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20 juin 2007

Vita Martini (3) : Le cilice et la cendre

Devenu célèbre à la suite de la résurrection supposée d'un catéchumène, Martin est ordonné évêque de Tours le dimanche 4 juillet 371, contre son gré et "contre l'avis de certains assistants qui trouvent que ce moine a l'air trop misérable" (Encyclopaedia Universalis). Il ne renonce d'ailleurs pas au mode de vie monacal : il fonde en face de Tours, de l'autre côté de la Loire, le monastère de Marmoutier.


Sur l'importance de la place de Saint-Martin de Tours, une  étude fort pointue d'Hélène Noizet nous apporte des éléments de réflexion tout à fait intéressants. Deux moments différents sont analysés : au IXe siècle tout d'abord, alors que l’Austrasie constitue le coeur de l’empire carolingien, avec  les établissements monastiques d’Andenne, Echternach, Nivelles ou Stavelot comme principaux points d’appui du  pouvoir. "À la périphérie immédiate de ce centre carolingien, se trouve Saint-Martin de Tours (...). À cette époque, Saint-Martin est une institution ecclésiastique incluse dans une Cité épiscopale (...). Dans cette région, Saint-Martin n’est pas le seul soutien du pouvoir: Saint-Denis forme un autre point fort du système politico-ecclésiastique carolingien. Les deux institutions sont souvent associées dans l’esprit du souverain et bénéficient de privilèges similaires, qu’il s’agisse d’immunité ou de possessions de biens."

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©Hélène Noizet

 

Nous avons déjà pu établir, en ce qui concerne Saint-Denis, son implication dans la géographie sacrée du Berry. Nous voyons bien maintenant que la même chose est notable en ce qui concerne Saint-Martin de Tours. La géographie sacrée ne doit certainement pas être considérée comme un aimable divertissement et une simple ornementation dans le paysage mental des élites du Moyen Age, mais bien plutôt comme une donnée structurante étroitement liée aux processus historiques et aux enjeux de pouvoir qui les traversent.
Ceci peut encore être observé au XIIème siècle, deuxième moment étudié par Hélène Noizet, où "l’espace politique capétien dispose d’une seule capitale, Paris, et d’un sanctuaire royal singulièrement privilégié, Saint-Denis. (...) L’enclave royale de Saint-Martin constitue un point d’appui essentiel pour le roi, qui exploite au maximum les ressources de cette situation stratégique (...)" Plus haut, l'historienne rappelait qu'"à partir de 866, les abbés laïcs de Saint-Martin appartiennent systématiquement au lignage des Robertiens, les ancêtres des Capétiens, qui ont succédé aux Carolingiens à la direction du Regnum Francorum en 987. Saint-Martin acquiert ainsi une nouvelle dimension stratégique aux yeux du souverain, surtout dans ses relations conflictuelles avec les grands seigneurs que sont les comtes de Blois et d’Anjou. Ces derniers ont alternativement dominé le pagus de la Touraine (ressort comtal), mais les Capétiens sont finalement devenus les maîtres de cette région au tournant des XIIe et XIIIesiècles: les victoires de Philippe Auguste sur les comtes d’Anjou Plantagenêt, qui étaient aussi rois d’Angleterre depuis 1154, sanctionnent cette intégration définitive de la Touraine dans le domaine royal capétien. À cette échelle suprarégionale, Tours constitue donc un pion essentiel sur l’échiquier des relations entre Capétiens et Plantagenêts."


Partant, il n'est guère  étonnant de retrouver nos clunisiens dans cette histoire : c'est en effet Mayeul lui-même, saint Mayeul, abbé de Cluny, qui installe ses moines à Marmoutier en 982 à la place des chanoines accusés de désordre. La vie même de Mayeul, telle que rapportée par son successeur Odilon, ne manque pas de références remarquables : c'est bien en se rendant à Saint-Denis que Mayeul trépasse à Souvigny, et c'est là, sur son tombeau, que le roi de France Hugues Capet (dont le nom même renvoie à la cape de Martin) se rend en 996, en compagnie  de Bouchard, Comte de Vendôme, et de Renaud évêque de Paris. Et je rappelle une nouvelle fois qu'en 997 Raoul Glaber note dans ses Historiæ que lors de l’épidémie du mal des ardents, Mayeul est, avec Saint Martin de Tours, l’un des saints les plus sollicités et que son tombeau attire les foules «de tout l’univers ». La similitude avec saint Martin est poussée jusqu'à l'imitation des miracles : de même que Martin a connu la gloire grâce à la résurrection d'un catéchumène, saint Mayeul ressuscite un enfant. Odilon lui-même perpétuera cette assimilation en choisissant de mourir comme Martin sur un cilice : « Il passait les nuits en prières et en veilles, forçant ses membres épuisés à servir son âme, couché sur son beau lit de cendres et couvert d'un cilice…Ses disciples le priant de permettre que l'on glissât au moins sous lui de grossières couvertures ». « Il ne convient pas, dit-il, qu'un chrétien meure autrement que sur la cendre. Moi, si je vous laissais un autre exemple, j'aurais péché. » Et cet exemple fut suivi par les abbés de Cluny qui succédèrent à Odilon.

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Bible du Comte Rorigon,Tours, vers 835
Département des Manuscrits, Latin 3
Parchemin (image Bnf)

 

"L'abbaye Saint-Martin de Tours fut durant la première moitié du IXe siècle un centre éditorial de première importance. On a recensé pas moins de 45 bibles qui paraissent provenir de ce scriptorium réputé. Ce sont en général d'énormes bibles de format monumental et de plus de 400 feuillets, qui contiennent le texte complet de la bible. Elles étaient destinées à l'empereur, aux grands princes de la famille carolingienne, aux évêques, ou à d'autres abbayes. Copiée pour un des gendres de Charlemagne, le comte Rorigon, cette bible offre un remarquable exemple du nouveau type d'écriture qu'était la minuscule caroline."



Profitons-en pour revenir sur cette création déjà évoquée de la Commémoration des Morts ou  Jour des Trépassés par ce même Odilon à la date du 2 novembre. Philippe Walter écrit qu'"il ne faisait qu'adapter au christianisme une vieille coutume celtique qui voulait qu'à cette époque de l'année les âmes étaient engagées dans leur migration funéraire. En plaçant ce jour-là la fête des défunts, on détournait vers le culte chrétien les antiques croyances de la nuit de Samain et on les rendait inoffensives parce qu'elles étaient simultanément rattachées à une autre vision de l'au-delà qui offrait l'espérance d'un paradis à côté de la menace de l'Enfer." (Mythologie chrétienne, p.44-45) Samain, fixée au 1er novembre, était la grande fête inscrite au calendrier irlandais où le passage était possible avec le Sid, l'Autre Monde. Elle se perpétue en quelque sorte avec Halloween.


On constate donc que l'effort clunisien d'assimilation des rituels païens reprend celui qui fut mené par Martin en son temps, à partir du IVème siècle. Encore faut-il soupçonner qu'à travers la seule figure de Martin, se dissimule en filigrane une société de clercs soucieuse d'imposer sa religion. Aviad Kleinberg (Histoires de saints, Gallimard, 2005, p.235) écrit que le biographe de Martin, Sulpice Sévère, "essaie d'adapter le modèle oriental de la Vie d'Antoine d'Athanase au public occidental." La nécessité où se trouvent les clunisiens de poursuivre l'entreprise d'assimilation montre bien qu'un demi-millénaire n'avait pas suffi pour entamer substantiellement le crédit des pratiques paganistes. La coupure est encore vive entre ces pratiques et la religion cultivée : seul le culte des saints, avec son mélange d'éléments païens et chrétiens,  représente une forme d'expression populaire du christianisme. "Les villageois, explique Kleinberg (p. 232), qui représentent le plus grand nombre, adoptent les structures et les symboles chrétiens : le temps linéaire en même temps que le temps cyclique, la personnalisation des forces de la nature, un dieu devenu homme, un sauveur qui souffre comme un homme, un cosmos moral dans la partie invisible duquel perdurent des principes rigides de salaire et de châtiment. Par ailleurs, ils continuent de croire en une topographie sacrée (de montagnes, de grottes et de sources) dont le lien avec le christianisme est faible, ainsi qu'en des forces moralement neutres dominant la nature, la fécondité et la vie quotidienne.(C'est moi qui souligne)"


Le récit de la mort de Martin que nous verrons au prochain épisode est une belle illustration de la prégnance de cette topographie sacrée.

00:25 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Bonjour Robin,
Vous avez remarqué que Géoportail s'était amélioré, notamment en ce qui concerne les coordonnées. Une telle précision vous intéresse-t-elle ou pensez-vous qu'une certaine approximation est acceptable ?

Écrit par : Marc Briand | 28 juin 2007

Bonjour Marc,
Je n'avais rien remarqué du tout, car je ne me suis pas servi de Géoportail depuis longtemps. J'irai voir ces améliorations. En ce qui concerne les approximations, voulez-vous parler de la précision des alignements ? A ce sujet, j'essaie d'être le plus rigoureux possible, mais la question reste à approfondir : quelle marge d'écart tolérer ? quelle orbe, à l'instar des aspects astrologiques, accepter ? Ceci devrait être lié à cette autre question d'ordre technique : comment définir un alignement sur le terrain, selon quelles méthodes (feux, signaux optiques, repères cosmiques...) ? Chantier à ouvrir.

Écrit par : Robin | 29 juin 2007

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