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17 mai 2012

Jean-Pierre Le Goff

"Le 29 novembre 1993, je me rendais, dans l'Indre, à Pouligny-Saint-Pierre, au lieu-dit "La Jozière", accompagné d'une amie, j'oignais la pierre d'une rosée que cette amie avait patiemment récoltée dans son jardin. J'ai voulu cet acte comme une simple marque de sacré et de poésie, comme une liturgie subreptice à une Vénus sylvestre, comme une offrande à une dryade."

La vulve de pierre, in Le cachet de la poste, Gallimard/L'arbalète,  p. 111.

Je retourne au clavier, après six mois de silence sur ce site, pour saluer la mémoire de l'écrivain Jean-Pierre Le Goff, qui s'est éteint le 26 février à Montmorillon, si l'on en croit le site L'Alamblog, un des rares à porter la nouvelle (mais on lira aussi avec intérêt le billet de Nouvelles Hybrides, daté du 3 mars, qui rend compte de l'hommage de ses amis à Douarnenez, sa ville natale, où il fut donc aussi enterré, avec le para-rite imaginé par sa fille Alice, collier de perles, oeufs de lumière verts ou rouges, autour duquel les personnes présentes firent un autre collier de perles, humaines cette fois).

Je n'aurai rien su moi-même si quelqu'un qui l'avait bien connu, et accompagné parfois dans ses pérégrinations bretonnes, ne m'en avait informé ce matin. Personne que j'ai rencontrée sur le net, à l'occasion des quelques articles que je lui avais consacré. Le 11/11/2011, me précise-t-elle, alors qu'il travaillait beaucoup sur le onze. Personne (dont je tais le nom car je ne sais si elle aurait envie que je la cite) avec qui le fil de l'échange n'a fait que s'approfondir, et c'est bien là encore une bien belle chose que je dois à Jean-Pierre Le Goff.

J'avais émis la volonté de retourner sur les traces de ses périples symboliques, mais j'écrivais déjà, en janvier 2011, "que cette entreprise n'a pas beaucoup avancé, qu'elle est même au point mort. Mais je n'y ai pas renoncé et cette nouvelle rencontre m'aiguillonne, je compte bien un jour ou l'autre aller voir la pierre à sexe de Pouligny Saint-Pierre, prochaine étape de cet intinéraire legoffien."

Nous sommes en mai 2012, et je ne suis toujours pas allé voir la pierre à sexe, cette vulve de pierre à laquelle il a rendu hommage comme expliqué dans l'extrait liminaire de ce billet.

Mais comme je dois me rendre à Chapitre Nature, le festival qui fête ses dix ans au Blanc, je songe cette fois très sérieusement à faire un détour jusqu'à ce petit bois du causse de Pouligny, qui renferme l'étrange monolithe.

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Arbre sur le causse

PS : C'est après avoir posté ce billet que je m'aperçois que la page citée est la page 111, poursuivant donc cette symbolique du onze évoquée par ma correspondante. Cette page est celle-là même sur laquelle s'ouvre depuis des mois le recueil photocopié des pages consacrées aux lieux indriens inventoriés par JPLG. En attente d'un déplacement qui va donc venir.

06 novembre 2011

Retour sur saint Gildas

Toussaint. Dans l'après-midi, je me suis replongé dans l'ouvrage, ce livre qui rassemblerait toutes les notes écrites ici pendant cinq ans. Mais ce travail de synthèse avance avec une lenteur qui parfois me désespère. Ce jour-là, je continue le chapitre sur la légende de Denis Gaulois, liée à Déols, à partir de ce billet intitulé Sur la trace de Gildas. Le saint breton qui fonda un monastère sur la presqu'île de Rhuys, monastère que les religieux quittèrent devant la menace normande pour venir s'établir sur les berges de l'Indre, accueillis par les seigneurs de Déols. Une légende voudrait que dans leurs bagages ils auraient aussi apporté le calice dont Jésus s'était servi pour la sainte Cène, autrement dit le saint Graal. Toujours est-il que les abbayes voisines de Déols et de Saint-Gildas sombrèrent au début du XVIIème siècle sous les coups de boutoir du grand Condé, ce dont se désola le poète Jean Lauron, avocat et bailli de Saint-Gildas. Disciple de Ronsard, ce Jean Lauron avait aussi écrit l'épitaphe d'un autre castelroussin notoire, son presque homonyme Jean d'Aumont, compagnon d'armes de Henri IV.

Bref, j'en étais là de cette étude lorsque je m'aperçus qu'un détail biographique m'avait échappé en 2006 : le lieu de la blessure mortelle de Jean d'Aumont (dénommé le franc Gaulois en raison de sa bravoure). Jean d'Aumont est mort en effet des suites d'un coup de mousqueton reçu au château de Comper. Or, ce château est situé en Bretagne, au nord de la forêt de Paimpont, autrement dit la légendaire forêt de Brocéliande. D'ailleurs, il abrite aujourd'hui le Centre de l'Imaginaire Arthurien.

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Rue des Remparts

Belle ironie de l'histoire que ce court-circuit symbolique entre Bretagne et Berry. C'est sur les terres d'élection du Graal, précieux vaisseau que la légende transporte donc en Berry pour échapper au péril normand, que le seigneur berrichon vient trouver la mort devant les murs du château de la fée Viviane. Et le poète qui lui rend hommage est celui-là même qui se désole quelques années plus tard de la triste déliquescence des abbayes de Saint-Gildas et de Déols. Court-circuit symbolique qui s'exprime aussi dans le geste de l'abbé Dahoc, qui cache avant de s'enfuir huit ossements de Gildas sous le maître-autel de Rhuys, geste que la découverte de la légende de Denis Gaulois sous un autel d'église déoloise vient donc répéter en l'inversant.

En fin de soirée, l'envie me prend soudain d'aller voir la maison de Jean Lauron, qu'un vague souvenir me fait placer dans la vieille ville. Dans Châteauroux désert, en ce jour de Toussaint où la plupart des restaurants sont fermés, je me glisse Rue Grande, puis rue des Notaires. Aucune plaque sur les maisons, là où je pensais la trouver, à part celle de Maurice Rollinat qui passa là les vingt premières années de sa vie. Je remonte rue de la Vieille Prison, par l'ancienne porte Saint-Martin, et emprunte ensuite une petite rue que je ne connaissais pas, la rue des Remparts, qui surplombe la place du Palan. Six heures résonnent alors au clocher de l'église Notre-Dame, édifiée fin XIXème siècle sur le fossé d'enceinte de l'ancien Château-Raoul, et la lune en croissant se profile, de là où je suis, dans l'axe exact de la flèche, me rappelant la Ballade à la lune de Musset :

C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i.

Une soudaine exaltation s'empare de moi à ce moment-là : il flotte ici comme un parfum de mystère. La quête longtemps interrompue reprend. Rue du Père Adam, un panneau d'information me donne enfin une clé : la maison de Jean Lauron est la "maison du Cadran" (solaire), à l'angle de la rue des Notaires et de la rue Descente de Ville. Maison massive, qui n'offre  au visiteur qu'une face bourrue, volets clos, comme refermée sur son histoire. J'ai soudain envie de tout savoir sur son ancien propriétaire, mais au retour la recherche sur le net est décevante, aucune trace de ses ouvrages, de ses poèmes. Il va me falloir traquer les bibliothèques et les Archives pour en savoir plus long.

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22:29 Publié dans Capricorne | Lien permanent | Commentaires (4)

12 août 2011

Compostelle

Il faut que je parle de Compostelle. Certes, j'en ai déjà parlé ici et là, mais jamais je n'y ai consacré une note complète. Pourquoi aujourd'hui ? Tout simplement parce que Compostelle n'a cessé d'apparaître dans mes lectures tout dernièrement, et que j'ai vite fait d'interpréter la récurrence d'un événement comme un signe, ce qui est certainement très abusif mais, pour ainsi dire, c'est plus fort que moi. Signe de quoi ? en plus je n'en sais rien. Si j'écris cette note, c'est sans doute un peu pour essayer de le savoir.

Commençons par le commencement. A l'espace Leclerc Culture de Châteauroux, début juillet, je vois dans le présentoir des nouveautés en poche En avant, route ! d'Alix de Saint-André. Je sais qu'elle y raconte ses trois pélerinages à Compostelle, mais finalement, malgré l'envie que j'en ai, je n'achète pas le volume. Deux semaines plus tard, sur la côte aquitaine, j'ai la bonne surprise de le retrouver dans le chalet de nos vacances (c'est mon beau-père qui en a fait l'achat, inutile de préciser que je ne lui en ai nullement parlé). Je le dévore en deux jours, car c'est un livre très agréable, plein d'humour, qui ne cherche pas à donner la leçon ou à administrer un message. Alix de Saint-André est croyante, mais ne fait pas de prosélytisme ; elle ne se fait pas de cadeaux (elle effectue son second voyage parce qu'elle a la sensation d'avoir raté le premier, par égoïsme), et accorde une grande place à ses compagnons du camino.

"Le troisième, je l’ai vraiment fait pour moi, j’ai fait ce qu’on appelait au Moyen Âge le « vrai chemin », qui consiste à partir de chez soi. Donc, je suis partie de Saint-Hilaire-Saint-Florent, Maine-et-Loire, pour aller jusqu’au bout de la terre, à Finisterre. Parce que le pèlerinage ne se termine pas au tombeau de l’Apôtre, mais trois jours plus tard au bord de la mer, où l’on brûle symboliquement un vieux vêtement au coucher du soleil : on dépouille le vieil homme pour devenir un homme nouveau."

De retour en Berry, j'emprunte à la médiathèque plusieurs ouvrages dont La carte de Guido, sous-titré Un pélerinage européen, de Kenneth White. Poète, écrivain, essayiste, je l'avais découvert il y a longtemps à travers les Lettres de Gourgounel, où il relatait son séjour en 1966 dans un images?q=tbn:ANd9GcRuFEPlNJriS86jnGFgkQ6GNmrqNqqhoR9DzA6r0nOM1rhQ-FRiwApetit hameau ardéchois. Un livre qui m'avait, comme beaucoup d'autres, enthousiasmé à l'époque. J'ai ensuite longtemps suivi son parcours, puis je l'ai un peu perdu de vue, car il m'a semblé que quelque chose commençait à tourner en rond chez le géopoéticien (c'est ainsi qu'il se désigne parfois). Ce dernier ouvrage en donne à mon sens une nouvelle preuve : composé à partir des multiples voyages de l'auteur en différentes parties de l'Europe, il ne parvient guère à nous éclairer sur le sens même, la figure, les perspectives de cette Europe. Il s'applique souvent à rapporter des conversations entendues ici et là, comme s'il voulait restituer un peu de l'air du temps, mais il ne parvient guère à leur donner vie - et cela manque souvent cruellement d'empathie. Moins érudite, Alix de Saint-André parvient beaucoup mieux à dessiner des portraits d'hommes et de femmes, en cernant de près leurs désirs, leurs motivations, leurs blessures, aussi en deviennent-ils attachants, au lieu que Kenneth White reste dans une distance qui nous prive de l'humain.

Ainsi de cet homme rencontré dans un petit village de Galice, un afrikaner qui en était lui à son quatrième pélerinage : parti cette fois de Séville, il comptait marcher jusqu'au cap Finisterre. Extrait :

"Vous connaissez le cap Finisterre, demanda-t-il.

"Non", répondis-je, ce qui n'était pas vrai car, vu mon attirance pour les finisterres en général, j'y étais allé des années auparavant, mais je sentais qu'il voulait m'apprendre quelque chose, alors je l'ai laissé parler.

"C'est du latin. Ça signifie "la fin de la terre". Pas la fin du monde, comme dans l'Apocalypse, mais la fin des terres.

- D'accord.

- C'est comme Compostela. C'est aussi du latin? Campus stella, "le champ des étoiles"."

Je ne lui ai pas dit que cette étymologie était contestée, ni que son latin n'était pas fameux. Je me suis contenté d'un "Je vois"." (p. 88-89)

J'ai préféré, à cette posture légèrement condescendante, l'attitude de l'auteur d'un autre livre emprunté le même jour, Jean-Louis Hue et son Apprentissage de la marche (Grasset, 2010). Les trois derniers chapitres sont consacrés à Compostelle (ce que je ne savais pas en l'empruntant), et la dernière page au cap Finisterre où, "blottis dans les niches de la falaise, les pélerins attendent que le soleil couchant s'ensevelisse dans la mer." "Le Finisterre, poursuit-il, marque la symbolique frontière d'une vieille vie qui s'achève et d'une autre qui naît. De ce face-à-face avec l'immensité de l'Océan, les pélerins reviendront métamorphosés. Ils seront comme des hommes neufs."

Les pélerins peut-être, mais pas Jean-Louis Hue : "Je n'avais pas envie de rentrer. Et pas davantage l'ambition de devenir un homme neuf. L'idée d'en avoir fini me laissait désemparé." Les dernières lignes sont malgré tout pleines d'optimisme : "Je sais que demain d'autres chemins s'ouvriront à moi. Rien ne pourra me priver d'une liberté que j'ai mis des siècles à conquérir. J'ai enfin appris à marcher."

Un quatrième écho compostellan me fut donné à entendre. Une autre recherche, distincte, me conduisit à réouvrir ce merveilleux livre d'Olivier Clément*, Anachroniques (Desclée de Brouwer, 1990), et, si je n'y trouvais point ce que j'étais censé y trouver (une référence à Léon Chestov), j'y redécouvris le chapitre qu'il écrivit sur Compostelle "ou : saint Occident."

Le mystère de Saint-Jacques de Compostelle, en effet, c'est le mystère de l'Occident. La Galice est le finistère le plus occidental de l'Europe, le seul où se soit fixé l'un des lieux saints de la chrétienté. Ici la terre s'enfonce dans l'océan, le désigne, lieu de l'ouverture et de l'aventure. Dans le ciel nocturne, la voie lactée dessine le "chemin de Saint-Jacques", et sa contemplation transforme les pélerins en rois-mages s'apportant en offrande. "Mille et mille étoiles font de saint Jacques le chemin", dit un texte du XVIe siècle. Et Compostelle veut dire "le champ de l'étoile", l'étoile de Bethléem brillant comme un phare à l'extrême de l'Occident, pour les aventuriers qui, sur l'océan, reprendront l'injonction du pélerinage, ultreia, "toujours plus loin". (p. 301)

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Carte  : Wikipedia

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*La note où, en 2009, j'évoquais Olivier Clément, débutait avec Vézelay, qui n'est autre qu'un des points de départ vers Compostelle. La Voie de Vézelay, aussi dénommée Via lemovicensis, est celle qui passe par Déols et Neuvy Saint-Sépulchre.

20 mai 2011

Tout cela n'en finit jamais

"Il y a eu un long silence et puis il a dit quelque chose comme "Ça n'en finit jamais". Je lui ai demandé de quoi il parlait, il m'a dit : "Les signes, les coïncidences, les collusions du destin, tout cela n'en finit jamais."

                   Christian Garcin, Des femmes disparaissent, Verdier, 2011, p. 165.

9782864326311-des-femmes-disparaissent.jpgJe suis étonné de ne pas avoir évoqué ici plus tôt la figure de Christian Garcin, car voilà bien un autre écrivain de la coïncidence, comme l'espagnol Vila-Matas, l'allemand Sebald ou l'américain Auster. Pas un seul de ses romans où la coïncidence n'intervienne pas. C'est le cas encore dans ce dernier livre, inclassable roman aux marges du polar et du road movie, errant dans les zones floues entre réalisme et fantastique. Le personnage principal en est Zhu Wenguang, dit Zuo Luo, ou encore Zorro, détective privé et justicier obèse et taiseux, dont l'occupation principale est de retrouver et de sauver des femmes chinoises vendues par leur famille et maltraitées par leurs maris. Quel autre écrivain français aurait l'audace d'imposer un tel personnage (qui m'a fait penser sous plusieurs de ses facettes au Ghost Dog du film de Jim Jarmusch*) ? Il y faut tout d'abord une vraie connaissance, érudite et sensible, de la société et de la culture asiatique, de sa tradition comme de sa modernité, ainsi qu'en témoigne par exemple ce qu'on pourrait presque appeler la bande sonore de l'ouvrage, où karaoké et opéras ponctuent les différents épisodes de l'intrigue.

Chacun des livres de Garcin s'ordonne autour d'un voyage, qui prend le plus souvent la forme d'une errance, d'une quête inaboutie. Dans L'embarquement, roman de 2003, le héros Thomas décide de partir après avoir vu un film. Pas n'importe lequel : "Un peu plus tard, sur l'initiative de Marie (en guise de contrepoison momentané, avait-elle dit), ils avaient visionné le film d'Andreï Tarkovski Stalker, que Thomas n'avait encore jamais vu. Et, par l'effet d'une de ces coïncidences qu'il appréciait particulièrement, une phrase du début du film était venue souligner, comme en écho, ses préoccupations du moment : "Autrefois, disait un personnge à un autre, l'avenir était le prolongement du présent. Les changements se profilaient loin, derrière l'horizon. A présent l'avenir se confond avec le présent." Ils étaient debout près d'une voiture, c'était l'hiver, tout un tas de menaces invisibles flottaient dans l'air. PLus loin se trouvait une zone inaccessible où les rêves devenaient réalité." (page 15)

 

C'est aussi par une référence à Tarkovski, à travers Sacrifice, un autre de ses films majeurs, que j'ai inauguré sur ce site la rubrique du Facteur de coïncidences. C'était en avril 2005, dans les premiers temps du blog, avec l'histoire du camion polonais immatriculé KAO :  et régulièrement, le facteur de coïncidences n'a cessé d'entrelacer ses missives à l'étude proprement dite de la géographie sacrée du pays berrichon.

Claudel nommait ces événements "la jubilation du hasard". Christian Garcin, cette même année 2005, s'inspirait de cette belle formule pour le titre de son roman La jubilation des hasards. Le narrateur, Eugenio Tramonti, que l'on avait déjà suivi dans Le vol du pigeon voyageur, publié en 2000, rencontre dans l'avion qui le mène à New York le géologue Evguéni Smolienko :

"J'aime beaucoup les coïncidences, dit mon voisin. Il me semble que ce sont des signes qu'on reçoit, et qu'on ne sait pas interpréter. Je suis certain que même les plus anodines sont signifiantes.

Allez savoir, dis-je, les yeux dans l'océan tout en bas. Quelqu'un m'a dit un jour que les coïncidences étaient des miracles pour lesquels Dieu avait choisi de rester anonyme.

Très joli, approuva mon voisin. Pas mal du tout. Ah, l'heureux temps d'avant l'invention de la Raison, où le monde faisait signe... A présent, c'est le noir complet, nous sommes des insectes auxquels on a coupé les antennes. Heureusement, quelques coïncidences parfois viennent nous rappeler qu'il existe un ordre indéchiffrable, insoupçonné - je n'ose pas dire supérieur - qui, à côté de la froide logique nous régit peut-être aussi." (pp. 94-95)

De Christian Garcin, on lira aussi avec profit ses courts essais, dont je ne citerai ici que L'autre monde (Verdier, 2007), saisissante méditation autour du tableau de Courbet, Cerf courant sous bois, dont l'extrait suivant rejoint le passage précédent sur la perte de signification du monde.

"Nous ne sommes pas si loin du cerf de Courbet. L’autre monde, vert et brun, un peu flou, que révèle l’esquisse d’arrière-plan dans quoi se fond la course du cerf, s’efface sous nos yeux, dans sa profondeur insondable. Il est pour moi celui du grand Pan, le monde de l’hypothétique immédiateté antique, un monde qui jadis faisait signe et qu’aujourd’hui nous ne pouvons qu’appréhender imparfaitement, en miettes, à travers les écrans successifs de la conscience et du langage. Tout ce que nous voyons autour de la course du cerf, c’est du vert inatteignable. Ce qu’abrite ce vert, seul l’œil de l’animal le sait, et cela nous est tu à jamais."

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* Juste un exemple : Ghost dog, c'est le chien fantôme. Or, dans le roman de Ch. Garcin, une des figures les plus étranges est Vieux-Fang, un chien galeux new-yorkais qui serait la réincarnation d'un vieux yakusa japonais.

04 février 2011

Demi-tour 2.0 et Astérios Polyp

Hier, je me rends à la médiathèque Equinoxe. Comme je me dirige vers l'espace BD, un ami m'interpelle, et nous discutons un moment autour de la table des nouveautés. C'est au beau milieu de cette discussion que j'aperçois, devant moi, la couverture rouge de Demi-tour 2.0. L'album, que j'espérais trouver ici sans en avoir aucune certitude (il aurait pu aussi être emprunté) était donc sous mes yeux, comme s'il n'attendait que moi. Je trouvai ce signe de bon augure. Il fallait décidément que je me penche sur les ressemblances, qui m'étaient très vite apparues, avec le roman graphique de David Mazzuchelli, Astérios Polyp.

Première découverte : Frédéric Boilet est né le 16 janvier 1960. Donc la même année que Mazzuchelli et moi-même. Tous les trois, nous avons eu 50 ans l'année dernière.

Avant de s'intéresser à l'histoire proprement dite, penchons-nous tout d'abord sur le travail de la couleur, où l'on va constater une approche très similaire chez les deux créateurs. Mais il faudrait plutôt dire trois, car Boilet a fait appel pour la colorisation à Emmanuel Guibert. "C'est lui, explique-t-il, qui a proposé d'attribuer une couleur à chaque personnage. Au début, je crois qu'il avait proposé de reconstituer le drapeau français, le bleu pour la fille, le rouge pour le garçon, et le blanc entre les deux. Mais ça n'a pas dû convenir, et la dominante des scènes avec Joachim a finalement  été le jaune, le rouge devenant la couleur commune aux deux personnages."

demi_tour3.jpgPropos confirmés par Guibert sur le propre site de F. Boilet : "L'idée d'attribuer une couleur à chaque personnage m'est venue tout de suite : le bleu pour Miryam, qui apparaît pour la première fois dans la pénombre d'une chambre d'hôtel, et le jaune pour Joachim assis dès la première page dans un compartiment de train. Or, le jaune et le rouge forment une harmonie traditionnellement affectée aux trains français. Le rouge est donc la valeur commune aux deux personnages, dont les couleurs vont fusionner aux moments-clés de leur histoire pour finalement s'échanger dans les dernières planches. Demi-tour repose sur une palette extrêmement réduite, mais j'aime beaucoup travailler de cette manière. Peut-être parce que je vis à Paris, où l'on a plutôt affaire à une grisaille colorée. »

 

Or, je l'ai dit, ce traitement de la couleur se retrouve presque à l'identique chez le dessinateur américain, comme l'explique l'auteur de l'excellent blog MysteryComics, dont je citerai ici abondamment l'analyse : "Mazzucchelli n'utilise que trois couleurs en tout et pour tout dans tout le livre : le bleu (cyan), le rouge (magenta) et le jaune. Trois couleurs primaires mais qui correspondent à chaque fois à un concept précis : le bleu et le rouge évoquent le passé d'Asterios et d'Hana, le jaune tout ce qui se passe après l'incendie du domicile d'Asterios."

 

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L'idée du drapeau français est figurée dans une aquarelle de la postface de la nouvelle édition : le bleu et le rouge y sont en opposition. Opposition que l'on peut retrouver dans plusieurs planches de Mazzuchelli, par exemple dans la scène du cocktail où Astérios Polyp, l'architecte "de papier"(aucun de ses projets n'ayant conduit à une construction) rencontre Hana, la discrète sculptrice.

 

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Là où Mazzuchelli innove, c'est dans le traitement graphique des personnages. Non seulement ils sont d'une couleur différente (cependant on voit que les couleurs s'interpénètrent au fil du temps de la conversation, montrant ainsi le rapprochement des individualités), mais ils sont dessinés très différemment (de même les autres invités du cocktail).

Dans cette même médiathèque j'avais emprunté Astérios Polyp (avant de l'acheter un peu plus tard, totalement conquis par cette oeuvre), en même temps qu'un CD de Mona Heftre (recueil de chansons de Rezvani), dont le titre m'apparut, après lecture de la bande dessinée, comme un écho à celle-ci :

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D'autant plus que les chansons de cet album sont essentiellement des chansons d'amour, comme le souligne Serge Rezvani dans sa préface datée de janvier 2000 : « Pour la plupart, d'ailleurs, ces chansons sont un peu comme le journal chanté de ma vie avec elle, la femme de ma vie. Elles nous disent. Elles disent l'émoi de la première rencontre ; l'émoi de se découvrir et d'avoir le privilège de vivre ensemble. »

Amour qui est bien aussi le thème commun des deux bandes dessinées que nous étudions.

Autre coïncidence forte : l'héroïne principale se trouve être, dans les deux ouvrages, une japonaise. Chez Boilet, elle s'appelle Misato, et Hana chez Mazzuchelli. Deux prénoms dont on apprend, chaque fois au cours d'un dialogue avec les protagonistes masculins, qu'ils ont une signification : Hana voulant dire "fleur" et Misato "profond pays natal". Par ailleurs, l'une - Misato- a la double nationalité car elle est née en France, et l'autre - Hana - est issue d'une japonaise et d'un américain d'origine allemande. Dualité encore perceptible donc dans les origines.

Et qu'on repère également dans l'histoire du nom Polyp. Le père d'Astérios, Eugenios, d'origine grecque, a immigré en 1919 (tiens, 19 redoublé), et c'est un employé d'Ellis Island, quelque peu exaspéré, qui a abrégé son patronyme de moitié, n'en gardant que les cinq premières lettres. Il se marie avec une certaine Aglia Olio qui accouche le 22 juin 1950 de deux jumeaux, après 33 heures d'un travail douloureux. 22, 33, deux jumeaux (dont l'un, Ignazio, meurt), est-il nécessaire d'insister sur la prééminence du motif duel ?

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Mystery Comics résume ainsi le livre : "Il est devenu professeur dans une université et lorsque le récit débute, un soir d'orage, alors qu'il est seul et triste dans son appartement, la foudre s'abat sur l'immeuble où il réside et déclenche un incendie.

Contraint de partir, il décide alors de quitter cette vie (ou le peu qu'il en reste). Il se paye un ticket de bus pour un trip à travers le pays qui le ménera jusqu'à une bourgade au milieu de nulle part.
Il se fait engager comme mécanicien auto, devient l'ami du patron du garage, qui l'invite à s'installer chez lui, et progressivement il va retrouver un sens à son existence.
Les chapitres de ce récit alternent avec des flashbacks sur le passé d'Asterios - en particulier sur sa relation avec son ex-femme, Hana. C'est une sculptrice aussi tranquille et réservée qu'il est exubérant et arrogant. En se souvenant de leur liaison, il va réaliser combien elle comptait pour lui et réfléchir au moyen de corriger ses erreurs."
L'incendie survient le jour même de ses cinquante ans. Cela s'est donc passé en 2000 (incidemment, Asterios a le même âge que Rémi Schultz, qui publie cette année-là son unique roman, Sous les pans du bizarre).

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Il y aurait encore beaucoup à dire, notamment sur la symétrie, qui est la pierre de touche de la pensée de l'architecte (qui affirme ne pas pouvoir penser en termes de trois). Symétrie qui est à la base du travail de Boilet et Peeters.
Je finirai cependant en repensant à cet ami que j'avais rencontré à la médiathèque  : il accompagnait dans le cadre de son travail une dizaine d'adolescents d'un établissement spécialisé. L'un d'entre eux nous interrompit : il était chargé de plusieurs gros bouquins sur les pompiers et cherchait une bande dessinée sur le même thème. Je n'ai pas pensé à lui conseiller Astérios Polyp.