03 août 2009
Des coïncidences révélatrices : Sebald et Kuffer
Il est quelques rares écrivains qui intègrent dans leur oeuvre la coïncidence. La plupart des autres s'en méfient comme de la peste : une fiction digne de ce nom ne devrait pas faire apparaître de coïncidence. Celle-ci étant interprétée comme la pire des facilités. Pourtant, dans notre propre existence, la coïncidence, qu'on la considère comme un hasard ou un événement significatif, est tout d'abord un fait, un phénomène advenant sans régularité mais concernant tout le monde, une aspérité de la vie quotidienne qui étonne, amuse ou inquiète, en tout cas qui produit une impression plus ou moins vive sur nos sens et notre entendement.
Parmi ces auteurs qui ne refusent donc pas la coïncidence, il y a le grand écrivain allemand W.G. Sebald. Né le 18 mai 1944 en Bavière, il quitte volontairement l'Allemagne à 22 ans pour étudier en Suisse et en Angleterre, où il choisit de résider. Sa carrière littéraire est relativement brève, puisque sa première oeuvre de fiction paraît alors qu'il est dans sa quarante-quatrième année et qu'il trouve la mort dans un accident de voiture à Norwich, le 14 décembre 2001. Dans cet intervalle, plusieurs chefs d'oeuvre, récits plutôt que romans, d'une écriture éblouissante mêlant de manière inextricable l'autobiographie et la pure fiction, intégrant dans son cheminement des photographies souvent sans beauté particulière mais jetées là comme autant d'indices d'un parcours souvent douloureux, obsédé par le deuil et la mémoire. Et, ce qui pour moi est extraordinaire, c'est que la lecture de chacun de ses livres s'est toujours accompagnée, sans que je l'eusse moindrement cherché, de coïncidences remarquables.
Ayant plusieurs fois éprouvé ce système d'échos entre le livre sebaldien et la vie, j'étais encore plus en éveil en abordant le dernier opus, posthume, de Sebald, Campo Santo (Actes Sud), qui reprend quatre récits corses extraits d'un manuscrit inachevé, ainsi que quatorze essais inédits en France. Le 31 juillet, de retour du pays des baïnes, je commence l'ouvrage. Le deuxième récit, qui donne son titre au livre, Campo Santo, évoque à partir de la visite du cimetière de Piana les anciennes croyances corses sur le monde des morts. Par exemple, "(...) l'idée que certaines personnes fussent en quelque sorte au service de la mort était encore largement répandue en Corse jusque dans les décennies suivant la dernière guerre. A ces culpa morti, acciatori ou mazzeri, comme on les appelait, des hommes aussi bien que des femmes qui, comme il est attesté, étaient issus de toutes les couches de la population et extérieurement ne se distinguaient en rien des autres membres de la communauté, on attribuait la capacité de sortir de leur maison pendant la nuit en quittant leur corps pour aller à la chasse. Obéissant à une pulsion qui s'emparait d'eux comme d'une maladie, ils se tapissaient, disait-on, dans les ténèbres au bord des rivières ou des sources, ils y étranglaient un animal, renard ou lièvre, qui venait étancher sa soif et dans le visage épouvanté duquel les êtres frappés de cette forme meurtrière de somnambulisme reconnaissaient le double d'un habitant de leur village, parfois même celui d'un parent proche, qui à partir de cet instant effrayant portait la marque de la mort."
Retrouvant mon ordinateur après une quinzaine de jours privés de connexion internet, je fis ce même jour de juillet le tour des blogs répertoriés dans mon agrégateur Netvibes. En été, le flux de publication se ralentit et je n'avais pas trop de sources à examiner. C'est ainsi que je passais en revue les billets de Jean-Louis Kuffer, les Carnets de JLK, qui, soit dit en passant, n'est pas gagné par la torpeur estivale, bien au contraire : parmi les nombreuses notes écrites pendant mon absence, l'une retint évidemment mon attention avec son titre : Des coïncidences révélatrices. Sixième volet de notes dites panoptiques sur plusieurs ouvrages en cours de lecture, qui commençait donc ainsi :
"Je venais de retrouver mon exemplaire d’Images de pensée de Walter Benjamin, en rangeant ma bibliothèque, lorsque j’ai commencé de lire le dernier livre de Pascal Quignard, La barque silencieuse, dont les premières pages évoquent ce mouvement qui définit entre tous le « littéraire», consistant à aller au fond des mots, en l’occurrence le premier mot de corbillard, issu des coches d'eau sur lesquels on transportait les nourrissons sur la Seine entre Corbeil et Paris, hurlants. En même temps que j’évoquais, dans un récit que je suis en train de finir sous le titre de L’Enfant prodigue, mes retrouvailles imaginaires avec mon premier mort, à dix ans, dans le quartier des Oiseaux de notre enfance, en la personne d’un petit leucémique prénommé Pierre-Alain ou Pierre-Louis, je ne sais plus bien, et que j’ai appelé Pilou, en même temps que je nous revoyais observer les scarabées je lisais ces jours le très étrange nouveau livre du très étrange Jean-Marc Lovay, Tout là-bas avec Capolino, qui lui aussi descend au fond des mots comme un plongeur en apnée, à la recherche en outre de ce qu’on pourrait dire l’Esprit du conte. Or ce que je me dis à chaque fois, de telle nouvelle rencontre survenue en ce moment précis, et pas à un autre, à telle autre intersection d’observations ou d’expériences, que ces coïncidences figurent le croisement par excellence de la vie et de nos destins. Vie et destin, soit dit en passant : grande rencontre et grande expérience, il y a pas mal d'années déjà, de cet immense roman de Vassili Grossman qui me reste comme un inoubliable concentré de mots sondant l’existence…"
Remarquons qu'ici l'évocation de la coïncidence est produite par ces rencontres de lecture tournant autour du thème de la mort. Or, l'idée de destin et les retrouvailles imaginaires de JLK avec son premier mort, à l'âge de dix ans, font directement écho à la suite du texte de Sebald cité plus haut :
"Ce qui est à la base de cette superstition extrêmement bizarre que nous avons aujourd'hui du mal à nous représenter, et qui manifestement n'a pas été touchée par le dogme chrétien, c'est la conviction, née dans la communauté de souffrance de la famille à la suite d'une série apparemment infinie d'expériences des plus douloureuses, qu'il existe un royaume des ombres qui s'étend jusqu'en plein jour, et dans lequel le destin, qui finit par nous rattraper, est prédéterminé par l'action d'une puissance perverse. Mais les acciatori, que Dorothy Carrington appelle les chasseurs de rêves, n'étaient pas seulement le fruit d'une imagination mue par un profond fatalisme ; ils pourraient aussi témoigner de la thèse aussi improbable que convaincante du psychanalyste Freud, à savoir que pour la pensée inconsciente même celui qui est mort d'une mort naturelle a été assassiné. Je me revois très bien, petit garçon, me tenant pour la première fois devant un cercueil ouvert avec dans le coeur le sentiment obscur que mon grand-père qui y était étendu sur les copeaux de bois avait été la victime d'une scandaleuse injustice, qu'aucun de nous autres survivants ne pourrait jamais réparer."
A ceci je ne peux qu'ajouter, sans plus de commentaires, le deuxième paragraphe de l'article de JLK :
"On passe parfois des années à proximité de quelqu’un avant de le rencontrer vraiment. Cela m’est arrivé avec Philip qui partage ces jours notre vie et divers projets communs, dont notre Panopticon (lui par l’image et moi par les mots) et qui lit ces jours La Patience du brûlé de Guido Ceronetti, me disant qu’il se sent tout proche de ce grappilleur d’ « images de pensée », pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, dont Ceronetti est à divers égards un héritier, comme l’est aussi un Ludwig Hohl ou, selon Bruno Tackels , le biographe de WB, comme le sont aussi un Pascal Quignard, un Enrique Vila-Matas* ou un Sebald, autres purs « littéraires »."
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* Enrique Vila-Matas a par ailleurs déjà été matière d'une note dans le Facteur de Coïncidences : Paris ne finit jamais. (Je l'avais alors mal orthographié : Vila prenant un l et non deux). Vila-Matas : autre écrivain majeur de la coïncidence.
00:20 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : sebald, kuffer, corse
19 juillet 2009
Le Moment Sérendipité
J'ai souvent évoqué ici la sérendipité, auquel je dois nombre de découvertes et de prolongements inattendus. Pour comprendre un peu mieux ce principe, dont le nom n'est pas encore pas entré dans les dictionnaires français (mais. à mon avis, cela ne saurait tarder), on peut se reporter à l'excellent article de Rémi Sussan qui vient de paraître sur le site d'Internet Actu. net : A proos de la sérendipité.
12:15 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : sérendipité
11 juillet 2009
Le Moment Fraternité
C'est rarement dans les brochures ésotériques que je trouve matière à réflexion sur le sacré. Et ma dernière lecture ne déroge pas à cette règle : Le Moment Fraternité de Régis Debray, paru chez Gallimard cette année, a renforcé ma conviction qu'à l'avenir le sacré pourrait à nouveau avoir un rôle à jouer dans nos sociétés. Pas le sacré sucré des programmes de développement personnel, pas le sacré à sensation des mystères mille fois recyclés du paranormal frelaté, mais le sacré qui rassemble, qui relie, qui tisse la communauté humaine. Sacré qui permet l'avènement d'un nous. C'est de cela dont Régis Debray nous entretient avec lucidité, sans occulter les risques de l'opération (car l'on n'ignore pas non plus les liens du sacré et de la violence). Sacré qui ouvre sur la fraternité.
"Notre machine à faire de l'indivis est tombé en panne", nous dit-il, page 339 : "Tout est lutte de chiffonniers, défense du bout de trottoir, couverture tirée à soi, à hue et à dia." Il en appelle au final à trois efforts, qu'il définit comme "légères pénitences" : "(...) un effort d'humilité, pour réapprendre les mondes ; un effort de patience, pour réapprendre le temps ; et un effort d'abnégation, pour réapprendre rites et frontières, quii ont partie liée."
Cela m'a reconduit vers la méditation sur ce territoire berrichon que j'ai arpenté sur ce blog pendant quatre ans. Qu'est-ce donc qui a donné corps à cette entité provinciale, dérivée de la civitas gauloise des Bituriges ? En tout cas, ce n'était pas la géographie : aucune délimitation physique ne donne sa singularité à cette terre, plusieurs milieux naturels s'y côtoient. Quoi de commun entre le pauvre plateau de la Brenne, les vallonnements bocagers du Boischaut et l'austère plaine de Champagne ? Pas de bassin fluvial dominant, pas de frontière naturelle évidente, non, de tous côtés ouvertures paysagères et pourtant, d'un autre côté, clôtures d'une grande permanence, qui passent les siècles et les dynasties royales. Une identité qui se maintient depuis plus de deux mille ans. D'où venue ?
Bituriges, on l'a déjà dit, sont étymologiquement rois-du-monde. Au centre de la Gaule, il faut imaginer la toile d'aragne d'une constellation de sites sacrés, certainement sous-tendue d'un écheveau de mythes dont les fragments perdurent dans l'hagiographie, dans ces histoires troubles de saints extravagants que nous avons maintes fois rencontrées.
Ce sacré, si tant est qu'on veuille bien admettre son existence, peut-il maintenant avoir d'autre statut que celui de vestige, à l'instar d'une poterie ou d'une épée trouvée dans un tombeau ? Ne subsistera-t-il que comme curiosité, détail de la longue histoire des hommes, ou bien peut-il nourrir et irriguer à nouveau une communauté ? Entendons bien que je ne prône nullement un revival du type druidique, tel qu'il peut exister en Bretagne par exemple (ces rémanences folkloriques ne me semblent pas porteuses d'avenir). Autrement dit, si une nouvelle sacralité devait surgir, quelles formes empruntera-t-elle ? Nous sommes à cette heure bien incapables de le dire.
22:24 Publié dans Omphalos | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : régis debray, sacré, bituriges
10 juillet 2009
Châteauroue
Intéressante initiative de Loïc Touzet et Jean-Marc Le Bruman : la ville de Châteauroux investie en son centre par des artistes contemporains, du 20 juin au 18 juillet. Symbole de cette opération de métamorphose de l'existant, la transformation du nom même de la cité : Châteauroux devient Châteauroue. Explication en est donnée dans le texte inaugural figurant sur le blog dédié :
"Deux légendes se croisent ici pour en fonder une troisième.
Tout d’abord, la littérature (et donc le cinéma) regorge de « châteaux tournoyants » toujours situés au centre
des mondes, demeures de rois-magiciens auxquels le mouvement circulaire confère l’immortalité.
Châteauroux prenant l’-e en place de l’-x devient un tel château tournoyant ; de plus en région Centre.
D’autre part, la légende veut que le premier « ready-made » de Marcel Duchamp soit une roue de bicyclette
montée à l’envers sur un tabouret blanc ordinaire. Il semble que cet assemblage, initialement réalisé
pour divertir l’œil et l’esprit de Duchamp, ait conduit celui-ci à créer son œuvre géniale car
précurseur de tout ce que nous connaissons aujourd’hui.
Concilions le château-roue tournoyant et la roue de bicyclette, emblème de l’art contemporain et l’on obtient
« Châteauroue », berceau mythique de la naissance de l’art contemporain. L’école municipale des beaux-arts
ne s’appelle t’elle pas Collège Marcel Duchamp ? "
Ancrage dans le sacré pour donner essor à l'art contemporain, en faisant entrer concrètement l'art dans les vitrines. Les commerçants jouent le jeu, l'espace culturel Leclerc accueille des oeuvres dans son hall d'entrée, les journaux locaux couvrent la manifestation. La volonté de rapprocher le public et l'art, de sortir celui-ci de ses lieux habituels, d'entamer un dialogue avec la population, comment ne pas souscrire à tout cela ?
Il reste qu'une sorte de scepticisme m'étreint. Ce consensus qui semble régner autour de l'évènement, au lieu de me réjouir, me pose question.
Sur le rapport au sacré tout d'abord. Pourquoi s'en prévaloir pour ensuite affirmer que l'on veut proposer "des formes de diffusion désacralisées" ? (L'Echo-La Marseillaise du 17 juin)
Désacraliser a été le mot d'ordre de tous les mouvements radicaux du XXème siècle. L'antienne obligatoire de l'avant-garde. Faut-il encore en rajouter aujourd'hui ? Faut-il que l'oeuvre d'art soit au niveau de la marchandise, du sweat Quicksilver et du parfum Marionnaud, installée dans les mêmes vitrines, jouissant des mêmes éclairages et de la même signalétique étudiée ? L'art contemporain est partout, affirment les initiateurs du projet. Pourtant s'il est partout, cela veut dire aussi qu'il n'est plus nulle part, ou plutôt qu'il n'y a plus de différence entre l'art et le non-art, ou encore qu'il n'est nul besoin d'oeuvre car la marchandise fait déjà oeuvre.
D'ailleurs, quel accueil pour Châteauroue ? Une indifférence polie, on laisse faire les artistes, il faut bien qu'ils s'amusent. Pas de crainte de scandale. Le blog est à l'image de cette mollesse d'attitude. pas un commentaire ne vient agiter, prolonger les différents articles consacrés aux artistes invités. Je dois bien être le seul à émettre une voix légèrement discordante.
Qu'on comprenne bien ma réticence : elle n'est pas vis-à-vis de l'art contemporain que je respecte le plus souvent, que j'aime en certaines de ses propositions, mais elle est vis-à-vis d'une attitude trop naïvement duchampienne. Les installateurs de vitrines seraient-ils les nouveaux plasticiens ? je ne le pense pas, je pense en effet - le point de départ était bon - que le sacré a à nouveau quelque chose à faire avec l'art, le sacré, j'entends bien, et non le religieux, mais que ce n'est pas en investissant l'espace de l'économie, ce n'est pas en pactisant avec le plus profane qui soit que l'on retrouvera le chemin vers la lumière tournoyante des châteaux légendaires. Elle ne saurait se réduire à celle des écrans et des spots.
Ce chemin reste à inventer, les nouveaux sanctuaires sont encore à découvrir.
16:42 Publié dans Omphalos | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chateauroux, duchamp, sacré
21 juin 2009
Bouesse et Baronte
Les fées ont quitté la vallée de la Creuse, mais la Brenne où ellles se sont, paraît-il, repliées ne bruisse plus guère non plus de leurs légendes. Et l'Evangile de Jean qui les a fait fuir a perdu lui aussi de sa superbe. Le texte est toujours flamboyant mais il n'iirradie plus que faiblement dans nos campagnes. Il faut bien établir ce constat alors même que notre périple s'achève.
Deux derniers jalons avant bouclage. Le premier se situe en limite de Brenne et de Boischaut, à Bouesse, que j'ai déjà évoqué lors de l'investigation sur le carré buissé.
Le château féodal reconverti en restaurant s'orne encore du blason de la famille de Gaucourt, qui est "semé d'hermines aux deux bars adossés de gueules". Bars étant poissons de mer, voilà bien qui s'inscrit parfaitement dans la thématique du signe zodiacal. Dans les prés du château, la fontaine de Bouesse, manifeste, elle, par sa légende, le désir de communion mystique souvent attribué aux Poissons : en effet, les amoureux qui viennent boire à cette fontaine, dans le même verre, sont sûrs de s'aimer toujours. Souci d'éternité : en cette ultime stase de la révolution cosmique, la nécessité jaillit soudain d'une échappée hors des cadres spatio-temporels. Affranchissement de la roue du temps, volonté de permanence illustrée prosaïquement par ces femmes qui venaient aussi tremper en cette même fontaine leur linge de couleur afin qu'il ne passe pas au soleil. Ces faits de croyance sont rapportés dans un écrit, Bouesse en Berry, château et terre, dont je possède un exemplaire photocopié dépourvu du nom de l'auteur, daté de juillet 1914, juste avant le grand embrasement où tant de jeunes paysans berrichons laissèrent leur vie. Beaucoup de cultes et de pélerinages populaires s'éteignirent doucement après ces années terribles, et il est bien possible que les légendes de la fontaine n'aient pas elles-même survécu à l'hécatombe. Je dis cela parce que ma famille du côté de mon père est originaire de Bouesse, que j'y fus baptisé et que ma grand-mère, née en 1915, et qui elle-même n'a pas connu son père, mort au combat, y vit toujours. Jamais elle ne m'a parlé de cette fontaine, dont j'appris l'existence dans l'ouvrage mentionné.
Il est vrai qu'on ne boit plus l'eau des fontaines et que les lave-linges ont démodé les lavoirs. Les légendes n'ont plus de veillées où elles puissent être racontées ; vestiges elles-mêmes, elles ne se rencontrent plus guère que dans les livres. Ce monde-ci est voué à la mort et à la destruction, dès lors il s'agit pour le Poisson mystique d'en sortir, de s'extraire du temps cyclique pour gagner le Royaume où le temps n'existe plus. Notre deuxième et dernier jalon porte la marque d'une telle tentative.
A Méobecq, sur la pointe du signe, au VIIème siècle, un noble franc devenu moine et nommé Baronte, eut une vision qui le transporta au ciel et en enfer. Le récit qu'il en fit le place, selon Pierre Riché, comme un précurseur de la Divine Comédie de Dante. Canonisé, sa fête était célébrée, selon Mgr Villepelet, le 2 mars, donc dans le temps des Poissons. Charles-Emmanuel Deuzeune l'évoque dans son livre "La Mort et ses rites pour tous": "Dans sa retraite monastique de Méobecq en Berry, il eut donc en esprit, avant 678-679, une anticipation de la vie éternelle par un voyage en enfer et en paradis. L'enfer n'est plus souterrain, comme chez les païens. Il est quelque part dans l'espace, hors de notre monde. Impossible donc que les morts reviennent tourmenter les vivants ! (...) L'angoisse de l'enfer a donc pour but d'utiliser l'attente pour transformer le présent et forcer ainsi les portes d'un avenir mystérieux. L'imagination sollicitée par l'au-delà laisse la place libre au réalisme du quotidien, à l'acceptation de l'histoire, que refusait le paganisme. N'oublions pas en effet que le cosmos païen, sans origine ni fin, est en proie à des forces perpétuellement renouvelées. Par le fouet de la crainte de la damnation, plus tard et non aujourd'hui, le visionnaire élargissait l'imagination de chacun hors du cauchemar sans cesse recommencé, printemps, été, automne, hiver, naissance, croissance, récolte ou razzia, mort, et, du coup, brisait le mythe païen du retour éternel par la vision d'un temps linéaire irréversible."(1)
L'enfer dans l' Hortus Deliciarum de Herrade de Landsberg (autour de 1180).
Dans la vision, saint Pierre dit à Baronte : " Quand tu seras rentré, déclare à tous l'argent que tu as gardé sans permission en entrant au monastère et que tu as tenu caché. Ensuite, empresse-toi de donner douze sous aux pauvres et aux pélerins, un par mois, des sous bien pesés par la main d'un prêtre. Ne pèche plus et veille à ne rien posséder quand l'année sera finie." Reconduit à la première porte du Paradis, Baronte retrouve des pélerins qui se rendent à Poitiers, au tombeau de saint Hilaire. Ceux-là sont au début du circuit qui les mènera, si tout se passe bien, jusqu'au lieu suprême de l'ascension spirituelle.
Baronte choisira après sa vision de se retirer en Toscane, et il finira sa vie dans un monastère près de Pistoia, en compagnie d'un autre moine qui sera lui aussi canonisé : Desiderius. Ce nom ne saurait nous laisser indifférents, car il renvoie à un passage fondamental de la Géographie Sidérale de Guy-René Doumayrou :
"Elle [la projection zodiacale] résume la structure du monde et celle de tout être achevé, en même temps que la voie des révolutions sidérales qui lui donnent vie, modèle de la genèse que cherche à reproduire le philosophe dans son microcosme. Elle demeure une ossature interne et tout naturellement occulte, ou bien ses évidences sont si criantes qu'elles passent inaperçues ; mais la même ossature existe, affleurant plus ou moins à la conscience, en chaque individu et les coïncidences de l'une à l'autre contribuent, selon la vigueur de son désir (du latin sidus, étoile, qui a donné desiderium, regret, désir), à l'éveiller et à le guider dans la traversée des sept niveaux de la réalité. C'est alors lui qui courra l'aventure du soleil, de solstice en équinoxe et d'équinoxe en solstice : la roue zodiacale est la même chose que le chemin d'étoiles, la voie lactée, chemin de Saint-Jacques, route des Argonautes."(2)
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(1 )Charles -Emmanuel Deuzeune, La Mort et ses rites pour tous, Le plein des sens 2003, pp. 88-89. En fait ce passage est un plagiat éhonté du grand livre de Philippe Ariès, Paul Veyne, Georges Duby et Arthur Gloldhammer, Histoire de la vie privée. C'est en recherchant sur le net des informations pour Baronte afin de compléter mon texte de 1989 que je suis d'abord tombé sur le passage de Deuzeune grâce à Google Books. Puis, j'ai découvert la version anglaise du livre édité par Paul Veyne (la française n'est pas en ligne). Il n'est pas besoin d'être un expert dans la langue de Shakespeare pour constater la forfaiture. J'aurais pu passer ce détail sous silence, mais je trouve intéressant de montrer qu'il n'y a pas que sur le net que sévit le copier-coller.
(2) op. cit. p. 55
Avec ce dernier billet s'achève donc notre pérégrination zodiacale. Conclusion provisoire, on s'en doute. Il me reste à reprendre l'ensemble de ces textes, afin d'en établir une version que je destinerai à une édition papier. Une réflexion plus générale reste à entamer, un index des noms, lieux et oeuvres cités à élaborer. Le blog ne cesse pas pour autant toute activité, il entre simplement dans une nouvelle phase. La recherche continue, de nouvelles découvertes sont toujours possibles, un regard peut-être plus affirmé sera porté sur les études susceptibles de nous éclairer sur le chemin encore long qui nous est dévolu.
Merci à tous ceux qui m'ont suivi et accompagné pendant plus de quatre ans, qui ont stimulé ma réflexion et donné l'énergie de poursuivre jusqu'au bout. J'ai une pensée toute particulière pour vous, Marc, Jean-Marc et Ornithorynque, dont la bienveillante attention m'a souvent touché au coeur.
01:47 Publié dans Poissons | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : bouesse, baronte, méobecq, bars, gaucourt, enfer, paradis, saint pierre