20 décembre 2007
L'Esprit de la Salamandre
Il y avait longtemps que le facteur de coïncidences n'était pas passé. Et puis voilà qu'hier il est apparu à l'improviste, comme à son habitude. Je venais juste de terminer la lecture de La Montagne magique, excellente bande dessinée du japonais Jiro Taniguchi. Je n'en donnerai pas ici le résumé ( cliquer sur les liens pour l'avoir) ; il suffira pour mon propos de savoir que l'un des personnages principaux n'est autre qu'une salamandre, prisonnière, au début du récit, du petit musée de la ville, et qui se révèlera comme étant l'esprit gardien de la montagne qui la domine. Taniguchi, dans un riche entretien avec Stéphane et Muriel Barbéry (l'auteur du surprenant best-seller, L'élégance du hérisson), nous livre l'origine du choix de cette salamandre géante du Japon : "J’en avais vu une vivante dans le musée de ma ville et j’en avais gardé une impression très forte : un animal qui peut vivre plus de cent ans, est amphibie, continue à vivre s’il est coupé en deux, ne peut vivre que dans une eau parfaitement pure, etc. Je n’ai pas fait de recherches particulières pour faire la part de la réalité et de la mythologie, mais j’ai eu envie de la choisir pour mon histoire parce que c’est un animal extraordinaire, associé à des phénomènes surnaturels."
Sur ce, j'enchaîne sur la lecture du dernier Chronic'art (ou plus exactement, je la reprends, l'ayant déjà entamée la veille). Chronique *Warez#41, page 12, Le mutant du mois : désigné ainsi, c'est Thierry Ehrmann, milliardaire ultra-controversé, créateur entre autres du site art-price.com, leader mondial de l'information sur le marché de l'art.
L'auteur de l'article conclut ainsi : " En 2006, Thierry Ehrmann atteint la 237ème marche du podium des 500 plus grosses fortunes françaises. Mais Thierry Ehrmann n'est pas seulement riche, il "mène une vie bicéphale" qui explose en 1999 avec la fondation du musée "l'Organe" (avec le A de anarchie). Son idée : transformer systématiquement et progressivement la villa bourgeoise de 12000 m2 qu'il possède dans la banlieue lyonnaise en "monumentale création artistique", où se succèdent, entre autres, piscine de sang et ruines du World Trade Center. 45 artistes pour un happening continu, un procès avec le maire de la commune, 6000 visiteurs par week-end et beaucoup d'ésotérique, telle est sa Demeure du Chaos "dont la dualité est l'Esprit de la Salamandre, le souffle alchimique"."
L'esprit de la salamandre soufflait-il aussi sur moi en cet après-midi de froidure ? J'éprouvais une nouvelle fois cette petite commotion que procure l'irruption de la coïncidence. Celle-ci était d'autant plus troublante qu'elle était associée à la notion de chaos, sur laquelle j'ai abondamment disserté ces derniers temps.
Je réfléchissais encore à cette rencontre ce matin, en voiture, dans les rues de Déols, lorsque j'ai allumé la radio. Sur France-Inter, à l'heure de la rubrique Interactives, je tombai sur Monseigneur Barbarin, primat des Gaules, archevêque de Lyon, répondant aux questions des auditeurs. Or, Philippe Barbarin est directement lié à l'histoire de la Demeure du Chaos : la lecture des sites sur l'affaire Ehrmann m'ayant appris qu'une véritable guerre de religion opposait les deux hommes depuis quelques mois : " Depuis sa nomination au siège primatial des Gaules, cinq ans se sont écoulés où, le vice-benjamin du sacré collège, Monseigneur Barbarin a démontré sa stratégie « faite d'ombre et de lumière mais qui est pour le moins redoutable par ses incursions dans la société civile » analyse Thierry Ehrmann. Selon lui, ce n'est donc pas par hasard, si, un beau matin, l’archevêque de Lyon déclare au Progrès, après une question pertinente sur la polémique de la Demeure du Chaos et sa position sur le plan de l'art : "ce n'est pas de l'art mais la négation de l'art. Ce n'est pas un bon signe quand on arrive à faire coïncider chaos et œuvre d'art."
Plus curieux encore : Mgr Barbarin n'est pas sans lien avec le Berry, puisque ses racines familiales sont pour une part à Aigurande ( qui est par ailleurs la ville où j'ai séjourné le plus longtemps dans ma propre enfance). Il le rappelle lui-même dans son dernier discours de remerciement prononcé à Lyon il y a deux jours seulement (nous sommes dans l'actualité la plus brûlante) :
"Certes, je suis heureux d’avoir découvert, après de petites recherches généalogiques, les racines multiséculaires de ma famille, dans cette terre de France, à Gramat, dans le Quercy ou à Aigurande en Berry où l’on rencontre des traces de la famille dès 1450. Mais l’ancienneté ne donne aucun droit ni aucune supériorité, et ceux qui font partie de l’Église ou de la nation en sont membres à part entière, quelle que soit leur date d’arrivée dans la communauté. Je ne sais si s’applique en ce domaine la phrase de Jésus qui dit : « Les premiers seront les derniers », mais ce dont je suis sûr, c’est de l’importance de l’aujourd’hui, présent presque à toutes les pages de l’Évangile, et encore dans celle qu’il nous était donné de méditer ce matin (Luc, 5, 26)."
Remarquons aussi qu'avant Aigurande, Philippe Barbarin cite Gramat en Quercy. Or, qu'est-ce que le Quercy ? sinon la province dont Cahors est la capitale.
Le chaos à la racine même des Barbarin...
Jacques Truphémus, Fenêtre en Cévennes, huile sur toile, 2003
Dernière petite chose : cet après-midi, je visitais le Musée Bertrand, l'occasion de revoir les restes du tympan de Déols et la stèle de Cernunnos, et j'appris de la bouche même de la conservatrice qu'une des prochaines expositions au couvent des Cordeliers serait consacrée au peintre lyonnais Truphémus.
Je ne connais guère sa peinture, mais je me souvenais que son nom était souvent cité par Louis Calaferte, lorsque je découvris son Journal en 1993 (acheté dans un magasin de récupération de stocks d'usine - Récup'Auto). Calaferte, l'anarchiste mystique, peut-être le seul qui aurait pu réconcilier, qui sait ? Ehrmann et Barbarin... Je reprends le volume pas ouvert depuis longtemps et je ne peine guère à trouver le passage suivant : " Quelques heures en compagnie d'un homme de la qualité de Truphémus est un privilège pour l'esprit." (Le spectateur Immobile, carnets IV, 1978-1979, L'Arpenteur, p. 79)
Or, dans le billet de Lyonpeople déjà cité, on peut lire : "Sa rencontre avec Jacques Truphemus nous apprend que le cardinal aime les arts et les lettres chez ses protégés. Alors pourquoi une telle violence contre les 2 700 œuvres de la DDC ?"
23:45 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : Chaos, salamandre, Barbarin, Aigurande, Ehrmann, Truphémus, Calaferte
06 décembre 2007
Le chaos et la forêt
Hé Dieux! que le temps m'anuie,
Un jour m'est une sepmaine;
Plus qu'en yver longue pluie,
M'est ceste saison grevaine.
Helas! car j'ay la quartaine,
Qui me rent toute estourdie
Souvent et de tristour pleine:
Ce me fait la maladie.
Christine de Pizan (Ballade XLIII)
Revenons sur l'axe Saint-Genou ¬ Saint-Ambroix, parallèle d'où a émergé la géométrie sacrée de saint Outrille et de saint Phalier : j'ai pu mettre en évidence le point commun entre les deux saints donnant leur nom aux deux localités, à savoir que tous les deux furent évêques de Cahors. Cette dernière ville devant être mise en rapport elle-même avec le chaos.
L'autre grande direction cardinale issue de Saint-Genou, son méridien, nous avait amenés à Sainte-Gemme et au bois de Souvigny, toponyme dont un inventaire a mis « en lumière un complexe cultuel situé sur des zones frontalières, au coeur d'un massif forestier, en relation avec les puissances souterraines incarnées par la présence de sources sacrées. Si l'on recherche quelle divinité celtique pourrait bien avoir été au centre d'un tel complexe, on ne peut que penser au Silvain gallo-romain, assimilé au gaulois Sucellus, le dieu au maillet que j'ai déjà évoqué au sujet de Levroux. »
Christine de Pizan instruisant son fils
Or, les thématiques portées par ces deux directions cardinales, le parallèle et le méridien, ne sont pas sans lien dans l'imaginaire des hommes du Moyen Age ; c'est ce que j'ai découvert grâce à un de ces livres glanés au Bleu fouillis des mots, la librairie d'ancien de Châteauroux. Dans La couleur de la mélancolie sous-titrée La fréquentation des livres au XIVe siècle 1300-1415 (Hatier, 1993), Jacqueline Cerquiglini-Toulet écrit que la matière, « c'est l'unité primitive, le chaos primordial tel que Christine de Pizan le présente au début de L'Advision, l'indivision première.
Le grand ymage, dont a son commencement ce dit livre parle, pour tout le monde puet estre pris ; c'est asavoir ciel, terre et abeisme. Son nom qu'escript en son front portoit, c'est assavoir Chaoz, puet estre entendu que a son commencement les pouetes anciens nommerent la masse que Dieu fourma, dont il trey ciel et terre et toutes choses, chaos, qui est a dire confusion, qui encore assez est au monde. Les .ii. Conduis qu'il avoit par ou peüz estoit et purgiéz se puet entendre la naissance de toutes corporelles choses, et aussi la mort de toute creature vive.
« Glose sur la premiere partie de ce present volume », in L'Advision Christine (Ed. C. Réno), pp. 1-2.
( La grande image dont parle ce livre à son début peut être prise pour l'ensemble du monde ; à savoir le ciel, la terre et l'abîme. Le nom qu'elle porte écrit à son front, chaos, peut être entendu de cette manière : au commencement du monde, les anciens poètes nommèrent la masse que Dieu forma et dont il tira le ciel, la terre et toutes choses, chaos, c'est-à-dire confusion, laquelle est encore bien présente dans ce monde. Par les deux tuyaux de l'image, par lesquels elle était nourrie et purgée, on peut comprendre la naissance de toutes les choses corporelles, et aussi la mort de toute créature vivante.) »
L'auteur poursuit ainsi : « Ce chaos peut être vu comme forêt, materia prima, hylè des Grecs. C'est la forêt obscure dans laquelle se trouve Dante au début de La Divine Comédie, « chose dure à dire, sauvage et âpre et forte » (Enfer, chant 1er, vv. 4-5), cette « silve » qu'évoque Christine de Pizan dans son Chemin de Long Estude (v. 1131), profondeur ténébreuse de l'informe à valeur d'enfance. La matière en tant qu' origine renvoie à l'élémentaire et la forêt en constitue, métaphoriquement, le paradigme. » (p. 70)
Cette longue citation - trouvée presque accidentellement alors que je feuilletais ce volume longtemps après l'avoir l' acheté - donne encore plus de cohérence au schéma symbolique ordonné autour de Saint-Genou et donne un sens jusque-là encore inaperçu à certains noms présents sur les cartes. Ainsi, j'étais intrigué par cette forêt de Chaon près de Souvigny-en-Sologne ; vue à la lueur du passage ci-dessus, c'est presque un pléonasme qu'on peut alors y lire.
L'idée de naissance attachée au chaos est également illustrée par l'importance donnée dans ce village à la fête de saint Blaise. Placée là au 31 janvier, selon le Quid, elle est plus traditionnellement attribuée au 3 février. Or, ce 3 février est précisément la date donnée par Rabelais pour la naissance de Gargantua, dont nous avons déjà vu avec la vieille de Brise-Paille le lien avec Saint-Genou. Situé exactement quarante jours après Noël et quarante jours avant Pâques, le 3 février a sans doute été choisi, pense Anne Lombard-Jourdan, parce que la spécialité du saint était de soigner la gorge, « si présente dans la nomenclature de la famille Gargantua et dans l'histoire du géant. Mais il faut prendre aussi en considération la signification du nom du saint. » (Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p.52). Analyse partagée par Philippe Walter pour qui Rabelais inscrit « délibérément le mythe gargantuesque dans la tradition et la religion carnavalesque. A la fois lieu de parole, lieu d'absorption des aliments, , lieu de circulation du souffle vital (en allemand blasen signifie « souffler »), la gorge de Blaise (ou de Gargantua) renvoie à celle du loup divin, l'homme-loup (ou l'homme-ours) qui gouverne les cycles du Temps mais aussi les liturgies de Carnaval : la musique sur les instruments à vent, le grand manger, la sortie de l'ours (ou du loup-garou) prédateur, autant de rites qui renvoient à un temps originel cherchant à établir les principes d'un ordre par rapport auquel l'homme devra se définir. » (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p. 103)
Pour conclure provisoirement, je songe encore à la rivière qui coule à Souvigny-de-Touraine, dont le nom, l'Amasse, renvoie peut-être à « la masse que Dieu forma et dont il tira le ciel, la terre et toutes choses, chaos ». Ici encore, la naissance est sur-signifiée par la présence de fonts baptismaux très anciens (Vème-VIème siècle) et d'un lavoir construit à l'emplacement d'une fontaine sacrée gauloise.
00:35 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Souvigny, Chaos, Cahors, Blaise, Pizan