Rechercher : saint ursin
Au gué de Mijault
Difficile à trouver, le monument funéraire de Sauzelles. J'avais fait de fréquents séjours au Blanc, et jamais on ne m'avait parlé de lui. Aucune indication, aucun panneau pour avertir le touriste ou le simple curieux. Et peut-être est-ce mieux ainsi : ce monument que la tradition nomme le Saint-Fleuret continue de garder en toute discrétion la rive gauche de la Creuse sur laquelle il est établi, dans la pente boisée, à quelques centaines de mètres du hameau de Mijault.
C'est l'abbé de Douadic, François Voisin, encore lui, qui en fit le premier la description, le dessina et en parla en 1873 comme de la sépulture « certainement la plus curieuse et la plus intéressante de tout le centre de la France ». Et il est vrai qu'il faut, pour trouver un monument comparable, se rendre dans l'est de la France (Mirecourt dans les Vosges ou le rocher des Trois-Figures à Lemberg en Moselle).
Trois niches cintrées sont taillées en bas-relief dans le calcaire, abritant chacune un personnage. « Celui de gauche, fort dégradé, écrit Gérard Coulon, est une femme vêtue d'une longue tunique. Bien que la figure soit difficilement lisible, on remarque à ses pieds, côté gauche, un petit chien qui fait le beau. Au milieu est figuré un homme tête nue, vêtu d'un habit plus court qui laisse à découvert le bas de ses jambes. Les descriptions et les dessins du XIXè siècle indiquent qu'il tenait un chien dans ses bras. Aujourd'hui, malheureusement, le gel et les intempéries ont eu raison de cette partie du bas-relief : seule une dépression est visible au niveau de la poitrine du personnage. La figure de droite – la mieux conservée – représente une femme dont la chevelure est roulée en bourrelet derrière la tête. Elle tient une aiguière dans sa main droite et près d'elle, un petit chien est assis sur un autel. »( Quand la Brenne était romaine, Alan Sutton, 2001, p. 108)
Une inscription latine est gravée au-dessus des trois niches, mais Gérard Coulon reconnaît qu'elle est difficile à interpréter « en raison de son caractère lacunaire ». Cependant Isabelle Fauduet en a tout de même proposé une lecture : le personnage central aurait offert ce monument à sa femme Monima et sa fille Servilla, puis ayant perdu une seconde fille, il aurait fait compléter l'inscription par un autre lapicide.
Gérard Coulon rapporte dans son livre la légende attachée à ce lieu, collectée au siècle dernier par un historien local : un voyageur artiste aurait perdu sa femme et sa fille dans la traversée du gué de Mijault, ainsi qu'un chien qui aurait vainement essayé de les sauver de la noyade. Pour « éterniser le souvenir de cette catastrophe », il aurait sculpté la falaise, exactement en face de l'endroit funeste, et se serait représenté entre ses chères disparues, avec le chien dévoué près de sa fille.
La dame et le chien sur l'autel
Enfin, il faut signaler que le monument, daté de la fin du IIe ou du début du IIIe siècle, attira les pélerins jusqu'au XIXe siècle ; diarrhées humaines, coliques ovines et mauvais sorts sur les troupeaux y étaient conjurés. « Il fallait effectuer le « voyage » le jour du 1er mai, avant le lever du soleil, et déposer quelques pièces de monnaie au pied du monument. »
Voilà pour les faits : la signification des sculptures demeure énigmatique, et de nombreuses questions restent ouvertes : quel est le rôle et le sens des chiens ? Pourquoi a-t-on donné ce nom de Saint-Fleuret (sachant que c'est la seule occurrence de ce saint dans la région et qu'il faut aller à Estaing dans le Rouergue pour en retrouver la trace) ? Pourquoi ce pélerinage le 1er mai, avant le lever du soleil ?
La géographie sacrée va tenter de répondre à ces questions.
24 mars 2009 | Lien permanent | Commentaires (2)
Les 365 gouffres du Suin
"Demain comme hier, je veux aller, le coeur battant, respirer ma jeunesse dans le fort parfum des sifflantes, sauvages prés, torrents sinueux, scieries de sapins, près de ce lieu profond où, célébrant ses mystères, le Rhône autrefois disparaissait, cheval fantôme sous les pierres tombales de son lit. Mais rajeuni, sacré par la nuit de ses gouffres, il surgissait plus loin, piaffant au soleil."
Jean Tardieu (Mon pays des fleuves cachés, in La part de l'ombre, Poésie/Gallimard, 1972)
Oui, le gouffre des Gaules n'est pas qu'une métaphore. Je l'ai déjà dit : au château de Salvert, proche de Douadic, un gouffre est adossé. La petite rivière, le Suin, commence son périple à travers un plateau calcaire, et, tel le Rhône de Tardieu, il lui arrive de disparaître. Le paysage qu'il traverse n'est d'ailleurs plus du tout celui des étangs brennous, on se croirait plutôt descendu au sud-ouest. C'est un véritable causse que l'on peut arpenter sur cette commune de Pouligny Saint-Pierre jouxtant celle de Douadic ; chênes et génévriers parsèment les pelouses calcicoles qui s'étendent en contrebas des hameaux de pierre blanche.
On ne s'étonnera pas de découvrir que ces gouffres du Suin ont suscité aussi une légende, dont Chantal de La Véronne rapporte deux versions, l'une tourangelle, l'autre "plus spécifiquement brennouse" :
"D'après la première, à l'époque où le Suin était une rivière comme les autres et où ses eaux coulaient abondantes et régulières, la Vierge Marie portant l'Enfant Jésus dans ses bras se rendit de Lureuil à Pouligny Saint-Pierre. Comme elle approchait de ce dernier bourg elle fut arrêtée par le Suin qui lui barrait le passage. Elle chercha donc un gué et ne trouva, près de la Roche à la Velue, que de grosses pierres éparses qui permettaient de traverser la rivière en sautant de l'une à l'autre ; Marie s'engagea sur les pierres et elle parvenait au milieu du courant, lorsque le Diable fit surgir une énorme vague qui renversa la Mère et l'Enfant et les projeta de roc en roc. Ils allaient être noyés, mais Dieu le Père, qui veillait, les transporta sains et saufs sur l'autre rive, et leurs vêtements étaient aussi secs qu'avant la traversée. Alors la Sainte Vierge, tremblant encore à la pensée du danger qu'avait couru son fils, étendit la main vers les flots qui grondaient toujours et dit : "Méchante petite rivière, tu seras maudite dans la succession des siècles. Désormais ton cours comptera autant de gouffres qu'il y a de jours dans l'année." Et voilà pourquoi, de Salvert à Fonterlan, on peut compter 365 gouffres toujours altérés : les cataractes du ciel peuvent s'ouvrir, les bondes de la Mer Rouge peuvent être entièrement levées, les 365 gouffres du Suin, celui de Salvert en tête, boivent toutes les eaux qui descendent dans la vallée." (La Brenne, Histoire et traditions, pp. 95-96) [C'est moi qui souligne]
Belle histoire, qui prête bien sûr à sourire quand on voit la largeur du ruisseau... Et si je ne connais pas assez la contrée pour pouvoir estimer le nombre de gouffres, toujours est-il que la carte IGN n'en mentionne guère que deux... Mais il est vrai que le Suin a un débit intermittent. Par ailleurs cette Roche à la Velue nous intrigue (quelle est donc cette Velue ? Femme sauvage ?) et surtout ces 365 gouffres comme autant de jours de l'année posent question. Que veut donc nous dire le conte à cet endroit précis ? Que l'abîme brennou qui engloutit toutes les eaux célestes exerce son magistère sur les douze mois de l'année, sur toute la circonférence de la roue zodiacale ?
Sur le causse du Suin
Dans la seconde version, c'est une reine poursuivie par des ennemis qui est arrêtée par le Suin. Un voeu qu'elle prononce fait surgir d'innombrables gouffres où disparaissent aussitôt les flots tumultueux, et la voici qui peut traverser à pied sec.
Et si ces 365 jours avaient une traduction géométrique, sous la forme du cercle bien sûr, car l'année est la durée de révolution de la Terre autour du Soleil ? C'est ce que nous allons voir dans le prochain épisode.
19 février 2009 | Lien permanent | Commentaires (2)
Des brandes et des landes
Sur la zone lumineuse, dont la teinte tournait au rose, une forme bizarre se profilait, qui de loin ressemblait à un compas tenu par un géomètre invisible et mesurant la lande. C'était un berger monté sur ses échasses, marchant à pas de faucheux à travers les marécages et les sables.
La question des lieux no man's land, comme les appelle Colette, s'est posée à moi avant même la lecture de Philippe Vasset. Il faut en revenir au carré barlong, celui du buis sacré. En effet, si les deux sommets septentrionaux sont bien localisés, à Saint-Genou et à Saint-Ambroix, il n'en va pas de même pour les deux sommets méridionaux : le croisement des deux méridiens et du parallèle de Bazelat correspond à un espace vide. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai longtemps hésité à parler de cette figure : cette absence de site historique et même de lieu simplement habité à deux de ses angles me faisait fortement douter de sa pertinence. Il a fallu la présence des deux Bussière sur le parallèle de Bazelat, confirmant a posteriori le choix de cet axe comme base de la figure sacrée, pour me rassurer sur ce point. Reste à comprendre la raison de ce vide symbolique.
L'angle sud-est est localisé près d'une vaste pièce de terre appelée Les Grandes Brandes. or, les brandes désignent des terres de bruyères, terres donc souvent incultes, terres gastes, inhospitalières. Le plus proche village est significativement Saint-Georges-des-Landes, légèrement en dehors du carré. Landes, autres terres incultes.
De l'autre côté, au sud-est, même topo : l'angle tombe au milieu de nulle part, entre Bétête et Malleret-Boussac, en pleine campagne creusoise. Malleret-Boussac appartenait pourtant au Berry. Un fait important est à noter : nous sommes ici à la limite des civitas biturige et lémovice. Aujourd'hui encore, nous sommes au carrefour de quatre départements : Indre, Cher, Creuse et Allier. Et c'est la même chose à l'ouest où nous sommes également à la frontière entre Berry et Limousin, à la charnière de la Creuse, de l'Indre et de la Haute-Vienne.
C'est comme si la grande figure biturige avait choisi de fonder sa base sur ses marches méridionales, dans l'indistinct des frontières avec les peuples voisins.
Ceci me rappelle un autre passage du livre de Ken Alder. Méchain, l'astronome chargé de la partie sud de l'arc de méridien, avait donc la lourde besogne de trianguler dans les Pyrénées. Il avait fallu abandonner la voiture à Perpignan, louer des mulets pour porter le matériel et les vivres, et puis recourir à des guides locaux pour ne pas se perdre dans le lacis montagneux (aucune carte précise de la Catalogne n'ayant pu être dénichée aux archives espagnoles). "A cette époque, précise Alder, la région montagneuse de la frontière franco-espagnole était une zone ambiguë et dangereuse. La partie haute des Pyrénées ne figurait pas sur les cartes. La frontière était perméable et mal définie. Les Pyrénées étendaient leurs vallées fertiles de l'océan Atlantique à la mer Méditerranée, et la population était habituée à se déplacer librement entre les fermes au climat tempéré, les hauts pâturages et les villages voisins."(Mesurer le monde, p. 95)
Sans doute la frontière biturigo-lémovice procédait-elle d'une semblable ambiguïté : espace inculte, sauvage, ouvert, dangereux.
Autant dire porteur de sacré.
29 avril 2008 | Lien permanent | Commentaires (2)
Verneuil et point vernal
"A l'époque la plus ancienne, la Pythie, semble-t-il, ne prophétisait qu'une fois par an, le sept du mois de Bysios, jour du début du printemps, de passage du soleil au point vernal. Ce jour était à juste titre considéré comme l'anniversaire de la naissance du dieu." (Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes, p.47) Argenton n'est point seule sur le passage au point vernal : à quelques kilomètres de là, une simple chapelle solitaire sise au beau milieu d'un pré l'a précédée. C'est la chapelle de Verneuil, du nom du hameau le plus proche, qui abritait jadis un prieuré dépendant de l'abbaye de Déols. L'étymologie est connue : Verneuil est la clairière de vergnes, d'aulnes. Certes, mais la proximité phonique avec vernal (du latin ver, printemps) est pour le moins troublante. Cette chapelle, mentionnée fort tôt, selon J.L Desplaces (Florilège de l'eau en Berry), mais rebâtie en 1810, est liée à une fontaine, dite Fontaine saint-Fiacre, située de l'autre côté de la route d'Argenton à La Châtre. Un pélerinage avait lieu le 1er mai et le dernier dimanche d'août. Je ne sais s'il a toujours lieu, en tout cas, quand j'ai visité le lieu voici quelques années, c'était plutôt un spectacle de désolation qui s' était offert à moi : tout était à l'abandon, la porte s'entrebaîllait sur une nef conchiée par les pigeons. Difficile d'imaginer qu'autrefois on venait réciter les Evangiles sur la tête des enfants dans un édifice décoré de fleurs et de plantes vertes, comme il se devait pour honorer la mémoire de Saint Fiacre, patron des jardiniers. Il y a lieu de s'interroger sur la raison du choix de saint Fiacre pour honorer ce lieu si modeste. Mon hypothèse est qu'il ne surgit pas ici par hasard, que son élection répond à des nécessités symboliques profondes. Que ce Fiacre soit fils de roi (d'Ecosse ou d'Irlande) comme le veut sa biographie n'est pas anodin : qu'un prince soit relié au principe, à l'axe inaugural de l'espace zodiacal, est tout à fait cohérent. Quittant sa terre natale et renonçant donc au trône, il passe en Gaule où il s'établit comme ermite en forêt de Breuil. Coluche de l'époque, il demande à son évêque de lui céder un bout de terrain qu'il pourrait cultiver, histoire de nourrir les nombreux pélerins miséreux qui affluent vers lui. Généreusement, l'évêque lui octroie la parcelle qu'il pourra entourer d'un fossé en une journée de travail. Laissant traîner son bâton derrière lui, Fiacre voit le sol se creuser et se défricher de lui-même. Cet arpentage est tout à fait significatif : Fiacre, pour délimiter son espace a forcément tracé avec son bâton une figure, circulaire ou rectangulaire peu importe, et la journée ici vaut pour une année. Au départ du zodiaque berrichon gît donc une histoire de construction d'un espace-temps singulier. Les légumes, plantes et fleurs dont Fiacre couvrira son domaine disent avec éloquence la vigueur végétative du printemps qui s'amorce avec le Bélier. On le représente traditionnellement tenant d'une main le livre ouvert des Evangiles, et de l'autre une bêche. Curieusement, mais il faudrait plutôt dire significativement, cette statue en pierre du XVIIe se trouve à Notre-Dame de Verneuil-sur-Avre.
24 mars 2005 | Lien permanent | Commentaires (3)
Guillaume et Robert
Plus j'avance dans cette étude sur Villesalem, plus je suis captivé par l'étrange figure de Robert d'Arbrissel. Je ne vais pas ici donner sa biographie (il suffit de cliquer sur les liens pour ceux que ça intéresse), mais je voudrais revenir sur la nature des lieux qu'il a fondés. Fontevraud, tout d'abord. Il ne faudrait pas croire que ce site fut choisi un peu au hasard de ses pérégrinations inlassables, parce que brusquement le concile de Poitiers, en 1100, l'a sommé de fixer sa troupe errante où - péché majeur aux yeux des légats du pape - se mêlent les hommes et les femmes. Il est patent que le choix du site est mûrement réfléchi : ce « désert » où il s'est retiré, ce « lieu inculte et âpre, plein d'épines et de buissons », ce vallon isolé de Fontevraud n' est rien moins qu'à la croisée de trois provinces, à la limite de l'évêché d'Angers et de l'archevêché de Tours, à l'extrême pointe septentrionale du diocèse de Poitiers. Offert par le seigneur Gauthier de Monsoreau, dont la fille a rejoint la communauté, il est aussi à une lieue de Candes Saint-Martin, au confluent de la Loire et de la Vienne, où le célèbre saint a rendu l'âme à Dieu.
Le choix de Villesalem relève d'un même souci stratégique : il s'agit là aussi d'un vallon isolé, avec présence d'une source (à Villesalem, elle est même à l'intérieur de l'église), et sa localisation là encore dans le diocèse de Poitiers coïncide avec une grande proximité avec les diocèses de Bourges et de Limoges. De même, sur un plan autre que religieux, c'est sa situation au carrefour de trois provinces qui vaut au hameau des Hérolles, à quinze kilomètres à vol d'oiseau de Villesalem, d'accueillir une des plus grandes foires de la région (foire aux Béliers, qui plus est...). Villesalem (non indiqué sur cette carte des diocèses du 18ème) Et qui fait la loi en ce temps-là sur le Poitou ? Une vieille connaissance, le redouté Guillaume d'Aquitaine, troubadour et baroudeur. Je n'avais pas fait le rapprochement, malgré les dates communes (Château-Guillaume édifié entre 1087 et 1112, par exemple). C'est en tombant sur le site de Marc Briand que j'ai appris que Guillaume s'était emparé à deux reprises de Toulouse accompagné chaque fois par Robert d'Arbrissel. « Deux documents l’attestent, l’un en Juillet 1098 qui modifie les prérogatives de Saint-Sernin et le second, en 1114, concernant la fondation du prieuré de Lespinasse, au nord de Toulouse, tout de suite rattaché à Fontevrault. » Leurs signatures voisineraient sur plusieurs actes. « D’autres ont établi une corrélation entre Fontevrault et l’Amour courtois qui prend son essor à la même époque ; la place faite aux femmes par Robert d’Arbrissel qui voulait que l’abbesse ait aussi autorité sur les moines de l’ordre aurait eu une influence sur une littérature qui exalte la femme et son rôle dans la «fin’amor». Un lien de cause à effet est difficile à établir : que les différentes facettes d’une époque trouvent un style n’est pas extraordinaire. » Cette alliance entre deux trublions de l'époque laisse rêveur : poésie et géographie symbolique, architecture et politique, mythes et réalité se mêlent de façon inextricable, comme dans un buisson d'épines de ces déserts aimés du breton. Sur le site de la ville de Lespinasse, je vérifie qu'en effet Robert d’Arbrissel reçut la forêt dite d’Espèse - qui s’étendait avec ses garrigues entre l’Hers et la Garonne - de Philippa, fille de Guillaume IV, Comte de Toulouse, et épouse en seconde noces de Guillaume IX Duc d’Aquitaine. On ajoute qu' elle prit le voile à Fontevraud et devint abbesse. Il faut se souvenir qu'elle fut répudiée par Guillaume au profit de la « Maubergeonne ». Autre exemple de l'accord bien senti entre Guillaume et Robert.16 mai 2005 | Lien permanent
Les porteurs de torches
Rappel de l'hypothèse : Alpinien et Austriclinien, saints compagnons de Martial, auraient pris la place des parèdres de Mithra, Cautès et Cautopatès.
Alpinien dérive évidemment d'Alpes, nom d'origine celtique qui désigne la montagne. Je lis aussi (sur un site traitant des Pyrénées... ) que Servius, à l'occasion d'un vers de l'Enéide, IV, 442, dit que Alpes signifie en gaulois, montagnes élevées. Austriclinien est clairement à rapprocher d'Auster « vent du sud » et « région méridionale », australe. Il est intéressant de lire la notice que lui consacre le Dictionnaire Historique de la Langue Française (Robert, 1995) : « A la différence d'autres termes désignant les vents, celui-ci n'est pas grec ; on l'a rapproché de l'ancien haut allemand ostar « de l'Est » (Ost) mais la confusion des points cardinaux est très improbable. Toutefois les philologues anglo-saxons maintiennent cette hypothèse qui conduit à apparenter le nom de l'est (→ est), celui du vent et celui du lever du jour (→aurore). Si cela était, il y aurait aussi parenté avec les noms propres Autriche et Ostrogoth, formés sur le nom de l'est.(...) » La relation Alpinien-Austriclinien est donc à envisager sous deux aspects possibles : Si Austriclinien provient d'Auster, vent du sud, Alpinien lui fait écho en incarnant le Nord : en effet, la montagne sacrée, centre du monde, coïncide avec l'axe du monde. « Son sommet se trouve sous la Polaire, véritable clef de voûte de ce système imaginaire merveilleusement homogène. » (Monde des Symboles, p. 169). Cette dualité rejoindrait plutôt le thème de l'ascension et de la descente des âmes. Si Austriclinien s'apparente à l'est, à l'aurore, il rejoint parfaitement le symbolisme du soleil levant qui s'attache à l'un des deux dadophores. Et j'ai déjà signalé dans un article passé que l'orientation des mithraea était conçue en sorte que le soleil levant de l'équinoxe de printemps illuminait l'image cultuelle de la divinité. Ce n'est sans doute pas sans raison que la légende fait mourir Austriclinien en Toscane, et que Martial le ressuscite à l'aide du bâton que saint Pierre lui a confié. Le lever de l'astre est à interpréter en effet comme une véritable résurrection quotidienne. Alpinien, dans ce cas de figure, incarnerait le soleil couchant. Rien cependant ne semble nous autoriser à relier son nom à l'ouest. Son marquage septentrional suffit-il à le relier à l'obscurité ? Est-il fortuit, par ailleurs, que ce soit dans certains cantons des Alpes que la religion mithraïque se perpétue jusqu'à cinquième siècle ? "Sallying forth from the flourishing cities of the valley of the Rhone, the foreign cult crept even into the depths of the mountains of Dauphiny, Savoy, and Bugey. Labâtie near Gap, Lucey not far from Belley, and Vieu-en-Val Romey have preserved for us inscriptions, temples, and statues dedicated by the faithful." Franz Cumont (The Mysteries of Mithra, 1903) Que l'on développe donc l'une ou l'autre des significations d'Austriclinien, on débouche soit sur une dualité manifeste avec Alpinien, soit sur un rappel très net de l'orientation essentielle des mithraea. Un épisode de la vie de saint Martial me frappe aussi particulièrement, c'est celui de la destruction des idoles à Bordeaux. Il se trouve que dans cette ville on a exhumé en 1986 le plus grand mithraeum découvert en France (180 m2). Malheureusement, il semble qu'on l'ait détruit peu après, si l'on en croit l'archéologue Jean-Pierre Bost dans un article du Point de mai 2004 : « Il y a quelques années, un temple de Mithra (divinité antique) du iie ou iiie siècle, bien conservé et découvert cours Victor-Hugo, a été détruit parce que le conservateur du patrimoine et la ville sont tombés d'accord sur cette décision. De même, un sanctuaire exhumé près de l'ancien cinéma Le Rio et montrant comment une ville antique très romanisée avait su conserver des traditions gauloises, a été rasé. » Etrange persévérance dans la destruction des idoles... A lire également : L'Evangile de Matthieu dans sa confrontation au culte de Mithra30 mai 2005 | Lien permanent
Aquarius
L'axe Lion-Verseau de la roue toulousaine, écrit Guy-René Doumayrou, "unit clairement le Golfe du Lion, en Méditerranée, au pays d'Aquitaine, "pays des Eaux", ou d'Aquarius (nom traditionnel de Verseau, l'Homme du quaternaire des Vivants), c'est la plus insigne évidence" (Géographie sidérale, p. 62). Toulouse n'en finit pas d'être le paradigme de Neuvy, ainsi pour ce signe du Verseau : "(...) de même que les énergies confondues du rouge et du vert, les eaux supérieures et inférieures du Nord et du Sud, du Limousin et des Pyrénées, s'y mêlent en Gironde, conformément à son emblème qui montre un homme versant dans un courant le contenu d'un grand vase", de même l'Indre et le Cher, rivières éminemment berrichonnes , donnent en cette zone leurs eaux à la Loire. L'homme médiéval a dû saluer comme un signe divin cette coïncidence hydrographique. Le philosophe Michel Serres, qui ne parle pas de géographie sacrée, n'en retrouve pas moins l'ancienne symbolique lorsqu'il se prend à évoquer l'Aquitaine de ses origines familiales, dans ce livre magnifique qu'est Les cinq sens :
"Verseaux d'alluvions recevant ou donnant des verseaux de vin, si ma langue peut souffrir ce miracle de noces, parmi les crues et les inondations de la versatile Garonne, clepsydre grise.(p. 172, Grasset, 1985) "
Que malgré les apparences Verseau soit signe d'Air, Michel Serres en décèle quelques pages plus loin l'intime raison :
"L'air, mélange vague, léger, subtil, instable, favorise les alliances ; vecteur de tout, il ne s'oppose à rien. Milieu du sensorium, excipient général des mélanges : vase principal de la clepsydre confuse. (op. cit. p. 184) "
Resurgit ici l'image de la clepsydre. Horloge à eau fonctionnant sur le même principe que le sablier.
Plus loin : "Ame. L'âme traduit le latin anima, qui, à son tour, traduit le grec anemos, qui veut dire le vent. L'âme errante vient d'où vient le vent. ( op. cit. p. 187) "
Sur les rives de la rivière sacrée, la Bouzanne, petite Loire colérique, le village de Velles - où Stéphane Gendron ne voit qu'un banal dérivé de ville - est pour nous la voile (latin velum), toile qui ne tire son énergie que du vent. Que la paroisse relevât de l'abbaye de Saint-Gildas apparaît somme toute logique : le saint breton, l'ermite de l'île d'Houat, n'a-t-il pas accompli plusieurs fois un voyage sur les eaux ?
08 mai 2007 | Lien permanent | Commentaires (6)
Jean-Pierre Le Goff
"Le 29 novembre 1993, je me rendais, dans l'Indre, à Pouligny-Saint-Pierre, au lieu-dit "La Jozière", accompagné d'une amie, j'oignais la pierre d'une rosée que cette amie avait patiemment récoltée dans son jardin. J'ai voulu cet acte comme une simple marque de sacré et de poésie, comme une liturgie subreptice à une Vénus sylvestre, comme une offrande à une dryade."
La vulve de pierre, in Le cachet de la poste, Gallimard/L'arbalète, p. 111.
Je retourne au clavier, après six mois de silence sur ce site, pour saluer la mémoire de l'écrivain Jean-Pierre Le Goff, qui s'est éteint le 26 février à Montmorillon, si l'on en croit le site L'Alamblog, un des rares à porter la nouvelle (mais on lira aussi avec intérêt le billet de Nouvelles Hybrides, daté du 3 mars, qui rend compte de l'hommage de ses amis à Douarnenez, sa ville natale, où il fut donc aussi enterré, avec le para-rite imaginé par sa fille Alice, collier de perles, oeufs de lumière verts ou rouges, autour duquel les personnes présentes firent un autre collier de perles, humaines cette fois).
Je n'aurai rien su moi-même si quelqu'un qui l'avait bien connu, et accompagné parfois dans ses pérégrinations bretonnes, ne m'en avait informé ce matin. Personne que j'ai rencontrée sur le net, à l'occasion des quelques articles que je lui avais consacré. Le 11/11/2011, me précise-t-elle, alors qu'il travaillait beaucoup sur le onze. Personne (dont je tais le nom car je ne sais si elle aurait envie que je la cite) avec qui le fil de l'échange n'a fait que s'approfondir, et c'est bien là encore une bien belle chose que je dois à Jean-Pierre Le Goff.
J'avais émis la volonté de retourner sur les traces de ses périples symboliques, mais j'écrivais déjà, en janvier 2011, "que cette entreprise n'a pas beaucoup avancé, qu'elle est même au point mort. Mais je n'y ai pas renoncé et cette nouvelle rencontre m'aiguillonne, je compte bien un jour ou l'autre aller voir la pierre à sexe de Pouligny Saint-Pierre, prochaine étape de cet intinéraire legoffien."
Nous sommes en mai 2012, et je ne suis toujours pas allé voir la pierre à sexe, cette vulve de pierre à laquelle il a rendu hommage comme expliqué dans l'extrait liminaire de ce billet.
Mais comme je dois me rendre à Chapitre Nature, le festival qui fête ses dix ans au Blanc, je songe cette fois très sérieusement à faire un détour jusqu'à ce petit bois du causse de Pouligny, qui renferme l'étrange monolithe.
Arbre sur le causse
PS : C'est après avoir posté ce billet que je m'aperçois que la page citée est la page 111, poursuivant donc cette symbolique du onze évoquée par ma correspondante. Cette page est celle-là même sur laquelle s'ouvre depuis des mois le recueil photocopié des pages consacrées aux lieux indriens inventoriés par JPLG. En attente d'un déplacement qui va donc venir.
17 mai 2012 | Lien permanent | Commentaires (4)
Ce qui reste de jour
Dans la seule vraie librairie qui reste à Châteauroux, portant le beau nom d'Arcanes, j'ai découvert la semaine dernière Etincelles III, un livre écrit par François Cassingena-Trévedy, un moine de Ligugé. Je n'en avais jamais entendu parler, ni du livre, ni de l'auteur, mais il m'a suffi d'ouvrir le volume et de lire quelques lignes pour aussitôt avoir la certitude que ce livre-là, il me le fallait, il correspondait à ce que j'avais besoin de lire à cette époque-ci. Ce sont fragments, aphorismes, pensées, consignées au fil des saisons et des repères de l'année liturgique, en une langue somptueuse, chargée de poésie. La Bible, les Evangiles y sont sans cesse interrogés, examinés, médités, sans que cela rebute l'agnostique que je continue d'être. Je ne saisis pas tout, je l'avoue, et bien des passages me restent obscurs, mais j'avance tout de même chaque jour, à tâtons souvent, dans ces Etincelles qui méritent si bien leur nom, car elles ne cessent d'illuminer la nuit où nous errons.
Il se trouve que l'évangile le plus cité par l'auteur est celui de saint Luc. Ce qui m'a donné envie de le, je n'ose dire relire, car il me semble que je ne l'avais jusque-là pas vraiment lu, et pourtant, en décembre 2000, je l'avais acheté en une autre librairie aujourd'hui disparue, dans la collection éditée par Le serpent à Plumes et Mille et Une Nuits, sous la forme d'un petit opus à dix francs préfacé par Linda Lê.
Là-dessus, hier, je me rends comme chaque année à Angles-sur-Anglin pour la Foire du Livre. Chaque fois, c'est la chasse au trésor, et j'y chargeai ma besace entre autres de Dhôtel, Gracq, Dickinson, et puis, en dernier lieu, d'un volume du Journal de Julien Green, Ce qui reste de jour, 1966-1972. J'avais acheté il y a longtemps, chez un bouquiniste de Dijon, le volume précédent, Vers l'invisible, et voici que la suite me faisait signe, d'autant plus que la citation en exergue, qui donne son sens au titre, est tirée de saint Luc : "Reste avec nous, car il se fait tard, et déjà le jour baisse." (XXIV, 29)
Le soir-même, je reprends là où je l'avais abandonnée la lecture de François Cassingena-Trévidy. Or je tombe immédiatement sur le fragment suivant :
"Ils le pressèrent en disant : Reste avec nous, car il se fait tard, et déjà le jour baisse..." (Luc, 24,29) - Ils lui demandaient à demi-mot de les protéger contre l'offensive, contre l'invasion des ténèbres qu'ils secrétaient eux-mêmes comme une humeur maligne. L'homme, l'homme tout seul se fait tellement d'ombre à lui-même ! (p. 138)
16 août 2010 | Lien permanent | Commentaires (2)
La bêche et le bâton
L'étude qui se développe ici jour après jour sur ce blog est la énième traduction d'une recherche initiée en février 1980. Les quelques pages consignant l'intuition première avaient été rapidement transformées en plusieurs chapitres denses. Chaque tentative de réécriture avait vu se multiplier les rapports symboliques, au point parfois d''y perdre son auteur, délires, dérives, bon grain, ivraie, dont je ne saurais aujourd'hui encore faire l'exact partage. Reprendre aujourd'hui ce travail, ce n'était pas purement et simplement retranscrire ce qui existait déjà sur le papier - qui avait failli être publié, puis avait regagné un relatif oubli dans les profondeurs d'un tiroir. Non, je savais bien pour l'avoir déjà vécu qu'en retraçant le chemin déjà parcouru, j'en arpenterais bientôt un autre. L'internet offrait ses vastes perspectives : non qu'il fut illimité dans ses contenus (en ce qui concerne la géographie sacrée, c'est même carrément décevant ), mais le plus souvent par sérendipité, de nouvelles pistes s'ouvrent soudain et modifient notre parcours. Disons tout de suite qu'aucune inquiétude ne nous accable de ces sauts dans l'inédit, a contrario c'est bien de la joie qui naît de ces rencontres qu'on hésite à dire fortuites. Ainsi une très intéressante étude de José Maria Gracia sur le rite de fondation de la ville, découverte ces jours-ci, prolonge utilement l'investigation sur Verneuil. Examinant la tradition étrusco-latine, le savant ibérique déclare d'emblée que toute fondation est avant tout un rite de fécondation de la terre vierge par l'esprit divin. Rite qui se décompose en deux temps, dont le premier est la contemplatio, effectuée par le magistrat nommé augur. Scrutant le ciel, il y décèle deux méridiens dont le point d'intersection projeté au sol devient l'Axe de la ville, ce qu'on appelle le templum. "Ce caractère d'axe, souligne Gracia, se trouve sans doute symbolisé par le bâton que portait l'augur, au moyen duquel il traçait le diagramme templum soit sur le sol, soit dans l'espace par des gestes." La tradition chrétienne n'a-t-elle pas ici récupéré le schéma antique en prêtant à Saint-Fiacre les attributs même de l'augur latin, à savoir ce bâton avec lequel il délimite le futur jardin potager ? Délimitation qui est une autre phase essentielle du rite : perpendiculairement à chaque axe défini par l'augur aidé de l'aruspice (lecteur des foies aviaires et garant des oracles), le fondateur de la ville traçait quatre sillons formant carré au moyen d'une charrue de bronze symbolisant l'union du ciel et de la terre. Or, selon Gracia,"le mot langala (charrue) et le mot linga dérivent d'une même racine qui désigne la fois la bêche (pelle pour labourer la terre) et le phallus. Le linga est totalement un phallus et, dans la mythologie hindoue, il est symbole de Shiva quant au principe causal et procréateur." La bêche de Saint Fiacre prend sous cet éclairage un tout autre aspect...
29 mars 2005 | Lien permanent