déolois) et Boussac-Bourg : or ce bourg d'origine romaine (Bociacum) présente la particularité d'avoir des églises jumelles : "Ce bourg possède deux églises 11ème/12ème se ressemblant beaucoup et placées l'une à côté de l'autre." (source : Quid)  L'une est dédiée à saint Martin (qui s'honore aussi d'une fontaine) et a été construite par les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.

 

Et je ne peux manquer d'être ébloui par la logique à l'oeuvre dans cette géographie sacrée neuvicienne puisque je retrouve à Boussac-Bourg le thème de la naissance à travers la superbe fresque murale du XIIème siècle représentant une Nativité décrite ainsi dans le site perso de D. Boucart :

"La chapelle primitive possède des fresques du XIIe siècle. En particulier, une scène de la Nativité qui est l'une des plus belles de l'art roman. La vierge, allongée sous une couverture bleue parsemée d'étoile, indique de l'index le christ couché dans son berceau. La tête de l'âne et la tête du boeuf le réchauffent de leur souffle."

 

205b2cb50d12beeca167adbaf5da05a9.jpg

16:00 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (5)

Commentaires

Bonsoir Robin,

Encore un superbe texte dont vous avez le secret !

Ces neufs sources vont me donner l'occasion de vous posez la question suivante :

avez-vous pris connaissanec du site Nonagones (www.nonagones.info), qui me semble fort intéressant pour les matières ici traitées, mais je n'ai fait que le survoler très rapidement ? Qu'en pensez-vous ?

Écrit par : Marc Lebeau | 04 juillet 2007

Bonjour Marc,

Merci tout d'abord pour le compliment. En ce qui concerne maintenant le site Nonagones, je n'en avais pas connaissance. Je m'y suis donc rendu prestement, je n'ai pas tout lu (le sommaire est riche et varié), mais j'en ai vu assez pour me forger une première opinion.
En premier lieu, j'ai quand même été fier de voir qu'au centre du grand nonagone que l'auteur projette sur ce qu'on a coutume d'appeler encore l'hexagone, se trouve la commune de Neuillay-les-Bois, dans mon Berry bien-aimé, qui plus est à quelques kilomètres du Saint-Genou qui m'occupe tant actuellement, en tout cas, dans cette zone Verseau que j'ai défini. Je n'ai jamais mentionné Neuillay-les-Bois, ni le manoir de la Ferrandière, véritable ombilic du système, mais on peut dire que je ne suis pas tombé loin...
D'autre part, une des lignes issant de Neuillay-les-Bois passe par Neuvy et Boussac (que je viens juste d'évoquer avec Boussac-Bourg) : encore un bon point.
Ceci dit, ce travail appelle quelques remarques que je livre ici en désordre :
1. Définir comme centre symbolique un lieu qui n'a pas eu d'existence avérée avant le 15ème siècle pose quelque problème. L'histoire de la famille qui s'y rattache n'offre pas de relief particulier qui semble permettre de lui attribuer sans broncher pareil destin ombilical.
2. La difficulté s'évanouit si l'on considère qu'il s'agit d'un centre occulte, ce qui est bien ce à quoi tend l'auteur, qui parle d'une toile d'araignée où nous ne serions guère que des marionnettes. On voit mal en effet comment une construction géométrique aussi vaste et complexe aurait pu être érigée par des groupes humains. Donc les nonagones seraient des superstructures spirituelles ordonnant en filigrane les infrastructures sociétales.
3. La construction du nonagone à partir de l'a priori que Rennes-le-Château et Domrémy y sont incontournables me heurte quelque peu. Notons qu'un lieu aussi important que Montségur, par exemple, est totalement écarté du nonagone gallique (peut-être est-il rattaché par l'auteur à un autre nonagone, hispanique par exemple), ce qui ne semble guère justifié. Les autres sommets de la figure sont plutôt anodins. D'ailleurs que plusieurs sommets se situent en pleine mer montre que la valeur des sommets semble assez relative...
4. Le nombre de diagonales qu'on peut dresser à partir d'un nonagone est impressionnante : pas moins de 27. Voir http://mathematische-basteleien.de/neuneck.htm
Autant dire qu'on peut ramasser pas mal de villes et de lieux d'importance avec un tel nombre d'axes. Malgré tout, des hauts-lieux de première grandeur n'apparaissent pas : Toulx Sainte-Croix, Déols, Cluny, Souvigny,Tours, pour n'en citer que quelques-uns.
5. Contrairement aux projections zodiacales qui attribuent à chaque secteur une valeur particulière, rien de tel avec les neuf zones définies par le nonagone. Le schéma reste muet à ce point de vue : seuls les axes sont porteurs de signification.
6. Une telle investigation pourrait très certainement être menée à partir d'un octogone ou d'un décagone : je suis persuadé que cela nous conduirait à des observations tout aussi intéressantes. Car le symbolisme du 8 ou du 10 est aussi riche que celui du 9.
7. Des systèmes symboliques peuvent très bien coexister, s'influencer, se contaminer, mais il me semble que cet essai qui ignore les autres hypothèses de partition sacrée du territoire n'apporte pas grand chose au final à la question de savoir comment les hommes ont ordonné leurs espaces de vie, comme ils ont ordonné le temps selon les mythes et les rites.
Mais, comme dit l'auteur, n'est-ce pas là surtout un jeu, une sorte de jeu de l'oie, qui ne porte pas à conséquence, et peut se montrer amusant sous certains aspects. Et peut-être, qui sait ?, en sommes-nous là aussi.

Voilà, c'était mes premières impressions, on a bien sûr le droit de ne pas les partager. Bien à vous, Marc

Écrit par : Robin | 05 juillet 2007

Bonsoir Robin,

Globalement d'accord avec votre analyse, j'y rajouterais cependant deux autres points, continuant toutefois la lecture de ce site très dense ! :

- le terme "nonagone" ne me plait qu'à moitié, j'eusse préféré le terme exact d'"ennéagone", qui me parait mieux "sonner" !

- la deuxième remarque, plus sérieuse, concerne le tracé des lignes mêmes : elles sont toutes droites ! Ce qui, cartographiquement n'est pas possible. En effet, si les méridiens restent globalement rectilignes à l'échelle de la France sur une carte "lambda" du pays, il n'en est absolument pas de même pour toute les lignes sensées reliées plusieurs points alignés sur le terrain dès lors que l'on s'éloigne un peu des méridiens. La représentation de ces lignes se traduit en effet sur la carte par des courbes assez difficile à tracer sans logiciel adéquat ! Ceci dit, c'est exactement ce que je constate avec mes analyses des romans de Leblanc : j'obtiens bien des droites sur la carte. Pour moi, cependant, cela démontre encore plus l'intervention de M. Leblanc dans ces constructions graphiques qui s'éloignent encore un peu plus de la "coïncidence" ! Pour ce qui est de Nonagones, ce me semble, le propos de l'auteur est tout autre : il tient à démontrer que des lieux marqués par l'histoire, le fer et le chiffre neuf se trouve effectivement en relation géographique... ce qui ne peut être si l'on trace des droites sur une carte, à cette échelle, s'entend ! (au niveau d'une région l'approximation est acceptable);

Bonne soirée

Écrit par : Marc Lebeau | 09 juillet 2007

Bonjour Marc,

Vos précisions sont tout à fait judicieuses et confirment mon impression que ces constructions nonagonales sont largement artificielles. En un sens, ce sont des créations, comme celles de Maurice Leblanc, mais Leblanc les transcende par la forme romanesque. Il suscite un univers à partir de cette architecture géographique que vous vous ingéniez à décrypter. Et son exceptionnelle intuition, nourrie par une érudition profonde, lui fait croiser incidemment d'autres systèmes symboliques, ce qui confère à l'oeuvre une résonance supplémentaire.

Sur ce, l'heure a sonné de la pause estivale. Les commentaires seront fermés quelque temps, mais on peut toujours m'écrire : robin.plackert arobase laposte.net.

Je vous souhaite à vous Marc, ainsi qu'à tous les passants des Fragments, fidèles ou d'occasion, de vivre un très bel été (fut-ce avec un Hélios discret et boudeur...)

Écrit par : Robin | 11 juillet 2007

Bonjour
Le service Google pour les webmasters me signale que vous avez établi un lien vers la page
http://marestaing.free.fr/fr/legende_quitterie.htm
Or, cette page est désormais à l'adresse suivante :
http://marestaing.free.fr/quitterie/acces_rubriques/legende_quitterie.htm
Si vous en avez la possibilité, merci de mettre à jour ce lien pour faciliter cette liaison.
Salutations.

Écrit par : castan | 24 avril 2009

Les commentaires sont fermés.