29 décembre 2005
Sta cerva
La société druidique était fondée sur la primauté du spirituel sur le temporel. Les rois, choisis par les druides parmi la classe guerrière, avaient double fonction sacerdotale et guerrière. Leur pouvoir était fragile, soumis au contrôle permanent des druides. La conquête romaine a bousculé ce schéma déjà en décadence, il est vrai, à cette époque : des oligarchies de nobles gaulois ayant remplacé les rois un peu partout. La société romaine voit a contrario le temporel dominer le spirituel, les flamines n'ayant aucun pouvoir politique réel. L'introduction de cette structure ne pouvait que contribuer à défaire l'emprise des druides sur la société gauloise en les privant de leurs plus hautes fonctions : religion, guerre, justice. Ne restaient guère que la poésie, la magie, la divination et l'enseignement. Pomponius Mela nous apprend, par exemple, que les druides, vers la fin du premier siècle de notre ère, retirés dans les forêts, instruisaient en cachette les enfants des nobles. Les édits de Claude et de Tibère assimilant les druides aux mathematici orientaux, sages, magiciens, tenants de sectes orientales ou secrètes qui pullulaient à Rome, ont certainement accéléré leur disparition, bien que nous ne sachions pas s'il y eut une répression violente du druidisme en Gaule.
Disparition qui ne fut peut-être qu' apparente... Comment concevoir que ces « très savants » (c'est là l'étymologie de « druides ») n'aient pas réfléchi en profondeur sur leur situation et l'avenir de la tradition qu'ils représentaient ? Comment croire que des gens développant une vision cyclique du temps basée sur l'observation du ciel et des astres n'aient pas senti que l'âge sacerdotal était révolu et qu'un nouveau rôle, plus effacé mais non moins primordial, leur était dévolu ? Leur devoir, leur mission, leur but unique en cet âge sombre n'étaient-ils pas de préserver la tradition (du latin tradere, transmettre) et assurer la pérennité du mythe ? Si la disparition des druides n'a pas laissé de traces historiques, ce n'est pas sans doute pas à cause d'une déliquescence de la caste, c'est peut-être bien plutôt la résultante d'un repli volontaire, d'une retraite consciemment choisie.
Le druidisme possédait son réseau de centres sacrés dépassant les partitions territoriales, les frontières entre civitas. César lui-même rapporte que les druides se rendaient en Bretagne (l'actuelle Grande-Bretagne) pour compléter leur initiation. L'héritage celtique a dû trouver dans l'insularité un abri relativement sûr, une base solide en attente de jours meilleurs et d'une époque plus favorable.
La survenue du christianisme en pays gaulois ne doit pas être considérée comme le coup ultime porté au druidisme, consacrant sa mort définitive. Sous bien des aspects la nouvelle religion était plus proche de la doctrine des druides que du polythéisme romain :
Françoise Le Roux et Ch. J. Guyonvarc'h :
« [...] sur deux points importants au moins, il n'existait pas d'antagonisme :
-
la tendance de la religion celtique au monothéisme
-
la réhabilitation par le christianisme du travail manuel n'était pas nécessaire dans un pays où les artisans (aes dâna, « gens d'art ») étaient déjà estimés et honorés. » (La Civilisation Celtique, Ogam-Celticum, 1986, p. 140.)
Ne peut-on maintenant concevoir qu'à l'instar de ce qui se passa en Irlande, une conversion faite par le haut ne se produisit en Gaule ? Les dépositaires de la tradition druidique n'auraient-ils pas profité de la formidable embellie chrétienne pour reconquérir une partie de leur influence politique à travers des formes nouvelles mais non radicalement différentes ? L'occasion n'était-elle pas belle de restaurer avec le dogme évangélique la primauté du spirituel sur le temporel ? Le vrai conflit ne se pose-t-il pas en ces termes, plutôt qu'entre le paganisme et le christianisme ?
Ce ne sont là que des hypothèses dont le bien ou le mal-fondé ne sera sans doute jamais formellement établi. Qu'il me soit tout de même permis de présenter au moins un indice allant, me semble-t-il, dans le sens des propositions avancées, sous l'espèce d'une courte histoire qui prend pleinement sens à la lueur de la géographie sacrée biturige dévoilée ici :
C'est l'histoire de saint Août, évêque de Bourges au IXème siècle. Le Patriarchium Bituricense (B.N., 66) rapporte à son sujet une « curieuse et gracieuse légende », dixit Mgr Jean Villepelet, relative à sa jeunesse et à sa vocation : « Après avoir entendu la lecture de l'Evangile : « Si quelqu'un veut tenir après moi, qu'il se renonce et qu'il me suive », Août se retira dans une solitude profonde. Un messager, chargé de lui annoncer son élection au siège de Bourges, le chercha longtemps dans la forêt, et arriva près de lui exténué. Août qui n'avait rien pour le réconforter, ordonna à une biche de s'arrêter « Sta cerva ! » et d'allaiter le voyageur. Telle serait l'origine de Sacierge (Sagergia) ou Sassierges-Saint-Germain, c. d'Ardentes, arr. de Châteauroux (Indre) » (Les Saints Berrichons, Tardy, p. 82.)
Eglise de Sassierges Saint-Germain (12/13ème)
Saint Août fut inhumé, pense-t-on, dans l'église paroissiale qui porte aujourd'hui son nom. Le village, comme celui de Sassierges, se situe en lisière de la grande forêt de Bommiers qu'il faut traverser pour se rendre précisément à Bourges (le cours de l'Arnon marque par ailleurs sa limite septentrionale). La forêt, sanctuaire druidique bien sûr, mais le plus remarquable est que, dans le prolongement très exact de l'axe Saint-Août – cathédrale de Bourges, on retrouve Cluis et Neuvy Saint-Sépulchre.
C'est cet axe véritablement fondateur, axe Cluis-Neuvy-Bourges, que nous allons maintenant examiner en détail.
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27 décembre 2005
Le chien de Crémieu
Je voudrais finir l'examen du thème du chien avec une curiosité relevée il y a plus de vingt ans par Marc Lebeau, fidèle lecteur du site et commentateur régulier (j'avais offert à Marc de relater lui-même sa découverte, mais il a décliné la proposition, s'en remettant à votre serviteur, à ses risques et périls... ceci dit, il pourra toujours apporter en commentaires les précisions qu'il jugera utiles...). Je dois avouer que je n'ai pas tout de suite été convaincu par ce qu'il avançait, et même encore aujourd'hui, il me reste des doutes. Cependant, il me semble intéressant de passer outre et de présenter à un plus large public ce que Marc appelle le géoglyphe du chien de Crémieu, en l'occurence une vaste figure de chien émergeant des lignes du relief de cette région proche de Lyon.
Sur une carte IGN au 1/100000ème, le chien apparaît avec plus de netteté que sur la carte routière où son tracé est souligné. Les parties les plus marquées sont la partie Est, qui suit la vallée du Rhône, et la partie Nord-Ouest, constituée des falaises du secteur de Larina (elles surplombent la plaine et la centrale nucléaire du Bugey). La partie Sud-Ouest est, elle, formée de reliefs plus adoucis, séparés de la plaine environnante par une zone d'anciens marécages drainés (ces marécages apparaisssent avec clarté sur la carte de Cassini de cette région). Ensuite, la partie Sud, la moins prégnante, est cependant indiquée par une vallée peu profonde mais bien réelle, celle de la Bourbre, qui « sépare assez nettement, je le cite (courriel personnel), ce qui appartient plutôt à l'ensemble de l'Ile Crémieu, de ce qui appartient à l'Isère proprement dite (on change de »pays »). Cet axe ancien de circulation et de développement se lit également par les divers réseaux, routes et train, sans compter les villes, bourgs et bourgades. » Enfin, « l'oeil » du chien « est très nettement marqué par un ensemble de petites reculées proches de Crémieu. »
Cette tête de chien est en elle-même identifiable. Selon Marc, la seule race qui corresponde à cette silhouette est le chien dit « Lévrier des Pharaons », chien maltais, des plus anciens, qui doit son nom à sa ressemblance avec Anubis, le Dieu des Morts égyptien. Et il importe de préciser qu'il ne connaissait pas du tout cette race de chiens avant de découvrir le géoglyphe.
Anubis
Autre détail significatif : trois chapelles dédiées à Saint-Roch, saint que l'on représente généralement accompagné d'un chien, sont très exactement alignées dans le cadre donné par le géoglyphe. Il s'agit des chapelles de La Balme, de Courtenay et de La Tour du Pin. Selon Marc, elles représentent l'alignement des étoiles Muliphen, Sirius et Mizar de la constellation du Grand Chien (Canis Major). Les proportions des distances entre les différentes chapelles correspondraient exactement aux proportions entre les étoiles correspondantes.
Une chapelle dédiée à Saint-Canis1 se trouve même au-dessus du hameau de Rix, riverain du Rhône, sur la commune de Lhuis !
Enfin, signalons à l'extrémité septentrionale de la tête, à Saint-Sorlin en Bugey, l'existence d'une fresque de Saint-Christophe, datée du début du XVIème siècle.
Selon Marc, tout zodiaque géographique a son chien, autrement dit son gardien du seuil. « Situé en dehors des constellations zodiacales, à côté d'Orion, le chasseur céleste, la constellation du Grand Chien (Canis Major) se situe entre les signes des Gémeaux et du Cancer. » Ayant repris depuis plusieurs années l'hypothèse d'un certain Pierre Plantard sur un autre zodiaque2 centré sur Bourges, (en en modifiant sensiblement l'ordonnancement), le géoglyphe du chien se trouverait justement placé entre Gémeaux et Cancer.
Tout ceci est bien sûr à discuter. Le chien n'est pas le seul gardien possible : Jean Richer indique, par exemple, dans Iconologie et Tradition, le sphinx comme gardien de l'occident et le griffon comme gardien du nord. Il reste que cette figure émergée des cartes est assez stupéfiante pour nous interroger. La géologie se plierait-elle au désir secret des hommes ? La nature a-t-elle sciemment oeuvré pour dessiner cette forme ? J'inclinerais plutôt à reprendre ce qu'écrivait Guy-René Doumayrou sur la partition astrologique du pays toulousain, à savoir qu'elle « a dû se faire au prix d'observations séculaires, intégrant peu à peu les coïncidences orographiques et tirant même profit des accidents de l'histoire, réduite de la sorte au rôle d'ornement. » (Géographie Sidérale, op. cit. pp. 49-50.)
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1S'agit-il du saint irlandais du VIème siècle, Canice, Kenneth, Cainnic (les graphies sont diverses), qui donne son nom à la ville de Kilkenny ainsi qu'à sa cathédrale du XIIIème siècle ?
2Ce zodiaque est de nature très différente de celui de Neuvy dont je m'occupe : c'est un zodiaque sidéral, avec treize secteurs de tailles différentes, parfois même se chevauchant, épousant le dessin des constellations. Il s'étendrait sur tout le territoire de la France.
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20 décembre 2005
L'ourse et le sanglier
« Boand (ou Boann) est donc la déesse éponyme de la Boyne, le fleuve qui traverse le comté de Meath (Mide), province centrale dans la géographie sacrée de l'Irlande celtique ( un centre spirituel plus que géographique). J'ai déjà émis l'hypothèse que son équivalent continental serait la Bouzanne berrichonne, qui prend source près d'Aigurande, passe à Neuvy Saint-Sépulchre et se jette dans la Creuse, près du Pont-Chrétien (coulant ainsi de Cancer - les eaux-mères – à Poissons – les eaux océanes ). La Bouzanne serait la rivière matricielle de ce pays biturige qui est par vocation la terre ombilicale (les Bituriges sont, étymologiquement, les Rois-du-Monde, gallois bydd, monde, et rix ou rig, roi). 1»
Après ce simple rappel de faits déjà exposés, examinons le cours de cette Bouzanne. Elle file plein nord, mince ruisseau encore, à travers les prés, et ne rencontrera bourgade de quelque importance qu'à Cluis, où elle passe au pied de la forteresse ruinée de Cluis-Dessous. Ce nom de Cluis est proche du terme irlandais désignant le sorbier, Luis. Le sorbier et le coudrier étaient les arbres les plus utilisés par les druides pour leurs opérations magiques, si l'on en croit l'écrivain anglais Robert Graves, qui en parle dans son livre sur La Déesse Blanche (Ed. Du Rocher, 1979) :
« Le sorbier sauvage est l'arbre de la rapidité. Ses noms botaniques Fraxinus, ou Pyrus, Aucuparia, laissent supposer ses emplois divinatoires. Un autre de ses noms est « le sorcier », or la main de sorcière, utilisée dans les temps anciens pour découvrir les métaux, était taillée dans du sorbier. Etant l'arbre de la rapidité et de la vie, il pouvait être utilisé également dans le but contraire. Dans l'Irlande danéenne, un pal de sorbier fiché au travers d'un cadavre immobilisait son fantôme et, dans la saga de Cuchulain, pour obtenir sa mort, trois sorcières embrochent un chien, un animal sacré, sur des piquets de sorbier.2 »
Nous n'avons donc pas tardé à retrouver Cuchulain : son existence héroïque avait commencé par le meurtre d'un chien, celui du forgeron Culann, elle s'achève par le meurtre d'une loutre ou « chien d'eau » (doborchú). Ceci constituait un des interdits (geis) imposés à Cuchulain par le druide Cathbad (celui-là même qui lui avait donné son nom à la suite du premier exploit). Le héros a pressenti que sa mort était proche quand il s'est trouvé confronté à deux interdits contradictoires lors de sa rencontre avec les deux sorcières :
« Il partit sur la route de Midluachair, après la plaine de Mogna. Il vit quelque chose : trois sorcières borgnes de l'oeil gauche devant lui sur la route. Avec des poisons et des charmes elles faisaient cuire un petit chien sur des broches de sorbier. C'était un des interdits de Cuchulain que de visiter un foyer sans en consommer la nourriture. C'était aussi un interdit pour lui que de manger la chair de son homonyme. Il court pour les dépasser, car il savait que ce n'était pas pour son bien qu'elles étaient là. Une sorcière lui dit : « Une visite de toi, ô Cuchulain ». « Je ne vous rendrai pas visite, en vérité » dit Cuchulain. « Il y a pour nourriture un chien », dit-elle. »Si c'était un grand foyer qui était là », dit-elle, « tu lui rendrais visite. Mais c'est parce que celui-ci est petit que tu ne viens pas. Il n'est pas capable de grand chose, celui qui ne supporte ou n'accepte pas le petit. » Alors il s'approcha d'elle et la sorcière lui donna la moitié du chien de sa main gauche. La main avec laquelle il avait pris le morceau et la cuisse sous laquelle il l'avait mis frurent prises d'un bout à l'autre si bien qu'elles n'eurent plus la même force. » (traduction Ch.J. Guyonvarc'h, La mort de Cuchulainn, version A, in Ogam XVIII, p. 347).
Ce texte offre une thématique très semblable à celle de l'histoire de Boand (voir la note sur la source secrète). Dans les deux cas, ce sont les circonstances d'une mort qui sont contées. On y retrouve le ternaire (trois sorcières), le rôle maléfique du côté gauche (Boand contournait la source par la gauche, la sorcière donne la moitié du chien de sa main gauche, les trois sont borgnes de l'oeil gauche) et, enfin, les trois blessures symboliques à la main, à la cuisse et à l'oeil. La seule différence étant que les sorcières assument celle de l'oeil.
Après Cluis, la Bouzanne arrose donc Neuvy Saint-Sépulchre : la cité s'est édifiée autour d'un gué sur la rivière. Je me contenterai ici de mentionner que c'est généralement dans les gués que se déroulent les combats singuliers des récits mythologiques et épiques irlandais.
Passé Neuvy, notre Bouzanne se dirige vers le nord-ouest pour former pendant quelques kilomètres une lisière d'eau à la forêt de Châteauroux. Après Arthon, elle ne tarde pas à s'infléchir vers le sud pour aller finalement rejoindre la Creuse du côté du Pont-Chrétien. Ce nom d'Arthon évoque évidemment l'ours, un des plus riches symboles du monde celtique : « Son nom (celt. commun artos, irl. art, gall. arth, bret. Arzh) se retrouve encore dans celui du souverain mythique Arthur (artoris), ou encore dans l'anthroponyme irl. Mathgen (matugenos, né de l'ours). » (Dict. Des Symboles, art. Ours, pp.716-717).
L'ours est, dans le domaine celtique, l'emblème de la classe guerrière et s'oppose, ou s'associe, au sanglier, comme le pouvoir temporel à l'autorité spirituelle (le sanglier étant le symbole de la classe sacerdotale). « On a même en Gaule une déesse Artio (à Berne, dont le nom est encore celui de l'ours) qui, symboliquement, marque mieux encore le caractère féminin de la classe guerrière. On peut noter aussi que les Gallois nomment cerbyd Arthur, char d'Arthur, les deux constellations à symbolisme polaire de la Grande et de la Petite Ourse. » (id.)
Il n'est pas anodin qu'Arthon soit situé géographiquement à la latitude la plus haute du cours de la rivière, au nord du système ainsi formé.
Maintenant, si la Bouzanne représente le versant guerrier, féminin, de la Souveraineté, on peut se demander si l'Arnon - où la figure du mari, le Dagda, est omniprésente - ne représente pas l'autre versant, sacerdotal de cette même Souveraineté ? Remarquons que Cluis et Culan sont situés sur le même parallèle, résumant en quelque sorte la brève destinée guerrière de Cuchulainn. Autrement dit, les deux mytho-paysages, articulés autour des deux rivières Arnon et Bouzanne, se correspondraient avec une grande précision.
Du côté de l'Arnon, ressortent plutôt des valeurs de vie, de naissance, de commencement tandis que du côté Bouzanne ont plutôt émergé les figures de la mort et de l'accident. A l'ours d'Arthon devrait donc correspondre un sanglier de l'Arnon. Ne serait-il pas dissimulé sous les traits de ce Saint-Huret, hameau situé entre Culan et Saint-Christophe-le-Chaudry ? Saint Huret est inconnu au bataillon et au martyrologe, aucune trace ailleurs qu'ici. Mais on sait bien que la hure désigne depuis depuis au moins le XIIIème siècle la tête hirsute du sanglier. Pierre Guiraud le cite dans son Dictionnaire des étymologies obscures (Payot, 1982) : il pense que le mot est vraisemblablement dérivé de urus « boeuf sauvage », sorte d'aurochs ou de bison signalé en Gaule par César dans ses Commentaires.
Après le Saint Lévrier, le Saint Sanglier...
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1« Les noms de cours d'eau présentent un intérêt très particulier : ils renferment, parmi toutes les catégories de toponymes, la plus forte proportion des noms les plus anciens, la rivière, nous l'avons vu, étant particulièrement rebelle aux substitutions. Ce sont ces noms qui nous permettent de plonger le plus loin dans le passé linguistique de l'Europe occidentale. » (Albert Dauzat, Les Noms de Lieux, Delagrave, 1963, p.195)
2Par ailleurs, l'autre vallée au-dessus de laquelle la cité de Cluis a été fondée est celle de l'Auzon. S. Gendron rattache ce nom à la racine prélatine « alis », rocher, mais Dauzat y voyait plutôt une référence à l'alisier : l'Auzon aurait été la « rivière bordée d'alisiers ». Or l'alisier appartient au genre Sorbus, comme le sorbier.
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18 décembre 2005
Encore plus fort avec saint Guinefort
Plus fort que le saint à tête de chien, le saint à corps de chien, le saint chien... Oui, après le très connu saint Christophe, évoquons le très singulier saint Guinefort ou Généfort, également appelé le saint lévrier. Jean - Claude Schmitt lui a consacré un livre (cité en note dans l'article du 7 décembre), d'après ce document exceptionnel qu'est le rapport du dominicain Etienne de Bourbon qui prêchait dans les Dombes dans la première moitié du XIIIème siècle. L'inquisiteur apprend en confession que les femmes du pays amènent leurs enfants chétifs à saint Guinefort, lequel – à son grand scandale – se révèle être un lévrier... Le chien aurait tué un énorme serpent qui menaçait l'enfant de son maître, mais celui-ci, un seigneur de la contrée, abusé par le berceau renversé et le sang sur la gueule du chien, l'aurait trucidé d'un coup d'épée. S'apercevant ensuite de sa méprise, il aurait jeté le cadavre du chien dans un puits et planté quelques arbres autour pour garder mémoire de l'événement. Le château aurait ensuite été détruit par volonté divine. Que cette légende soit tirée de faits réels, comme l'affirme ce site, est hautement improbable, car on la retrouve dans de nombreux pays, jusqu'en Inde. « Dans une version du pays de Galles, peut-on lire sur cet autre site, le prince Llewellyn avait un lévrier nommé Gellert ou Cylart. C'est la même histoire, mais dès que le prince réalisa son erreur, il fut prit d'un tel chagrin qu'il érigea un monument de reconnaissance au chien et donna le nom du lévrier au lieu où il le fit enterrer. Dans cette histoire celui qui attaque l'enfant n'est pas un serpent mais un loup. »
Par ailleurs, saint Guinefort n'est pas l'apanage des Dombes ; son culte est attesté une quarantaine de fois en France et en Italie du nord. Et la plus ancienne mention de son existence, nous la trouvons, tenez-vous bien, à Bourges, en 1075... Dans une charte donnée, entre 1073 et 1078, en faveur de la Collégiale Saint-Ursin de Bourges. Ce document « atteste, écrit Anne Lombard-Jourdan, la présence du corps de Guinefort qui y est confirmé à plusieurs reprises. Il n'est pas indifférent que le corps de ce saint ait été conservé à l'église Saint-Ursin dont le portail offrait une iconographie cynégétique et calendaire très particulière. Il était honoré en Berry le 25, le 26 ou le 27 gévrier et à Sens le 26 février, donc en période de Carnaval. » (Aux sources de Carnaval, op.cit. p. 206).
Cernunnos (Pilier des Nautes, Paris)
La thèse d'Anne Lombard-Jourdan, pour la résumer bien sommairement, c'est que Carnaval, qui est la fête païenne la plus célébrée dans le monde chrétien, illustre le mythe fondateur du combat du cerf et du serpent, auquel elle rattache le dieu-cerf gaulois Cernunnos, dont Gargantua ne serait qu'un avatar, « récupéré par Rabelais, sur le mode parodique, dit Jacques Le Goff en sa préface au livre, dans les traditions gauloises orales qui affleurent dans la culture populaire auquel il s'abreuve. » Grand cerf qui devient l'ancêtre mythique des rois de France, dont le cerf volant devient l'emblème à la fin du XIVème siècle.
L'étymologie de Guinefort ( formé à partir du verbe guiner, dont le sens paraît être « frapper »), permet aussi de le rapprocher du dieu gaulois : « Guinefort serait donc l'exacte traduction, en parler roman, du nom gaulois de Sucellus, « celui qui frappe fort », épithète par lequel on désignait « le dieu au maillet », substitut de Cernunnos. » (p. 207).
Anne Lombard-Jourdan se demande si le chien n'a pas pris la place occupée par le cerf dans le mythe, le culte de Sucellus-Cernunnos ayant été fréquemment constaté dans l'est de la France et tout spécialement dans cette vallée du Rhône, la statuaire romaine le représentant d'ailleurs souvent en compagnie d'un chien. « Si l'inquisiteur jugea les rites encore pratiqués dans le secret de la forêt assez répréhensibles pour s'employer à les ruiner, c'est qu'ils avaient un fort relent de paganisme. Il joua le grand jeu : exhumation des « reliques du chien », destruction du bosquet sacré (lucum), prédication en plein air sur le lieu même, exhortations aux paysans rassemblés de cesser leurs pratiques coupables, interdiction faite par les seigneurs du lieu d'y jamais revenir. Et tout cela apparemment sans grand succès. Le lieu de culte garda son mystère et une vieille femme devait servir de guide. Mais les mères continuèrent de s'y rendre. » (p.208). Jean-Claude Schmitt montre bien dans son livre que le culte s'est perpétué jusqu'au début du XXème siècle.
Un paragraphe plus loin, nous ne serons pas surpris de voir l'historienne évoquer le Dagda irlandais, le « dieu bon », appelé également Eochaid Ollathair, c'est-à-dire « Père de tous » ou « Père suprême ». « Comme l'a établi M.-L. Sjoestedt, ce dieu n'est pas bon moralement, mais « bon à tout ». Il est à la fois guerrier, magicien, technicien. Il est omniscient et omnipuissant. Il a le prestige d'un dieu ancien. Il traîne une massue « qui tue d'un côté et ressuscite de l'autre » et possède un chaudron « que nul ne quitte non repu ». On a souligné les analogies existant entre ce dieu et le Cernunnos-Sucellus des Gaules. Leurs attributs sont voisins : massue et chaudron de l'un et maillet et corne d'abondance de l'autre. Le Dagda s'unit à la femme de Nechtan (Neptune ?), Boann, éponyme de la rivière sacrée d'Irlande (la Boyne), à la façon dont Sucellus s'allie à Nantosuelta, « la rivière brillante ». » (p.208).
La transition est dès lors toute trouvée qui va nous permettre de passer des rives de l'Arnon à celles de la Bouzanne. J'ai déjà évoqué cette rivière à plusieurs reprises, mais il importe maintenant de la découvrir dans l'intégralité de son cours avant de la replacer dans le cadre plus général de la géographie sacrée biturige envisagée dans sa globalité et de s'interroger sur les liens unissant les deux systèmes symboliques fluviaux.
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13 décembre 2005
Saint Christophe, Pantagruel et Gargantua
« Gargantua en son aage de quattre cens quattre vingtz quarante & quattre ans engendra son fils Pantagruel de sa femme nommée Badebec fille du Roy des Amaurotes en Utopie, laquelle mourut de mal d'enfant: car il estoit si grand & si lourd, qu'il ne put venir à lumiere, sans ainsi suffocquer la mere. Mais pour entendre pleinement la cause et raison de son nom qui luy fut baillé en baptesme: Vous noterez que celle année il y avoit une si grand seicheresse en tout le pays de Affricque, pour ce qu'il y avoit passé plus de xxxvi. moys sans pluye, avec chaleur de soleil si vehesmente, que toute la terre en estoit aride. Et ne fut point au temps de Helye plus eschauffée que fut pour lors. »
(Rabelais, Pantagruel, Ch.2)
Le bon géant saint Christophe aurait-il quelque chose à voir avec Pantagruel ? C'est ce que suggère Rémi Schultz dans un passionnant article sur la gématrie rabelaisienne, en citant lui-même Claude Gaignebet et son livre paru en 1986, A plus hault sens,, chez Maisonneuve et Larose : « L’une des thèses les plus ambitieuses sur l’œuvre de Rabelais est celle de C. Gaignebet, dont une hypothèse fondamentale est la naissance de Pantagruel le 25 Juillet, jour de la St Jacques et de la St Christophe, seul saint géant, indiquée selon lui par une accumulation de signes. »
Pantagruel naît, on l'a vu, en période de canicule (latin, canicula). C'est le lieu de rappeler que ce nom est issu du latin canis, chien, et que Sirius, la plus belle étoile de la constellation du Grand Chien, annonçait l'été dans l'Egypte ancienne. Or, saint Christophe était parfois représenté avec une tête de chien, « notamment, signale Anne Lombard-Jourdan, sur les icônes byzantines. »1 Par ailleurs, la légende précise qu'il vient du pays de Chanaan (quelle que soit la véritable étymologie du nom, on ne peut s'empêcher d'y lire la racine canis).
Saint Christophe Cynocéphale
Musée byzantin, Athènes
Plus largement, c'est non seulement avec Pantagruel mais aussi avec Gargantua que Christophe présente des accointances certaines, comme G. Bertin l'a remarqué :
« Dans le Maine et Loire, notons un culte à saint Christophe du Bois et saint Christophe de la Couperie. A Saumur, on admirait autrefois une statue de St Christophe de 7m de haut en l'église St Pierre du marais, détruite en 1793. D'une façon générale, sa statue avait tendance à grandir au porche des églises, 28 pieds à paris, 29 à Auxerre, 36 à Strasbourg. A Chacé, la Pierre fiche (ou peulvan) serait un grain de sable tombé de l'un des sabots de St Christophe lorsqu'il les secoua en mettant le pied dans la prairie, le lien avec Gargantua est ici évident. A Angers, le passeur géant surveillait le passage à la Porte Chapelière en tête des ponts. Il présidait à la Bonne Mort . On le voit aussi au Lion d 'Angers.
Le plus célèbre de ses pèlerinages est à Saint Christophe du Jajolet, dans l'Orne, au croisement de deux itinéraires de deux chemins montais, Paris-Le Mont Saint Michel et Orléans-Le Mont, sa chapelle est établie près de la mare de Grogny, creusée par Gargantua, lorsque le géant voulut faire la butte funéraire du Hou. »
Dans la même région de l'Ouest, le village de Bouzillé s'honore d'une truculente histoire : la butte sur laquelle il est bâti serait l'oeuvre de Gargantua : il aurait mis ainsi un terme à la dispute des habitants de Liré et de Saint-Florent-le-Vieil, qui se déchiraient sur la question de savoir lequel des deux bourgs était situé à égale distance de Nantes et d'Angers. Posant le pied gauche sur Saint-Pierre de Nantes et le droit sur Saint-Maurice d'Angers, rabattant son haut-de-chausses, il aurait déposé un étron de belle facture au mitan des deux localités. « Bouze y est ! » aurait crié la foule.
Or, sur un forum de la Société de Mythologie Française de septembre 2003, Guillaume Oudaer, étudiant en histoire à Lille 3, signale que cette anecdote a trouvé un écho dans ses propres recherches, lesquelles portaient sur la bataille de Mag Tured entre les Tuatha Dé Danann (les dieux celtiques irlandais) et les Fomoires ("les géants démoniaques") :
« En effet, dans ce texte, on nous dit que le Dagda (auquel l'article mythologique sur Gargantua propose une possible assimilation) aurait été amené, après une altercation ayant une consonance grotesque que l'on retrouve dans les aventures de Gargantua, à déverser en un lieu le contenu de ses intestins, le postérieur enfoncé dans la Terre, comme dans un sillon.
A mon humble avis, ce motif qui semble à la fois commun à l'Irlande et à la France et que l'on retrouve chez deux personnages forts semblables est un argument qui va dans le sens d'une identification de Gargantua à un avatar de l'équivalent gaulois du Dagda irlandais. »
Cette dernière précision nous permet en quelque sorte de boucler la boucle : une chaîne symbolique relie avec une cohérence difficilement contestable différentes figures de géant, à savoir le Dagda, saint Christophe, Pantagruel et Gargantua.
En guise de conclusion provisoire, je m'avise maintenant que le site même de l'Arnon convient merveilleusement à la thématique développée jusqu'ici : ces gorges, dont l'entrée est somme toute gardée par le Jupiter de Saint-Christophe-le-Chaudry, font référence étymologiquement au latin populaire gorga, variante du bas latin gurga « gosier » (Vième siècle), du latin classique gurges « tourbillon d'eau », « gouffre, abîme », et, au sens figuré, « gosier ». Rappelons que c'est là, selon Rabelais, l'origine du nom Gargantua :
« Le bonhomme Grantgousier beuvant, et se rigollant avecques les aultres entendit le cris horrible que son filz avoit faict entrant en lumière de ce monde, quand il brasmoit demandant à boyre/ à boyre/ à boyre/ dont il dist, que grant tu as, supple le gousier. Ce que oyans les assistans, dirent que vrayment il debvoit avoir par ce le nom Gargantua, puis que telle avoyt esté la première parole de son père à sa nativité, à l'imitation et exemple des anciens Hebreux. A quoy fut condescendu par icelluy, & pleut tresbien à sa mère. Et pour l'appaiser, luy donnèrent à boyre à tirelarigot, et feut porté sus les fonts, et là baptisé, comme est la coustume des bons christians. »(Gargantua, ch. 6)
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1Elle renvoie en note à Pierre Saintyves, Saint Christophe, successeur d'Anubis, d'Hermès et d'Héraclès, Paris, 1936, p.55 et à Henri Gaidoz, « Saint Christophe à tête de chien en Irlande et en Russie », Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France, t.76, 1924, pp.192-218, ill.
D'autre part, Jean Richer, dans son livre Iconologie et Tradition (Guy Trédaniel, 1984), consacre une section de chapitre à saint Christophe Cynocéphale (pp. 212-213). La quatrième de couverture est d'ailleurs illustrée par la reproduction de l'icône du Musée byzantin d'Athènes.
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