31 janvier 2008
Le dieu d'Orsennes
Revenons à Saint-Ambroix, sur le parallèle de Saint-Genou. Une direction cardinale reste à explorer, qui n'est autre que le méridien du lieu. Suivant grosso modo la limite entre les deux départements berrichons, il passe par la chapelle de Dampierre, Chezal-Benoît, rase St Christophe-en-Boucherie, traverse Champillet (l'autre localité indrienne du même nom, Champillé, est située, rappelons-nous, près de Sougé, au point médian de l'axe Levroux-Saint-Genou), avant d'entrer en Creuse et de croiser le parallèle de Bazelat, vers Malleret-Boussac. .
Ce faisant, c'est une autre figure géométrique d'importance qui s'impose à nos yeux : un quasi-carré (les côtés verticaux (le second est le méridien de Saint-Genou) sont cinq kilomètres plus longs que les côtés horizontaux). Carré qui s'ajoute donc notamment au triangle de saint-Outrille et au cercle de saint Phalier, composant sur la presque totalité du département une silhouette anthropomorphe qui n'est pas sans m'évoquer ce curieux personnage au torque, que Jean-Louis Brunaux (Les Gaulois, sanctuaires et rites, Errance, 1986) désigne comme le dieu d'Orsennes (on peut l'admirer au musée Bertrand à Châteauroux).
La surimpression des deux images est assez éloquente :
L'espace vide entre le carré et le cercle est rempli par le torque. Or, Levroux est au coeur de cet espace, alors même qu'on y a retrouvé une semblable statue, comme le signale cette étude :
"Le Centre de la France possède également une série de bustes sur socle du même type. Un inventaire raisonné en a été récemment dressé (Menez et coll. 2000) à la suite des travaux de G. Coulon (1990) et montre une certaine concentration dans l’ancienne cité des Bituriges avec les découvertes de Pérassay, Orsennes et Levroux dans l’Indre, Châteaumeillant dans le Cher2 (...) la statuette de Levroux gît dans une fosse comblée de matériel de La Tène D1b (100-80 av. J.-C.) et se trouve notamment associée à une ramure de cervidé (Krausz et al., 1989) ; celle de Châteaumeillant participe du comblement supérieur d’un puits attribué aux années 30-20 av. J.-C. et surmonte une « couche » d’andouillers de cervidé (Hugoniot, Gourvest 1961) (...)" [C'est moi qui souligne]
Notons que Perassay, comme Châteaumeillant sont situés à proximité du méridien de Saint-Ambroix.
"À Levroux comme à Châteaumeillant, on relève malgré le décalage dans le temps des abandons que les statues étaient brisées et associées à un ou plusieurs bois de cervidé. Ces points communs pourraient relever de gestes d’offrandes, d’autant que l’on connaît l’importance du cerf dans les religions protohistoriques, notamment dans la sphère sacrificielle (cf. scène du sacrifice des deux cerfs du chariot de Strettweg, pour ne prendre qu’un exemple ancien).
Les bustes à socles de France centrale, de même que ceux du reste de la Gaule, présentent des caractéristiques communes qui visent à souligner deux aspects principalement : les apparences physiques et la détention de marqueurs d’autorité. Les figurations de moustaches, de chevelures complexes avec un bandeau et parfois de lourdes mèches tirées en arrière montrent l’importance accordée à l’aspect du visage ; les costumes ne sont pas en reste puisque plis, manches et encolures de vêtement sont souvent rendus avec précision. D’autres détails, tels les bras ramenés sur le torse, accentuent le hiératisme des attitudes. Mais surtout, des insignes liés à l’exercice de dignités militaires et/ou religieuses sont portés ou brandis ostensiblement : il s’agit très souvent du torque, parfois du poignard ou de l’épée (Paulmy) et de la lyre (Paule)." (José GOMEZ de SOTO et Pierre-Yves MILCENT, La sculpture de l’âge du Fer en France centrale et occidentale)
L'examen des médianes et diagonales du carré va maintenant nous conduire à de nouvelles découvertes. (A suivre)
00:50 Publié dans Géographie sacrée prézodiacale | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carré, orsennes, saint-ambroix, levroux, torque, champillet, cerf
16 janvier 2008
Béatrix, Breton et les coïncidences
"Une fois dans ma chambre, tu seras mon prisonnier. Ah ! nous y resterons ensemble jusqu'à quatre heures. Vous emploierez ce temps à lire et moi à fumer ; vous vous ennuierez bien de ne pas la voir, mais je vous trouverai des livres attachants. Vous n'avez rien lu de George Sand, j'enverrai cette nuit un de mes gens acheter ses œuvres à Nantes et celles de quelques autres auteurs que vous ne connaissez pas. Je sortirai la première et vous ne quitterez votre livre, vous ne viendrez dans mon petit salon qu'au moment où vous y entendrez Béatrix causant avec moi. Toutes les fois que vous verrez un livre de musique ouvert sur le piano, vous me demanderez à rester. Je vous permets d'être avec moi grossier si vous le pouvez, tout ira bien."
Honoré de Balzac (Béatrix)
En 1951, Gracq écrit un texte sur Béatrix, un roman de Balzac qu'il affectionne particulièrement. Court texte (onze pages), repris dans Préférences, qui se termine par une évocation d'André Breton, en un seul long paragraphe isolé du reste par un saut de ligne. Qu'on me permette de le citer ici in extenso : il enferme une si prodigieuse richesse de significations qu'il décourage presque le commentaire. Disons seulement qu'on y retrouvera, outre l'attention à ces coïncidences qui fondent notre approche personnelle, la récurrence des mots de rumeur et de sortilège déjà mis en évidence dans ma note précédente :
"Au mois d'août 1939, à Nantes, je rencontrais pour la première fois André Breton. Presque dès les premiers mots, j'étais amené je ne sais pourquoi à faire allusion à Béatrix, que Breton n'avait pas lu. Assez intrigué, il tira de sa poche un anneau de clé qu'il avait quelques jours auparavant ramassé sur une plage, tout frais abandonné par la mer. Un nom s'y lisait, à demi rongé : Béatrice ou Béatrix. Il attache une particulière importance à la collecte de ces menues et énigmatiques épaves. Peu après il fut amené à préciser qu'en chemin de Lorient vers Nantes, des difficultés de correspondance imprévues l'avaient retenu pour un court et très inopiné séjour à Guérande, toujours si à l'écart des grandes routes. Il ignorait bien entendu que là se situait l'action de Béatrix. On sait qu'il met de la complaisance à accueillir de telles coïncidences, à s'interroger sur le passage, l'approche inconnue qui peut-être seule rendrait compte de ces sautes simultanées, de ces menus écarts concordants de l'index encré sur le tambour où s'enroule le fil de notre vie. Cette complaisance, d'habitude, je m'en sens moins pourvu que lui. Mais ce livre si merveilleusement dépareillé, si singulièrement échoué dans un repli de l’œuvre (et il est significatif que ce soit le seul grand livre de Balzac que battent d’un bout à l’autre les vagues), j’aimerais accueillir cette invite à le considérer – sa fureur d’océan, sa folie dépaysante – à la façon de ces survenants énigmatiques de qui l’on prolongeait autrefois dans l’imagination la rumeur fabuleuse en disant qu’ils venaient " d’au-delà de la mer ". Je me souviens… Derrière les meules blanches du sel, toujours battue des houles aveugles, la côte de Guérande, à l’égal des rivages monstrueux de la Crète, garde son emportant prestige de royaume au bord de la mer. En fermant les yeux, en fermant le livre battu comme un rocher de tant de fièvre j’entends le bruit merveilleux, le bruit unique qu’il approche de mon oreille comme un coquillage. On dirait que le vieux sortilège celte est descendu sur ces pages sans cesse en rumeur. Saint-Nazaire, où Elle débarque, minuscule bourgade dans le livre, est devenu ville, a disparu. " Tout a changé en Bretagne, hormis les vagues, qui changent toujours ". Mais les rochers guettent toujours vers le large les merveilles et les signes, et la mer, image de la Rencontre, jusque dans les humbles trésors du sable, reste l’énigmatique Médiatrice, rejetant un jour au rivage l’auge de pierre des chevaliers – fées, la nef où Tristan armé rêve au Morholt et court vers Iseult, et un autre la malle où Calyste déchiffre un nom et le sang s’est retiré de ses joues : Béatrix de Rochefide.(217)
23:55 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Gracq, Breton, Béatrix, Balzac
15 janvier 2008
De Grand à Gracq
"Je ne crois pas, confiait-il, avoir l’esprit religieux : les questions qui passent pour obséder les esprits de ce genre, je ne me les pose à peu près jamais. En revanche – dépourvu que je suis de croyances religieuses – je reste, par une inconséquence que je m’explique mal, extrêmement sensibilisé à toutes les formes que peut revêtir le sacré."
(Julien Gracq, qui êtes-vous ?)
La mort d'un grand écrivain a-t-elle quelque chose à voir avec les vestiges d'un système symbolique archaïque ? N'y a-t-il pas prétention et fantasme à évoquer de possibles résonances entre son oeuvre et les traces qu'on pense encore perceptibles d'une vaste pensée ordonnatrice d'un territoire considéré longtemps comme terre sacrée ? Autrement dit, existe-t-il des liaisons entre la littérature de Julien Gracq et la géographie sacrée du Berry ? Dit comme cela, abruptement, la chose porte à sourire. Pourtant...Pourtant, le 22 décembre, jour de sa disparition - dont la nouvelle ne fut donnée que le dimanche 23 -, j'écrivais le billet La Malnoue, saint Généfort et la Vierge au goître
où j'évoquais la Malnoue, cette rivière souterraine que l'on accuse de provoquer des crues catastrophiques. Je citais un passage du roman de Claude Seignolle, La Malvenue : "En ce moment, sous nos pieds, il y a un grand fleuve qui court d'un bout à l'autre de la grande bouche de la Loire. Toute la Sologne flotte comme ces îlots d'herbes que tu vois sur les étangs. Ce fleuve, d'aucuns l'appellent la Malnoue, on dit qu'il va se jeter dans l'Océan, toujours courant par en dessous la terre." La Loire, nous le savons bien, c'est le fleuve même de Julien Gracq, sur les rives de laquelle il vécut jusqu'au bout, à Saint-Florent-le-Vieil. Plus profondément, c'est le mouvement même de ce courant souterrain, de cette vibration chthonienne qui ne cesse de se retrouver dans l'oeuvre gracquienne. Ce qui importe à l'écrivain, c'est en effet une captation sensible du sous-jacent : "Ce qui est important, ce n'est pas d'avoir un oeil pour des visions flamboyantes, c'est d'être capables par moments de cet état d'écho, de bruissement, de mise en rumeur (...) qui accueille le tout-venant pour en faire aussitôt tout naturellement de l'insolite." (Les yeux bien ouverts.) Philippe Le Guillou, interprète subtil de Gracq, revient sur ce passage en affirmant : Echo, bruissement, mise en rumeur : voilà, dessinés par Gracq, trois modes d'approche - et qui, d'ailleurs, n'en constituent qu'un seul - de l'essence gracquienne. Emotion, vertige et embrasement pour une sourde, polyphonique et souterraine rumeur de Gracq. "( p. 42) Sourde, polyphonique et souterraine rumeur, on ne saurait mieux dire.
Le livre de Le Guillou dont ces mots sont extraits, Fragments d'un visage scriptural, je ne l'ai découvert qu'à l'occasion de la mort de Gracq, à la médiathèque de Châteauroux. Il est paru en 1991 ( comme les Dossiers d'Archéologie sur Grand), alors que Gracq venait d'être publié en Pléiade, honneur rarement accordé à un écrivain encore vivant. Le thème de la rumeur souterraine ne cesse là aussi d'affleurer au fil de pages inspirées, et cela jusque dans la conclusion de l'ouvrage : Sans doute suis-je voué à perpétuellement rêver Gracq. Les liens sont secrets, anciens, profonds, ils sont comme ces rhizomes qui peuplent les douves de l'imaginaire de Gracq, ils ont ce maillage et cette ampleur. Finirons-nous de hanter les lisières du nom de Gracq ? J'aurais voulu tout au long de ces pages, dans le dessin capricieux et nullement concerté de ces fragments, faire entendre le tumulte souterrain de ces alliances et de ces sédimentations, cette langue incomparable, mêlée aux choses, trouée de lunes marines et de soleils damnés, langue qui n'en finit pas de se glisser sur le socle du monde. (p. 134) L'image revient même dans le paragraphe final : "Un immense déchirement travaille en secret la fiction. Les réseaux, les rhizomes d'images et de signes affluent, tressés de guirlandes, de festons ressassés. Montsalvage, dans le silence damné de ses hautes salles, donne à voir ce travail et cette confluence. Nulle vérité, nulle induction ne se dessinent. Une rumeur de charriage, un tumulte de géologie souterraine. C'est le désir qui s'écrit, dans son flux. Amas de signes, de lettres déceptives. Tout au bout des convoitises, dans l'au-delà de la quête, le Graal est une langue. Totale, advenue. Au creux de cette langue, Gracq est un sortilège à naître."(p. 143) [C'est moi qui souligne]
Sortilège, soleil damné, silence damné des hautes salles : revient aussi cette lancinante antienne diabolique qui parcourt aussi les légendes solognotes et qui inspire fortement Claude Seignolle. L'orage qui électrise le corps de la Malvenue, la fait se jeter sur le pauvre Blaise, trouve son répondant dans Le Château d'Argol : Ph. Le Guillou peut en effet écrire : "Gracq naît d'Argol et Argol est la souche astrale qui irradie le corps naissant de Gracq. Une pyrotechnie singulière foudroie les rives de l'Odet. (...) Dans ce cosmos d'eaux, de hêtres transparents, de pierres dolentes et de marées qui passent, un nom éclôt, comme la douve d'un château diamanté, et sur l'Odet nage ce lourd vaisseau d'orage et de Graal. "'p. 18) Un peu plus loin, il développe avec toujours autant d'acuité et de poésie la rencontre de l'eau et du feu : "Je ne cesse, à cet égard, de voir dans la chapelle des Abîmes une de ces possibles sources où le réel s'inverse et se fait soudain poreux aux flèches de foudre de l'imaginaire, de cet ailleurs du rêve se cristallisant soudain, lueur initiatique aux frontières de l'eau et de la forêt, caisson hermétique et plombé, vertigineuse nef en apesanteur dans laquelle risquer la descente sous l'égide des forces rassemblées du soleil et de l'eau." (p. 60)
En regard de cette phrase, il n'est que de citer ce passage d'Emile Thévenot, rapporté par Chantal Bertaux dans le dossier sur Grand : "Aux yeux du primitif, (...) les sources sont le bienfait octroyé par deux puissances divines. De bonne heure ces deux forces ont été perçues comme un couple. Le partenaire masculin, élément moteur, est le Soleil, tenu pour régulateur suprême de toutes les manifestations dont le ciel est le théâtre ; le partenaire féminin n'est autre que la Terre, dont la force génératrice a été pleinement comprise dès que l'agriculture a commencé à se développer. La pluie... est la voie par laquelle s'accomplit la conjonction sacrée du Ciel et la Terre."
Autre convergence manifeste entre l'imaginaire gracquien et la géographie sacrée que nous défrichons ces derniers mois autour des Souvigny : le rôle insigne de la forêt. Philippe Le Guillou encore : "L'imaginaire forestier habite l'espace gracquien (...). Qui accepte l'immersion forestière prend le risque d'un total lâcher d'amarres, d'un complet désancrage hors des catégories stables du réel, qui accepte l'aventure des bois et des chemins perdus sous les voussures d'arbres plonge dans le lit du songe - lit tortueux, éclaté, chaotique, et qui cèle une vérité incertaine, qui ne tient peut-être qu'au mouvement et à l'alentissement même du songe -jusqu'à je ne sais quelle halte, quelle clairière, lieu focal dans l'entrelacs des fûts, aire sacrée, pôle de sacrifice et d'effroi, tertre bousculé du Graal. Car la forêt et l'expérience initiatique et littéraire de la forêt supposent la traversée et l'évidement d'une matière, ombreuse, lourde de remugles et de sphaignes, fondation d'un cadastre archaïque, la transcription verbale et le déchiffrement d'un espace autonome, singulier, avec ses lois, son ordonnance, sa topographie. Surgit un vieux fond de mythe et de terre, une pré-mémoire ténébreuse, touffue, aire de l'animalité et de la nuit, de la bête et des racines nocturnes du songe, qui renvoie le roman et son imaginaire à sa limite et à son origine, au mystère de son surgissement." (p .113/114) Fondation d'un cadastre archaïque : il faut ici prendre les mots dans leur valeur littérale. De quoi est-il ici question sinon de l'établissement d'une géographie sacrée, avec ses lois, son ordonnance, sa topographie ?
Un autre poète, André Velter, dans un hommage moins convenu que la plupart, met en évidence ce mouvement gracquien de mainmise heurtée sur l'espace : "Tous les livres de Julien Gracq manifestent cette aptitude, cette sensibilisation extrême, qui change le plus simple déplacement, la plus courte errance, en éléments d’une quête où le Graal n’est qu’un souffle, une énergie conquise sur l’imaginaire, une subversion du destin. Pour Gracq, le roman n’est pas un territoire balisé, une construction planifiée, mais un mouvement plus ou moins brusqué, avec élan, sursaut, suspens, dont la tentation première est une prise de possession de l’espace." Et il recoupe très exactement les intuitions de Le Guillou sur le complet désancrage hors des catégories stables du réel : "D’où ces personnages au bout et au bord d’eux-mêmes, déstabilisés, désancrés, en état de disponibilité, de vacance, prêts à se découvrir, se dévoiler ou mourir en situation de perpétuel départ. D’où cette mobilité des images, cette simultanéité des perceptions, des sentiments, des pensées, comme si l’auteur-sourcier captait dans le monde et les songes toutes les sources à la fois et tentait, par le glissement des mots, par le déversement des phrases, de transmuer cette ivresse pure en possible plénitude.
En plénitude physique s’entend, car rien n’est moins ineffable que l’écriture hautement charnelle de Gracq, car rien n’est moins désincarné que sa bouleversante respiration."
Au final, comment s'étonner de ces multiples coïncidences quand Julien Gracq lui-même affirmait dans Lettrines que "Comme un organisme, un roman vit d'échanges multipliés [..] Et comme toute oeuvre d'art, il vit d'une entrée en résonance universelle - son secret est la création d'un milieu homogène, d'un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens." *
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* Cette dernière citation est rapportée de l'ouvrage de Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, coll. Les Contemporains, Seuil, mars 1991, acheté en mai 1991.
00:35 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : Gracq, Malnoue, Velter, Le Guillou, Souvigny
06 janvier 2008
Apollon Grannus, Erichtonios et Sirona
Cette eau qui court souterrainement, mélusinienne ou diabolique, j'avais souvenance d'en avoir eu un exemple celtique. Un rangement de revues m'a permis de remettre la main sur le numéro 162 des Dossiers d'Archéologie, de juillet-août 1991, consacré à "Grand, prestigieux sanctuaire de la Gaule". Ce petit village des confins de la Champagne et de la Lorraine abrite quelques-uns des plus formidables vestiges du monde romain dont un amphithéâtre de 17 000 places ( alors que Grand ne compte plus actuellement que 518 habitants). Sur ce plateau calcaire dont l'aridité est notoire, c'est pourtant à un sanctuaire de l'eau, dédié à Apollon-Grannus, dieu-guérisseur, que nous avons à faire. Une résurgence, près de l'église, est le point central d'un territoire défini, d'une part par un rempart hexagonal renfermant le temple, d'autre part par une enceinte circulaire (ou pomerium) dont l'empreinte est encore nettement visible (les anciens cadastres la mentionnent comme "la Voie Close"). Une vaste étude hydrogéologique menée grâce au mécénat d'EDF a clairement établi que les Romains avaient une parfaite maîtrise du réseau hydrologique souterrain : pour que la source se manifeste en toute saison, ils avaient aménagé un système de galeries de part et d’autre de la rivière souterraine permettant ainsi de capturer les eaux de deux bassins versants latéraux.
La christianisation du site se lit à travers l'histoire de sainte Libaire : "Selon la légende dorée, Libaire, l’une des cinq enfants d’une famille patricienne, convertie au christianisme, fut martyrisée en 362 sous le règne de Julien l’Apostat pour avoir refusé de sacrifier aux dieux païens. Elle fut décapitée à l’extérieur du sanctuaire, en bordure de l’ancienne voie romaine de Grand à Soulosse. Et là le miracle se produisit. Elle prit elle-même sa tête et, entrant dans Grand, vint la laver à la source qui était " au milieu de la cité, puis elle s’endormit dans le Seigneur " et si un infirme buvait de l’eau où sainte Libaire était venue laver sa tête, il était guéri."
Ce site fascinant pose encore nombre de questions. Ainsi, le tracé du rempart n'a pas encore reçu d'explication. Aucune contrainte du relief, aucune nécessité militaire ne justifie ses six côtés irréguliers. "C'est d’ailleurs, signale Chantal Bertaux, le seul rempart de l’époque gallo-romaine en Lorraine à avoir été édifié en temps de paix." Elle écrit en 1991 qu'il s'agit peut-être "d'une projection au sol d'un schéma astral." Depuis la parution du dossier, aucun élément nouveau n'a été découvert si l'on en juge par la lecture du site de Grand, qui ne fait que reprendre sous une forme condensée les données établies voici dix-sept ans.
Pourtant, si l'on évoque un possible schéma astral, il n'est pas très compliqué de consulter un atlas d'astronomie pour rechercher si le dessin d'une constellation donnée peut bien correspondre avec la figure hexagonale du rempart. Disons tout de suite que je n'ai pas trouvé l'adéquation parfaite qui ne laisserait aucun doute sur l'intention des constructeurs, mais il y a tout de même lieu de s'interroger sur une possible convergence avec la constellation du Cocher (Auriga).
Plan du site de Grand
Le Photo-Guide du ciel nocturne de Delachaux et Niestlé écrit (p. 444) que "Le Cocher dessine sur le ciel un hexagone irrégulier reliant, dans le sens des aiguilles d'une montre, Capella à Ε, ι Aur puis à β Tau qui, sans faire officiellement partie de la constellation, est ordinairement incluse dans l'hexagone), enfin à θ et β Aur."
Plus que la forme, qui n'est - je dois le reconnaître - que bien approximativement celle du rempart, la symbolique du Cocher rencontre celle qui est à l'oeuvre à Grand. En effet, le Cocher, une des premières constellations à porter un nom, symbolise un conducteur de char qui est, tantôt Héphaïstos, tantôt son fils Erichtonios, tous deux boiteux et, selon les Grecs, inventeurs du dit char. Or Erichtonios n'est autre qu'un dieu-serpent : " Selon la version la plus couramment admise, Héphaïstos rattrapa sur l'acropole Athéna, qu'il poursuivait de ses assiduités, mais celle-ci lui résistant, le dieu laissa échapper son sperme sur la cuisse de la déesse. Athéna nettoya la souillure à l'aide d'une boule de laine qu'elle arracha à son péplos et jeta ensuite sur le sol. De cette fécondation naquit Erechtonios (ou Cécrops). II en garda une double nature : la partie supérieure de son corps était humaine mais il possédait une queue de serpent, ce qui, comme tous les autres monstres possédant le même attribut, fait incontestablement de lui un γη-γενής, gegenès, un "fils de la terre". Pour les Athéniens, il est non seulement le premier roi mais le héros fondateur, le père, l'ancêtre commun à tous."
Naissance d'Érichthonios : Athéna reçoit le nouveau-né des mains de Gaïa,
Erichtonios, considéré parfois aussi comme un dieu "autochtone", autrement dit comme un enfant spontané de la Terre (Gaïa), exprime bien la nature même du sanctuaire de Grand, fondé, on l'a vu, sur une source, une résurgence d'un réseau souterrain aux sinuosités multiples. Dieu-serpent, il n'est donc pas sans parenté avec Mélusine, liée également aux vertus et vertiges des entrailles humides de la terre. Claude Lecouteux, dans son ouvrage sur Mélusine (Payot, 1982, p. 41-42), signale qu'en "dehors des hypothèses étymologiques, onomastiques peu sérieuses, il faut citer le rapprochement que R. Philippe fait entre Mélusine et Cécrops. Lusignan est situé tout près de Melle-sur-Belonne, l'ancienne Metallum des Romains ; il y avait là un gisement de plomb argentifère et sans doute une tradition d'exploitation minière, c'est-à-dire, note R. Philippe, qu'on avait dû adorer, de très haute antiquité, un dieu-serpent comme c'était le cas primitivement à Athènes. Or, Cécrops est attaché à d'anciennes traditions métallurgiques et il symbolise la richesse du sol. Si R. Philippe n'explique pas l'origine du nom, sa thèse rejoint celle de Littré qui voyait dans un des noms du serpent en breton l'origine de Mélusine."
Ces hypothèses rejoignent par ailleurs celle, plus récente, d'Anne Lombard-Jourdan pour qui Mellusine (elle l'orthographie avec deux l) est composé de trois éléments : "1° le radical d'origine celtique lus (ou luz) qui désigne "un serpent d'eau douce"; 2° le radical également celtique *mel-s, au sens de "membre, partie" (d'homme ou d'animal) ; 3° le suffixe latin -ina." (Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p. 250)
Mais Erichtonios a aussi une vocation céleste, en tant qu'inventeur du char, il est élevé au ciel par Zeus. En cela il s'apparente à l'Apollon, dieu céleste et lumineux. Signalons encore que l'Apollon Grannus est parfois associé dans les inscriptions à sa parèdre Sirona. Or celle-ci est représentée avec la corne d’abondance et quelquefois un serpent, comme sur un des piliers de Vienne-en-Val, dans le Loiret, où elle est associée non seulement à Apollon mais aussi à Hercule et Minerve. On la retrouve aussi, toujours avec le serpent, encore dans l'est de la France, au sanctuaire d'Ihn.
Sirona à Vienne-en-Val
Pour conclure, observons que la laine ( (ἔριον / érion) qui entre dans le nom d'Erichtonios se retrouve curieusement dans l'histoire de la Malnoue à Aubigny, quand les cardeurs bouchèrent, avec une énorme pelote de laine. le gouffre ouvert par la Malnoue et d'où elle inondait la ville,
02:05 Publié dans Omphalos | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Grand, Apollon, Grannus, Sirona, Mélusine, Malnoue, Erichtonios