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21 septembre 2005

Le jongleur de Dieu

Au Moyen Age, le jongleur est le plus souvent considéré comme un suppôt de Satan, un serviteur du Malin. L'enfer lui est promis, la terre chrétienne refusée. Cet amuseur héritier des bardes celtiques, qui va d'un château l'autre, jongleur « de bouche » ou acrobate, est l'exemple même, selon Jacques Le Goff, du héros ambigu. « Je suis surtout frappé, écrit-il dans son beau livre Héros et Merveilles du Moyen Age1 ( Seuil, 2005) par ses liens étroits avec la nouvelle société féodale qui se met en place du Xe au XIIe siècle. » En effet, à la même époque où Honorius Augustodunensis et Abélard enfoncent le clou sur la nature démoniaque du jongleur, Bernard de Clairvaux entreprend sa première réhabilitation. « Pour saint Bernard, précise J. Le Goff, les jongleurs offrent aux hommes un exemple d'humilité. Et, devenus humbles, les hommes ressemblent « aux jongleurs et aux acrobates qui, la tête en bas et les pieds en l'air, font le contraire de ce qui est l'usage des hommes, marchent sur les mains et attirent ainsi sur eux le regard de tous. Ce n'est pas un jeu puéril, ce n'est pas un jeu de théâtre qui provoque le désir par des ondulations féminines honteuses et qui représentent des actes ignobles, mais c'est un jeu agréable, décent, sérieux, remarquable, dont la vue peut réjouir les spectateurs célestes. » N'est-il pas réjouissant de voir le cistercien austère vanter les mérites du saltimbanque ? Saint Bernard alla même jusqu'à se dire jongleur de Dieu par humilité.

Amusons-nous à notre tour à jongler avec les mots. Le nom du jongleur vient du latin jocus, jeu. Or, le village de Saint-Denis de Jouhet était dénommé De Joco en 1200. Rappelons qu'il est placé sur le méridien de l'abbaye cistercienne de Notre-Dame de Varennes. Sur la même verticale, étaient donc réunies les deux figures mises en avant par saint Bernard, le jongleur et surtout la Vierge Marie. Voici ce qu'on peut lire par exemple, au sujet de cette dernière , sur un site consacré au pélerinage de Chartres :

« Le XIIe siècle marque, avec Saint Bernard, l'ouverture d'un culte de la Vierge considérée comme porteuse en soi de valeurs spirituelles originales. Bernard de Clairvaux voit en elle la médiatrice par excellence, celle qui ne cesse de plaider auprès de son fils la cause du genre humain dans son ensemble. Entre le naturel et le surnaturel, elle est l'intermédiaire voulu par Dieu, plus qu'une autre capable de comprendre la fragilité de l'homme. Selon l'idée maîtresse suivant laquelle il n'est pas de faute inexpiable, l'intercession de Marie, c'est l'ultime recours du pécheur. " Le Fils exaucera sa Mère, écrit Saint Bernard, et le Père exaucera son Fils ".
Dès le milieu du XIIe siècle, l'enthousiasme marial de Saint Bernard porte ses fruits à travers tout l'occident. C'est à Notre-Dame que l'on dédie les grandes cathédrales gothiques. Cette émergence de la Vierge comme personnage central de l'humanité chrétienne porte très haut les sanctuaires dont elle était déjà la référence spirituelle. Un tel mouvement met Chartres hors de pair : parce qu'elle est le sanctuaire de la Vierge, la cathédrale s'inscrit au sommet des lieux où rayonne la grâce. A l'époque des grandes croisades, Chartres prend donc rang parmi les tout premiers pèlerinages du monde occidental. »

Nous allons voir maintenant, après nos excursions champenoises et bourguignonnes,  comment le secteur Vierge du zodiaque de Neuvy Saint-Sépulchre porte haut les valeurs mariales.

 

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1L'iconographie de cet ouvrage est remarquable. J'ai été heureux d'y retrouver dans ce chapitre consacré au jongleur le superbe Jongleur roman que j'avais pu admirer voici plus de dix ans au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Dans la légende, on a néanmoins oublié de préciser que cette sculpture était originaire du Berry : on l'appelle le jongleur de Bourges.

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19 septembre 2005

Le cloître et le bief

Plus j'avance dans cette étude, plus je suis amené à modifier l'image que j'avais du mouvement cistercien. Je l'associais à un élan de spiritualité conjuguant idéal de pureté, austérité, pauvreté, rejet du monde, exaltation du travail manuel et de la sainte ignorance. Cîteaux comme recherche du désert. Or, quand on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit que les visées cisterciennes n'étaient pas exemptes de calcul, que le désert qu'on revendiquait était le plus souvent judicieusement choisi, que l'autarcie du monastère était tout relatif et que les arts et les techniques les plus pointus de l'époque étaient loin d'être négligés.

L'exemple même de Clairvaux est tout à fait significatif. On a beau le décrire comme un endroit « d'horreur et de vaste solitude », ce site est élu par Saint Bernard pour des raisons qui ne ressortent pas du seul spirituel, comme l'explique J.F. Leroux-Dhuys :

« Le site de Clairvaux est (...) plus étonnant encore. Bernard ne le choisit pas seulement parce qu'il représente l'opportunité foncière d'une donation par son cousin Josbert le Roux, vicomte de la Ferté. Sa famille possède bien d' autres terrains susceptibles de convenir à une abbaye cistercienne ! Certes, la terre de Clairvaux posée dans un vallon perpendiculaire à l'Aube, entre deux collines très boisées, est riche des alluvions de la rivière et l'orientation est-ouest ne peut la priver de soleil. Mais la vraie raison du choix de l'emplacement de Clairvaux est sa situation par rapport aux routes. L'ancienne voie d'Agrippa de Lyon à Reims, la grande liaison entre l'Italie et l'Angleterre, passe à moins d'un kilomètre. Les comtes de Champagne protègent cette route, redevenue l'axe majeur de l'Europe marchande car elle dessert les foires de Champagne. A quatorze kilomètres, Bar-sur-Aube, l'une des quatre villes de foire, ouvre ses portes chaque année aux voyageurs de tous les pas chrétiens d'Occident. Clairvaux a une maison de ville à Bar-sur-Aube. Bernard de Clairvaux y est au coeur de l'Europe. » (Op.cit. p. 48)

 

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Au coeur de l'Europe... c'est bien joué de la part de ceux qui prêchaient le recours aux forêts (car c'est la forêt qui est le désert médiéval). Que l'on n'y voit pas maintenant supercherie, manigance commerciale sous alibi religieux. On se tromperait encore plus lourdement qu'à imaginer une pure utopie érémitique. La force et le génie de Bernard de Clairvaux, cet homme qui n'a pas craint de menacer les princes et de conseiller les papes, c'est d'avoir pensé ensemble le dedans et le dehors, la clôture et l'ouverture. Le maillage cistercien qui prend de son vivant une extension phénoménale n'est pas sans faire écho à cette autre toile qui me permet aujourd'hui de l'évoquer à des dizaines de personnes pour la plupart inconnues de moi, je veux parler de l'Internet bien sûr, ce « réseau de réseaux » qui ne cesse d'infiltrer et de modifier nos existences.

La leçon toujours actuelle de Bernard, c'est sans doute cette capacité à dépasser les oppositions traditionnelles, à envisager ensemble le cloître et le bief, l'eau et la pierre, la route et la règle, le repos et le flux, la cellule et le réseau, le mystique et l'économique, le pouvoir temporel et la vocation célestielle. Une aptitude à explorer toutes les dimensions de l'être qui s'exprime si bien dans ce commentaire qu'il donna du Cantique des Cantiques, cité par Pierre Riché (Cîteaux, Dossiers d'Archéologie n°229, p.19) :

« Je suis monté à la partie supérieure de moi-même et plus haut encore règne le Verbe. Explorateur curieux, je suis descendu au fond de moi-même et je l'ai trouvé plus bas encore, j'ai regardé au-dehors et je l'ai aperçu par-delà tout, j'ai regardé au-dedans, il m'est bien plus intime que moi-même... »

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16 septembre 2005

Triangulum

« Grâce aux libéralités de Louis VII et du comte Thibaut de Champagne, l'établissement devint rapidement l'un des plus florissants de l'ordre cistercien. »

Cette remarque sur l'abbaye de Vauluisant, trouvée sur un site touristique bourguignon, montre bien que là aussi les deux pouvoirs adossés du roi et du comte se sont entendus pour promouvoir de concert ce qu'il faut considérer comme un des hauts-lieux de la région, situé donc en une zone frontalière particulièrement sensible.

Je lis sur le même site que l'abbaye fut fondée par Artaud, abbé de Preuilly, une autre abbaye-fille de Cîteaux, en Seine-et-Marne. Le site des Rencontres de Provins mentionnait, lui, Anseau de Trainel. Je suppose plutôt que l'abbé oeuvra sur une terre concédée par ce grand seigneur champenois. Le village qui porte encore son nom est situé dans l'Aube, sur l'Orvin, un affluent de la Seine qui marque la limite avec le département de l'Yonne.

Le nom même de Trainel n'est pas anodin : je lis qu'il viendrait du latin « triangulum ». Or, nous sommes bien ici à la croisée de trois départements (Aube, Yonne et Seine-et-Marne), qui reprennent l'ancienne partition provinciale entre Bourgogne, Champagne et Ile-de-France.

 

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Me souvenant de la translation du corps de saint Léger d'Artois en Poitou, je me suis demandé si celle du corps de saint Edme, de Soisy à Pontigny, n'était pas marqué par un alignement quelconque. Sachant que Villeneuve l'Archevêque s'enorgueillit d'avoir vu passer le cortège funèbre, j'ai tracé l'axe Soisy- Villeneuve. Or, il passe exactement par le point nodal de rencontre des trois départements, un peu au sud de Trainel, avant de traverser le bois de Trainel (loin du village en question) et d'atteindre l'abbaye de Vauluisant. Si l'on prolonge cet axe, on touche Cérilly qui appartenait pour partie au chapitre cathédral de Sens et à l'abbaye de Vauluisant,
puis Fournaudin, qui appartenait là encore à Vauluisant, et une chapelle au nord immédiat de Chailley, village qui relevait lui de Pontigny.Aucun autre indice notable à relever ensuite.

Mais nous sommes à ce point précis sur le méridien de Pontigny.

L' emplacement de l'abbaye elle-même illustre à merveille la thématique frontalière que nous ne cessons plus de parcourir. En effet, elle est située au pont sur le Serein qui constitue non seulement le point de rencontre des trois diocèses d'Auxerre, de Langres et de Sens, mais aussi celui des comtés d'Auxerre, de Tonnerre et de Champagne, s'il faut en croire André Ségaud.

« Cette implantation, écrit fort justement J.F.Leroux-Dhuys (op.cit. p. 48), n'est pas sans arrière-pensée politique. »

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14 septembre 2005

Saint Edme, Saint Louis et la couronne d'épines

C'est dans l' abbaye cistercienne de Pontigny que Thomas Becket séjourna presque deux années, de 1164 à 1166, après avoir été accueilli à Sens par Hugues de Toucy. Pontigny se fit d'ailleurs une spécialité de l'accueil de prélats anglais, puisque après Thomas Becket elle reçut deux autres évêques de Cantorbury, à savoir Etienne Langton et Edmond Rich, le futur saint Edme. Ce dernier, en conflit lui aussi avec le roi, avait quitté l'Angleterre en 1240. Malade, il meurt au monastère de Soisy, près de Provins, le 16 novembre 1242. Son corps est alors ramené à Pontigny, où il repose dans le chevet. Il est rapidement canonisé, en 1246. « Son mausolée, écrit Jean-François Leroux-Dhuys, encombre aujourd'hui le sanctuaire de l'église mais il témoigne de l'importance du pélerinage qui vénéra le saint pendant des siècles, chaque année à la Pentecôte. » (Les abbayes cisterciennes, Editions Place des Victoires, 1998, p.298)

C'est en recherchant des informations supplémentaires sur ce saint Edme qui m'était inconnu encore hier que je suis arrivé sur le site de la commune de Villeneuve-l'Archevêque.

Il y est écrit que « les moines de Pontigny y passèrent lorsqu'ils transportèrent le corps de l'archevêque de Cantorbery, futur Saint Edme, de Soisy à Pontigny. » Peut-être le village doit-il d'ailleurs son appellation au souvenir de ce passage ?

A noter aussi que peu de temps avant, en 1239, Saint Louis y accueillit la Couronne d'Epines du Christ qu'il avait achetée à Baudoin II de Constantinople. Le 10 août, avec ses frères et l'archevêque de Sens, il était allé au devant de cette précieuse relique qu'il déposa le jour même en l'abbaye de Saint Pierre le Vif. Très précisément c'est dans le hameau de Maulny le Repos, où existait une maison forte que la jonction eut lieu. Or, Maulny le Repos appartient à la commune de Bagneaux, sise à deux kilomètres de Villeneuve l'Archevêque, et qui plus est sur la limite exacte des départements de l'Yonne et de l'Aube.

 

Saint Louis vénérant la couronne d'épines (Leduc, 1832)

La réception de la couronne d'épines fut un événement tellement considérable à l'époque qu'on ne peut pas croire que le choix du lieu était innocent. Observons tout d'abord que l'on se situait ici à la frontière du domaine royal et du comté de Champagne.

Saint Louis avait certainement dû négocier avec le puissant comte de Champagne pour fixer la réception de la couronne d'épines sur la limite même des deux territoires. La relique avait pu ainsi traverser sans péril les terres de Champagne. Un accord du même type entre les deux puissances royale et comtale avait certainement présidé au siècle précédent à la destinée de Villeneuve : « Même si dès le Paléolithique des hommes laissèrent des traces d'occupation du site, ce ne fut que vers le milieu du XIIème siècle que fut fondée Villa super Vennam (qui devint Villa Nova Domini Archiepiscopi super Vennam) dans une zone assez marécageuse, en bordure de l'ancienne voie romaine et aux confins du domaine royal et du comté de Champagne.
Fait surprenant en effet, cette ville neuve fut créée en Champagne à l'initiative des moines de Saint Jean de Sens dont l'abbaye était en terre française. Son territoire exigu fut constitué aux dépens des paroisses de Molinons, Bagneaux et Flacy. Elle reçut vite la protection de Guillaume aux blanches mains, archevêque de Sens mais aussi fils de Champagne. Villeneuve sur Vanne dépendit dès lors de deux seigneurs : le comte de Champagne et l'archevêque de Sens, les moines de Saint Jean ne conservant que les bénéfices de la cure.
»

Mais autre chose attira mon attention : situant la ville sur la carte Michelin, je m'aperçus que l'abbaye de Vauluisant en était très proche. D'ailleurs la seigneurie de Bagneaux appartenait en propre aux abbés de Vauluisant.

A suivre, bien sûr.

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12 septembre 2005

Résurgence de saint Denis

Le très riche site des Rencontres de Provins, que j'ai découvert en recherchant des informations sur Vauluisant, consacre une page au personnage de Hugues de Toucy, élu et sacré archevêque de Sens en 1142 :

« Deux ans plus tard, le 11 juin 1144, il assista à la fête de la dédicace de l'église abbatiale de Saint Denys en France, et y consacra: l'autel de Saint-Edmond. Le 9 octobre de la même année, il dédia l'église de l'abbaye de Vauluisant, fondée près de Courgenay, sous son prédécesseur, par Anseau, seigneur de Traînel. »

Or, le 9 octobre n'est autre que le jour de la saint Denis.

Hasard du calendrier ? Je n'y crois pas, d'autant plus que ce lien entre saint Denis et Vauluisant se répète dans la situation de l'abbaye-fille, c'est-à-dire Varennes, puisque sur le méridien de celle-ci, à quelques lieues seulement, nous retrouvons Saint-Denis-de-Jouhet, dont j'ai traité récemment dans les pages consacrées au Lion. Entre les deux sites, sur le même axe, le village de Fougerolles recèle encore en son église Saint-Pierre une dalle funéraire gravée à l'effigie d'un abbé de Varennes.

Le 11 juin 1144 est considéré par le site Hérodote comme l'acte de naissance de l'art gothique. Cependant, dans le même article, il est écrit qu' « en 1122, à Sens, à l'occasion de la construction de la cathédrale Saint-Étienne, un nouveau style architectural est apparu subrepticement, plus léger, plus élancé, plus lumineux. L'abbé Suger est séduit par ce nouveau style et décide de s'en inspirer pour l'achèvement de sa chère basilique. »

Or, c'est Hugues de Toucy qui mena à terme la construction de la cathédrale de Sens, considérée comme la première des cathédrales gothiques.

 

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 Enluminure du XIIIe siècle décrivant l'assassinat de Becket

C'est lui encore qui accueillit à Sens le célèbre Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, poursuivi alors par l'ire de Henri II Plantagenêt, celui-là même qui usurpa la fondation de Varennes.

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