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11 octobre 2008

De la Guerre mondiale

serres-guerre.jpgJ'avais commencé l'étude de  Verseau en citant Michel Serres, et sur la fin de celle-ci, voilà que je le retrouve, sans l'avoir vraiment cherché, car ce dernier livre de lui que je viens d'achever, La Guerre mondiale, qui vient de paraître aux éditions Le Pommier, vous vous doutez bien qu'il ne traite pas de la géographie sacrée. Du moins explicitement...
Je finissais ainsi ce premier article :
"Sur les rives de la rivière sacrée, la Bouzanne, petite Loire colérique, le village de Velles - où Stéphane Gendron ne voit qu'un  banal dérivé de ville -  est pour nous la voile (latin velum), toile  qui ne tire son énergie que du vent. Que la paroisse relevât de l'abbaye de Saint-Gildas apparaît somme toute logique :  le saint breton, l'ermite de l'île d'Houat, n'a-t-il pas accompli plusieurs fois un  voyage sur les eaux ?"


La voile désigne par métonymie le bateau qu'elle propulse, comme dans ce passage de Mérimée : Enfin on signala la flotte de Castille, forte de quatre-vingts voiles, dont vingt galères de Séville, dix de Portugal (Mérimée, Don Pèdre Ier, 1848, p. 386). Or, que nous dit la quatrième de couverture de La Guerre mondiale ? "La Guerre mondiale ? Celle que les hommes font au Monde.
Nous prenons conscience aujourd'hui que l'adversaire dans cette guerre n'est autre que le vaisseau où nous sommes embarqués. Vainqueurs ou vaincus, nous risquons de couler ou disparaître. Quand le bateau fait eau, les matelots continuent-ils à s'entredéchirer ? Cette guerre nouvelle nous protégera-t-elle donc de celles que nous nous livrons les uns aux autres ?
(...)


Cette image du vaisseau n'est pas anecdotique sous la plume de Serres puisque c'est bien sur la métaphore de l'Arche qu'il conclut lui-même son ouvrage. Arche qui sert à fuir le Déluge, que le philosophe décrit comme la crue de la violence qui menace d'anéantir depuis toujours la communauté humaine. Mais si ce Déluge reste identique à soi, la nature de l'Arche a changé depuis celle de Noé : alors que celle-ci ne contenait qu'un reste, une famille et un seul spécimen par espèce, comme au Muséum et au Jardin des Plantes, l'Arche nouvelle embarque des sommes : "sommant la somme des universels concrets, notre arche  devient équipotente au Monde, au moins virtuellement. Nous voilà embarqués sur le Monde, avec le Monde, dans le Monde. Flottant sur un déluge mondial qu'elle contribue à créer, l'humanité navique à bord d'une arche mondiale qu'elle construit en temps réel, cognitivement. Cette puissance cognitive changera les consciences. Enfin chez elle à bord du Monde. l'humanité flotte sur des rapports humains souvent insensés. L'arche neuve rendra-t-elle ce vieux déluge inconsistant ? " (pp. 185-186).
Qu'est-ce que ces universels concrets dont parle Serres ? "moins H20, écrit-il page 184, que la totalité des eaux en réserve et en circulation, banquises, océans, pluie et ruissellements ; moins l'air que l'atmosphère dans son office, sa composition et sa probable évolution ; moins la glèbe que la somme et l'avenir de notre planète Terre ; moins le feu que nos stocks d'énergie et les poubellles de leur dégradation ; moins la vie que la diversité des espèces ; moins l'Homme que sa paléoanthropologie et l'addition de ses cultures et activités ; moins notre petite histoire que le Grand Récit... Soit, à l'horizon, le réel dans sa somme."

arche_noe.jpg

Arche de Noé (Abbaye de Saint-Savin)


Eau, air, terre, feu, c'est par les quatre éléments de l'astrologie que Michel Serres introduit sa vision de l'universel, mot où, soit dit en passant,  se laisse lire ce "verser" qui nous occupe si fort ces dernières semaines. Cette totalité à la fois ordonnée et respectueuse du divers que propose la géographie sidérale (avec ses douze signes à la fois différents et non cloisonnés, ouverts, poreux et tissant entre eux mille relations) ne peut-elle s'apparenter à ces universels dits concrets ?
Ce dernier mot appelle de sa part une mise au point particulièrement précieuse : "J'aime ici dire concret, tant la racine de ce mot, admirablement expressif, dit en précision : ce qui croît ensemble  ou en commun, ce qui croît par accrétion. Le tic journalier du journaliste consiste à exiger de celui qu'il interroge qu'il lui donne du concret ; par cette question, répétée jusqu'à vomir, il attend de lui un exemple particulier, partiel ou partial ; il croit faire, ainsi, la publicité de son propre réalisme ; le voilà, tout au contraire, idéaliste, au sens que je définis plus haut. Le partiel revient brusquement au passé, vieilli, obsolète, au formel abstrait, méchant et guerrier. Il induit à la bataille et pousse à l'affrontement, ce que cherchent en effet les interrogatoires du spectacle.
Non et non : le concret
(cum-crescere) désigne la croissance de toutes les parties vers un tout solide, comme aggloméré. Le concret croît et s'assemble dans tous les calculs que je viens d'évoquer. A chaque coup, ils nous montrent le tout, ils tendent et vont vers le tout, plus réel que toutes les partialités du passé, qui, aujourd'hui, nous paraissent abstraites et chères, désormais, aux idéalistes du regret, aussi bien que chères à payer, en guerres et morts. Oui et oui, plus croît le compte, plus il approche du concret. Qu'en est-il donc de ce concret-là ? Identiquement, la totalité : du Monde, des hommes, de l'Univers et du Temps."


Ceci n'est pas sans rappeler le Quadriparti de Heidegger (la terre, le ciel, le divin et les mortels), mais Serres ne cite jamais Heidegger (il cite d'ailleurs peu ses contemporains, à la notable exception de René Girard, dont la théorie du bouc émissaire et du mécanisme victimaire nourrit explicitement sa propre réflexion). Il ne cite pas non plus Augustin Berque ; pourtant le géographe avait, dès 1999, dans Ecoumène, fait remarquer que concretus était le participe passé de concrescere, grandir ensemble.


Le concret, donc, rassemble, et l'une des figures symboliques de ce "rassembler" est le confluent, ce que nous avions vu apparaître dès ce premier article sur Verseau, avec la confluence des eaux de l'Indre et du Cher, analogue à la confluence des eaux du Limousin et des Pyrénées en Gironde dans l'Aquitaine/Aquarius du zodiaque toulousain. Figure du confluent qui affleure quasi naturellement dans le texte de Serres : "(...) nous venons de bâtir un échangeur à quatre immenses voies, mélangeant nouvellement leurs temporalités différemment rythmées. Le flux de l'Histoire y jette ses eaux, rapides, dans celles, lentes, de l'hominisation, et celles, plus étranges, de l'évolution et de la cosmogonie. Nous vivons, nous pensons et  agissons aujourd'hui... face à l'Homme, à la Vie et au Monde, dont les trois anciennes abstractions se concrétisent ensemble dans et par ce confluent des temps."(p. 18)


Etrangement, ou faut-il plutôt dire significativement, Michel Serres est né à Agen. Or Guy-René Doumayrou écrit, page 77 de sa Géographie sidérale, "Les éléments , eaux mêlées et illuminées de l'intérieur, se fondent dans l'océan de l'universalité, car Verseau "est fait pour donner et se donner" (André Barbault, Verseau, p. 29). Avec la Guyenne, déformation phonétique du nom d'Aquitaine (Aquarius), Verseau enveloppe le pays d'Agen, anagramme évident pour l'ange verseur des eaux (...)."


Ange dont le prénom Michel porte aussi la marque (et je n'oublie pas le bel ouvrage qu'il consacra à leur Légende).
Certains hommes portent-ils, sans le savoir clairement, charge d'augure pour le monde à venir ?


03 octobre 2008

Le verseau de Vermeer

Je ne connaissais pas du tout Michael Edwards. Ce poète, par ailleurs professeur au Collège de France,  a la particularité d'écrire aussi bien en anglais qu'en français,  prose et  poésie. J'ai découvert mercredi dernier à la médiathèque son essai De l'émerveillement, publié cette année chez Fayard. Le titre m'avait séduit, et la quatrième de couverture fit le reste : " Au lieu de supposer que l'émerveillement est le propre des enfants et des ingénus, une émotion agréable et passagère dont on se défait en comprenant l'objet qui l'a provoqué ou en revenant aux choses sérieuses, ce livre invite à penser qu'il n'y a rien de plus adulte ni de plus sérieux que de s'émerveiller."


Et ce livre est lui aussi merveilleux, qui nous transporte de Platon (qui place le s'émerveiller - to  thaumazein -au commencement de la philosophie) à Wordsworth, de Dante et Shakespeare à Philippe Jaccottet, entre autres, montrant que le regard toujours émerveillé, porté vers les choses non seulement réputées sublimes, mais aussi les plus familières qui soient, peut nourrir en profondeur notre compréhension du monde et de la vie. Et ce n'est pas seulement la littérature qu'il explore avec pénétration, mais aussi la musique et la peinture. En ce dernier domaine, il évoque Vermeer, et quelle ne fut pas ma surprise et mon émotion de lire les lignes suivantes sur La Laitière, qui bien évidemment, comme on va le voir, entraient dans une résonance des plus fortes avec les passages de Heidegger cités dans mes précédents billets. Qu'on en juge :

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"La Laitière concentre cette altérité du temps dans le lait versé, qui tombe toujours sans tomber, qui remplit continûment le récipient en terre où il est reçu en vidant sans cesse la cruche d'où il vient, et qui crée pour les yeux de l'âme un passage éternel, non pas du vide au plein, mais du plein au plein, en reliant une cruche qui ne s'épuise jamais à un bol qui ne déborde pas. Il nous invite dans l'infini du moment, dans un Maintenant nouveau, à la fois impossible et vrai. Nous ne prenons pas conscience de l'intemporel, mais d'une longue descente dans la plénitude du temps, dans la suffisance d'un présent, d'une présence capable de tout contenir, de permettre à toutes les couleurs de s'harmoniser autour de sa blancheur et à tous les objets, tous les gestes, de signifier ensemble, sans qu'il y ait symbolisme ni allégorie." (p. 228)

"Dans le versement du liquide offert, la terre et le ciel, le divin et les mortels sont ensemble présents.", écrivait Heidegger. La cruche du philosophe allemand (lequel n'est pas du tout évoqué par Edwards dans ce chapitre) est  étrangement  voisine de celle du peintre :  la même idée de présence rassemblante y est à l'oeuvre. Dans l'éternel verser convergent les énergies du monde.

 

29 septembre 2008

Le carré buissé et le Quadriparti heideggerien

Si Augustin Berque cite la cruche de Heidegger, c'est pour développer sa réflexion personnelle sur le concept de la "chose". Pour le géographe," il est essentiel d'avoir à l'esprit que toute chose rassemble en un faisceau des renvois à divers domaines, matériels et immatériels, écologiques, techniques et symboliques, pour les faire se tenir ensemble en ce qui est sa concrétude première. Nous avons tendance au contraire à nous figurer la concrétude comme le côté matériel, statique et borné de la chose, dans le sens qui a fini par devenir en anglais celui de "béton" (concrete). Rien n'est plus faux, ou du moins partiel. Un aspect seulement de sa réalité. Une chose en fait est concrète quand on ne l'abstrait pas  de l'ensemble des qualités et des processus, de l'histoire et des fins qui concourent à en faire ce qu'elle est. Cela veut dire beaucoup d'immatériel en sus du matériel. Beaucoup de symboles en sus de l'écologique et du technique, et beaucoup de temps qui court dans le présent."
C'est à ce moment qu'il fait appel à Heidegger et à son concept du Geviert, le Quadriparti, qui "symbolise l'idée qu'une chose rassemble tout cela ; telle la cruche :
"Verser" n'est pas seulement transvaser ou déverser. [...] Dans le versement du liquide offert, la terre et le ciel, le divin et les mortels sont ensemble présents. Unis à partir d'eux-mêmes, les Quatre se tiennent. Prévenant toute chose présente, ils sont pris dans la simplicité d'un unique Quadriparti [...] Or, la cruche comme cruche accomplit son être dans le versement. Celui-ci rassemble ce qui appartient au verser : le double contenir, le contenant, le vide et le versement comme don. Ce qui est rassemblé dans le versement s'assemble lui-même en ceci qu'il retient et fait apparaître le Quadriparti. Simple en mode multiple, ce rassemblement est l'être même de la cruche."

 

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Aquarius - Heures à l'usage des Antonins, Clermont-Ferrand,  ms. 0084, f. 001v

(Via http://hdelboy.club.fr/oeuvre.htm)

N'y a-t-il pas coïncidence ici avec la géographie sacrée, qui se veut tout entière  projection du ciel sur la terre, noces du divin et de l'humain, rassemblement autour d'un centre unique ? Ce Quadriparti apparu avec cette simple chose, cette cruche versant son eau ou son vin, ne fait-il pas écho avec la figure du Carré buissé, le mot quadrata désignant en latin le carré (Rome est dite Roma quadrata parce que sa forme originelle est celle d'un carré) ?

"L'illusion dont il faut se départir, poursuit Augustin Berque, c'est que nous serions devant les choses comme des astrophysiciens, qui connaîtrions d'abord leur aspect matériel, puis plaquerions dessus du symbolique, à commencer par un nom. D'abord il y aurait l'objet, plus tard la chose représentée, dite et socialement significative. Cela c'est l'illusion moderne, qui renverse le monde en univers, comme si nous pratiquions la physique avant de vivre. Dans sa concrétude première, une chose est au contraire toujours déjà symbolique. En particulier, elle a toujours déjà un nom - ne serait-ce que la plus général de tous : "quelque chose"." (Ecoumène, p. 95)

En prolongeant cette idée, je dirais que la géographie sacrée n'est pas plaquée sur une réalité de territoire déjà présente, comme un ornement somme toute superflu. Elle naît en même temps que l'effort de l'homme pour prendre des repères sur la terre qu'il arpente tous les jours. Cette terre dont il tire sa subsistance, il l'ordonne et y place des jalons, il la géométrise et lui donne des référents célestes. De même qu'il  trace des lignes dans le chaos nocturne et définit donc des constellations, imaginant des histoires pour mémoriser ses assemblages, il balise les horizons terrestres, baptise les reliefs et exalte  sources et  rivières qui les premières unissent et relient.




18:23 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cruche, heidegger, berque

24 septembre 2008

De l'entonnoir à la cruche

"Sable, éponge, outre, entonnoir, barrique, siphon, sac à vin, tu excites ma pitié "

(Gautier, Fracasse, 1863, p. 156)

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- Cette histoire d'Entonnoir, n'est-ce pas un peu n'importe quoi ? Un pur délire interprétatif ? Vous savez que l'on représente ainsi les fous, avec un entonnoir renversé sur la tête...
- C'est vrai. Je me demande bien pourquoi d'ailleurs. Il serait intéressant d'y réfléchir.
- Avouez, un Entonnoir au centre d'une figure que vous décriviez comme une des plus sacrées de la région, ce n'est pas sérieux.
- Ce n'est peut-être pas sérieux, mais c'est cohérent. Cet entonnoir est situé en Verseau dans le zodiaque neuvicien. Or, à quoi sert un entonnoir sinon à transvaser, à verser un fluide d'un récipient dans un autre ?
- Le Verseau verse l'eau de sa cruche dans un fleuve, et non dans un autre récipient.
- Exact. Mais vous remarquerez au passage que cette image est paradoxale : d'ordinaire, on puise au fleuve, on ne le remplit pas. Il y a sans doute quelque chose à comprendre là-dessous. Mais vous parlez de cruche : savez-vous qu'un de nos grands philosophes a écrit à son propos des lignes fort belles qui s'accordent bien avec mon propos ?
- Heidegger ?
- Bingo ! Heidegger en effet ;  laissez-moi vous citer le passage : "Ce qui fait de la cruche une cruche déploie son être dans le versement de ce qu'on offre (in geshenk des Gusses). [...] Dans l'eau versée la source s'attarde. Dans la source les roches demeurent présentes, et en celles-ci le lourd sommeil de la terre, qui reçoit du ciel la pluie et la rosée. Les noces du ciel et de la terre sont présentes dans l'eau de la source. Elles sont présentes dans le vin, à nous donné par le fruit de la vigne, en lequel la substance nourricière de la terre et la force solaire du ciel sont confiées l'une à l'autre. Dans un versement d'eau, dans un versement de vin, le ciel et la terre sont chaque fois présents"*. Alors que pensez-vous de ça ? L'entonnoir, qui au fond n'est pas si éloigné de la cruche,  ne vous apparaît-il pas moins trivial ? Augustin Berque, chez qui nous avons trouvé cette citation, écrit qu'il y a "dans ces lignes une cosmophanie, voire une hiérophanie" (Ecoumène, Belin, 2000, p. 91). Allez, à la bonne vôtre !
- Ne pensez pas m'avoir convaincu à si bon compte ! Ceci dit votre vin n'est pas mauvais, je reviendrai.

 

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*In "La chose", Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp. 203-204 (trad. André Préau)

PS : Ma bannière a mystérieusement disparu pendant l'été, me rendant à l'austérité originelle. Ma foi, je reste là-dessus pour l'instant. Je me passerais bien en revanche de la bannière meetic qui surplombe parfois mes divagations mythiques...