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Denis Gaulois (11) : Léocade et la lumière

GUIDO : Je pensais que vous voulussiez donner jusques à Saint-Denis et parler de frère Jérôme, qui cherchait la pierre à casser les oeufs.

ALAIN : Qu'est-ce à dire ?

VIVÈS : Vous le saurez tantôt. Ce moine, pour le dire plus gaiement, cherchait la pierre philosophale et était parisien – et de fait, j'ai été en beaucoup de lieux et plages du monde habitable philosophique, et je ne vis jamais en aucun endroit tant de Parisiens qu'à Paris. (...)

Béroalde de Verville (Le Moyen de parvenir, Folio Gallimard, p. 91)


« Ursin, écrit Mgr Villepelet, fut ordonné évêque par les disciples des Apôtres, qui l'envoyèrent dans les Gaules ; il atteignit bientôt la ville des Bituriges, où il prêcha aux habitants Jésus-Christ Notre-Seigneur, salut du monde. » Grégoire de Tours n'en dit pas plus sur le rôle d'Ursin dans le devenir de la communauté qu'il fonde. En effet, s'il déclare que les nouveaux convertis cherchent une maison pour établir leur église, il ne précise pas qu' Ursin mène cette quête. Quête qui, devant l'obstruction des sénateurs et autres grands personnages de la ville restant « très attachés au culte des faux dieux », conduit ces pauvres gens jusqu'à Lyon où réside Léocade, le premier sénateur des Gaules. Contre toute attente – l'homme étant encore païen – il donne sa maison de Bourges, refusant même les trois cents pièces d'or et le plat d'argent que les chrétiens lui proposent en échange, plus précisément, n'en prenant que trois, « par déférence ». Peu après, il abjure l'idolâtrie « où il était encore plongé » et se fait baptiser avec son fils Ludre. Son palais devient église, qu'on enrichit des reliques de saint Etienne. Grégoire de Tours ne reparle d'Ursin que pour signaler qu'à sa mort « son corps fut enseveli près de la ville, dans un champ où, quelques siècles plus tard, il fut retrouvé dans un état de parfaite conservation. »

Mgr Villepelet considère que bien que Grégoire de Tours ait écrit environ trois siècles après les faits, on peut néanmoins accepter son témoignage comme digne de foi ( au contraire des Acta Sancta Ursini, selon lesquels saint Ursin aurait été un des soixante-douze disciples de Jésus, peut-être même Nathanaël, et aurait même assisté à la Cène). Je suis bien sûr plus sceptique. Avec trois cents pièces d'or, les chrétiens ne pouvaient-ils acheter ou faire bâtir une église ? Comment pouvaient-ils espérer être même reçus par un haut dignitaire encore fidèle à la religion romaine ? Improbable voyage, improbable conversion que nul événement ne provoque. Ne faut-il pas plutôt lire ce passage de Grégoire de Tours comme un mythe justifiable d'une interprétation symbolique ?

Je m'interroge tout d'abord sur ce nom : Léocade. Quelle en est l'étymologie ? Et bien Léocade, si l'on en croit ce site, renvoie à Leukada, autrement dit Leucade, nom d'une île de l'archipel des Ioniennes, sur la côte occidentale de la Grèce. Or, j'ai déjà traité de Leucade en une précédente note sur Henri de Monfreid. Qu'on me permette de me citer un peu longuement :

« "Le point initial du cycle, en relation avec l'équinoxe de printemps et correspondant symboliquement au point vernal, tombait dans la mer Ionienne juste en avant du saut de Leucade. Il était donc commode, pour la lecture ultérieure de la figure, de tracer un cercle ayant pour rayon la distance Delphes-Leucade et de le diviser en douze parties égales à partir du point que nous venons d'indiquer." (Géographie Sacrée du Monde Grec, Guy Trédaniel, 1983, p.37). Jean Richer cite le géographe grec Strabon qui signale que, de son temps, chaque année le jour de la fête d'Apollon, un criminel était précipité du haut du rocher de Leucade. "Des plumes étaient collées sur son corps et on l'attachait même à des volatiles vivantes pour ralentir sa chute. Il était gracié s'il sortait vivant de l'eau."

De même, dans la roue zodiacale centrée sur Sardes, en Anatolie, la localité située à la latitude de Sardes se nomme Leuca. Un autre cap du même nom, à la pointe sud-est de la Calabre, au Promontoire Iapygium Sallentinum, "semble avoir été considéré, au moins à un certain moment, comme une sorte de relais jouant le même rôle symbolique que Leucade et avoir donc été mis en relation avec le point vernal."(Géographie Sacrée dans le Monde Romain, Guy Trédaniel, 1985, p.66). Le nom même de Leucade est apparenté à celui de la blancheur (leukè) et de la Lumière (lycos). » 


Que Léocade soit issu de Lyon n'est sans doute pas non plus sans signification : l'antique Lugdunum tiendrait son nom « de Lug, dieu suprême de la mythologie celtique, auquel un autel aurait été consacré sur l'actuelle colline de Fourvière, et du mot dun (" forteresse ", " colline "). On avance aussi le terme lukos qui signifie " le corbeau ", animal annonciateur de la présence de Lug, dans la mythologie. Une autre théorie sur le nom de la ville avance que le mot lug pourrait avoir le même sens que le mot latin lux (lumière). Le nom de la ville signifierait ainsi "Colline éclairée". Les deux interprétations ne sont d'ailleurs pas très éloignées, Lug étant une divinité solaire et de la lumière... » (Article Wikipedia corroboré, par exemple, par cette page du blog Accord-Philo

 

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Que le fils de Léocade se nomme Ludre est un autre indice remarquable : Ludre est en effet la traduction populaire du latin Lusor, où la racine lux se laisse lire avec évidence. En occitan existe encore le mot lusor qui signifie lueur : L'alba es la primièra lusor del jorn que pareis a l'asuèlh, just al moment quand lo solelh es en vam de se levar (L'aube est la première lueur du jour qui paraît à l'horizon, juste au moment où le soleil est sur le point de se lever). 

C'est dans le juste prolongement de ce symbolisme de la lumière naissante que la tradition rapporte que saint Ludre mourut encore vêtu de la robe blanche des néophytes. Il n'est jusqu'à son sépulcre à Déols à n'être pas sans raison en marbre de Paros : cette pierre, dont on usa pour la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace, étant d'une blancheur éclatante.


Énée se tenait droit, resplendissant dans la claire lumière ;

il avait le visage et les épaules d'un dieu ; car sa mère en personne  

avait insufflé à son fils une chevelure magnifique, l'éclat vermeil

de la jeunesse et elle avait empli ses yeux d'une grâce charmante :

comme lorsque des mains artistes rehaussent la beauté de l'ivoire,

ou lorsque l'argent ou le marbre de Paros se parent d'or.

Enéide (1, 588-593) 


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25 novembre 2006 | Lien permanent | Commentaires (1)

Denis Gaulois (10) : Le patriarche Ursin

Reprenons enfin le fil de la légende de Denis Gaulois. Petit rappel des faits : Denis a fort à faire avec les bêtes sauvages qui ravagent ses cantons. Alors qu'il désespère tel Job sur son tas de fumier, un inconnu lui conseille d'aller voir Léocade à Bourges, ce qu'il s'empresse de faire, monté sur "un de ses animaux qu'il avoit apprivoisés".

"En entrant dans Bourges, beaucoup de peuple s'assembla pour le voir ; on étoit surpris à la vue d'un vieillard de telle hauteur, monté sur un animal ennemi des hommes. On lui demanda qui il étoit, d'où il venoit, où il vouloit aller : Je viens de la Gaule ; je m'appelle Denis Gaulois ; j'ai cent onze ans passés ; je suis monté sur un animal que j'ai élevé avec quarante autres qui sont en mon luant ; je cherche Léocade et ses gens, pour chasser dans mes cantons ; je suis parent de votre patriarche Ursin. - On le conduisit alors devant le patriarche. Après avoir conversé ensemble, il le connut pour son parent et le logea avec ses amis."

Ce texte ne cesse de m'intriguer : pourquoi ne pas nommer l'animal sur lequel Denis se déplace ? On sait que c'est un animal autrefois sauvage, maintenant apprivoisé (avec quarante autres), ennemi des hommes, mais son nom nous ne le saurons pas : cette indétermination rend l'histoire encore plus étrange.


Etrange aussi, cette affirmation de Denis, disant venir de la Gaule. Le Docteur Fauconneau-Dufresne ajoute en note que, dans cette légende, la Gaule était le territoire qui s'étendait autour de Déols, sur les deux rives de l'Indre, ce qui nous fait peu progresser dans la compréhension de cette mention à cet endroit précis de l'histoire. Bourges n'était-elle pas en Gaule ? Si, bien sûr, mais ne faut-il pas comprendre que Déols est comme le coeur sacré de la Gaule ? L'endroit où la Gaule est superlativement la Gaule, le centre qui ramasse en lui-même toutes les vertus qui iront irradier tout autour ? Denis, seul, se nomme Gaulois, comme s'il était le seul véritable habitant de la Gaule, son représentant prototypique, l'ancêtre fondateur. 111 ans : dans ce nombre, ne faut-il pas lire trois fois l'unité ? la triple affirmation du Principe ? l'écho des 11 colonnes de Neuvy Saint-Sépulchre ?

 

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Portail de Saint-Ursin (Cathédrale de Bourges)


Et puis voici qu' apparaît un autre ancêtre fondateur, Ursin, qui appartient pleinement, lui, à l'histoire religieuse de la ville. Grégoire de Tours le mentionne à deux reprises, dans le chapitre I du Livre I de l'Historia Francorum et dans le chapitre LXXX, du De Gloria confessorum. "Ces deux passages en apparence assez divergents, écrit Mgr Villepelet, visent néanmoins les mêmes événements : le premier donne le nom de l'apôtre du Berry sans indiquer la date ; le second, plus riche, indique les débuts de son ministère et le don fait par Léocade  de son palais à la communauté chrétienne." (Les Saints Berrichons, Tardy, p. 174)


L'auteur de la légende de Denis Gaulois s'inspire manifestement de Grégoire de Tours, mais on va voir que s'il reprend la trame principale du récit, il ne se prive pas d'y ajouter sa propre fantaisie.

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14 novembre 2006 | Lien permanent | Commentaires (2)

Denis Gaulois (16) : La biche et le sanglier

"Un jour Ludre dit à son père qu'il falloit se ressouvenir que le patriarche Ursin leur avoit dit de bâtir des temples ; Léocade ne différa pas. Il fit bâtir une église qu'il dédia à saint Etienne et fit dire des prières par un des moines de la chapelle de Sainte-Marie, auquel il donna de grosses sommes ; il donna, en outre, de l'argent à plusieurs habitants pour bâtir autour.
Après quoi, il pria le patriarche Ursin de venir prêcher dans son canton, ce qu'il fit, et plusieurs rentrèrent dans la loi de Dieu ; il les baptiza. Il allait souvent avec Léocade voir le père Gaulois."

La fondation par Léocade de l'église Saint-Etienne, à l'instigation de Ludre rappelant la promesse faite à Ursin, est à mettre en relation avec la présence en cet édifice du sarcophage de saint Ludre. Je l'ai déjà mentionné plusieurs fois : ce monument funéraire présente un décor qui n'a rien de chrétien avec ses thèmes directement inspirés de la mythologie grecque. Brigitte Rochet-Lucas (Rites et Traditions populaires en Bas-Berry, 1980, p. 162) y reconnaît, outre des scènes de chasse et de repas, Hercule et la biche du Mont Cérynie, Méléagre et le sanglier de Cérydon.
Or Jean Richer, mettant en relation, dans sa Géographie Sacrée du Monde Grec, les signes zodiacaux avec les travaux d'Héraklès, associe précisément le troisième travail - la capture de la biche de Cérynie - avec le signe du Capricorne (auquel, faut-il le rappeler,  appartient Déols dans le système neuvicien). La biche est en effet associée à la direction du nord : dans la légende, elle court jusqu'au pays des Hyperboréens pour échapper au héros. De plus, comme tout cervidé, elle est consacrée à Artémis, dont le pays des Hyperboréens est précisément la résidence principale.

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Héraclès et la capture de la biche de Cérynie,

amphore attique à figures noires, v. 530520 av. J.-C., musée du Louvre

(photo Jastrow) 


Ce qu'il est intéressant de relever dans l'article de Wikipédia consacré à la biche de Cérynie, c'est qu'une "version contradictoire et isolée d'Euripide raconte que la Biche, de taille gigantesque, vivait dans les bois d'Oenoé, en Argolide et ravageait les récoltes. Héraclès la tua et consacra les bois de l'animal dans le temple d'Artémis Oenoatis afin de se concilier avec la déesse."
Un animal vivant dans les bois et ravageant les récoltes : ceci rappelle furieusement les bêtes féroces de la légende de Denis Gaulois. L'auteur se serait-il inspiré de l'iconographie du sarcophage ? Un autre indice fort m'incite à le penser : la nature même d'Artémis, son mode de vie, la rapproche étrangement du "père Gaulois", vivant dans la familiarité de ses bêtes sauvages, licornes sans cornes, effrayantes montures :

"Coureuse des bois, sauvageonne insoumise et fière, Artémis appartient avant tout au monde sauvage. Seule parmi les dieux, à l'exception de Dionysos, elle est constamment entourée d'une troupe d'animaux sauvages, d'où son épiclèse Ἡγημόνη / de Hêgêmónê, « la Conductrice ». Elle est aussi à la tête d'une troupe de nymphes (20 nymphes du mont Amnios, selon Callimaque) et de jeunes mortelles, qu'elle mène à travers les forêts. L'Iliade en parle comme de « l'agreste Artémis (...), la dame des fauves » (XXI, 470).

Surnommée la « Bruyante » (Κελαδεινή / Keladeinế), elle mène sa meute et les pousse de la voix. Artémis possède en effet le double visage de la compagne des animaux sauvages, et de la chasseresse. La biche symbolise bien son ambivalence : la bête est sa compagne favorite, et de nombreuses représentations la montrent à son côté. Néanmoins, Artémis est aussi celle qui est réputée poursuivre de ses flèches cerfs et biches, même si peu de textes l'attestent."


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Méléagre et le sanglier de Calydon, probable copie

d'après Scopas (IVe siècle av. J.-C.), musée Pio-Clementino

(Photo Jastrow) 

Qu'en est-il maintenant de Méléagre et du sanglier de Calydon ?

Une nouvelle fois -la coïncidence est tout de même étonnante - il s'agit d'un animal monstrueux qui ravage des récoltes, en l'occurrence un sanglier envoyé par Artémis, encore elle, dans les vignes du royaume de Calydon  pour se venger du roi Oenée qui avait négligé de sacrifier en son honneur. C'est Méléagre , le fils d'Oenée, qui abat l'animal, suscitant la fureur d'Artémis.

Or, écrit encore Jean Richer, le "sanglier semble un véritable doublet de l'ourse et chaque fois qu'il apparaît sur des monnaies avec ou sans ailes, c'est avec une signification polaire (ou bien associé au solstice d'hiver). C'est ainsi qu'on trouve des protomés de sanglier sur les monnaies de Clazomènes, ville tournée vers le nord, de Ialysos, située au nord de l'île de Rhodes. (...)

L'équivalence ourse-sanglier repose peut-être sur un jeu de mots (...).  Dans d'autres langues indo-européennes, l'équivalence linguistique est plus apparente (latin : ursus-us). En anglais, le même mot (bear-boar) désigne les deux animaux.

Rappelons, d'autre part, qu'aussi bien dans la légende d'Adonis que dans celle de Méléagre, Artémis l'hyperboréenne, suscite un sanglier meurtrier. A Patras, on sacrifiait à Artémis des oursons et des sangliers, avec d'autres bêtes sauvages." (op.cit. p. 82-83)


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Le sanglier de Calydon (détail du sarcophage de saint Ludre)
 

Nous sommes donc en présence d'une thématique polaire extrêmement cohérente qui fait correspondre Déols avec la géographie sacrée du monde grec, ainsi que nous l'avions déjà entrevu avec le nom même de Léocade, associé à Leucade, origine du zodiaque, point vernal du systéme delphique.

Nous retrouvons un semblable lien entre Bélier et Capricorne, le point vernal et le solstice d'hiver, avec la cité d'Argenton, qui porte au coeur de son blason (en héraldique son abyme), les armes de la maison de Déols. Qui plus est, la direction du soleil levant au solstice d'hiver mené depuis cette ville désigne le village de Montchevrier (ancien Monte Capriri).

 

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 Argenton et ses directions solsticiales

 

 

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17 avril 2007 | Lien permanent | Commentaires (1)

Denis Gaulois (1) : les licornes sans cornes

Je vous propose de suivre pas à pas, sur la mode du feuilleton, la curieuse légende de Denis Gaulois.


« L'an 218, Denis Gaulois possédoit le canton de la Gaule, en partie les terres de Dieux et celles de Déols ; il avoit aussi le canton de Roux. Il étoit fils de Denis Gaulois et de Jeanne de Dieux.

En l'année 196, ils firent bâtir une chapelle, qu'ils dédièrent à Sainte- Marie de Déols ; puis ils firent bâtir une autre chapelle, sur les bords de la rivière d'Indre, près leur luant ou châtel, où ils faisoient leur résidence avec Denis, leur fils. Ils la nommèrent Saint-Denis en Gaule ; ils firent venir des moines pour dire des oraisons à la louange du Seigneur.

Après quelque temps, la mère de Denis Gaulois vint à mourir ; elle fut enterrée dans la chapelle de Sainte-Marie de Déols. Son père l'ayant suivie de près fut enterré dans la même chapelle.

Denis Gaulois étant resté seul avec les amis de sa maison, continua de faire valoir les mêmes cantons que ses père et mère lui avoient laissés. »


Selon Grégoire de Tours, Denis aurait été décapité sous le règne de l'empereur Decius (248-251), on voit donc mal comment, en 196, on aurait pu édifier une chapelle consacrée au célèbre saint céphalophore. C'est l'une des nombreuses invraisemblances du texte, dont la géographie qu'il met en avant est tout aussi truffée de fantaisies : à côté de Déols, lieu avéré, voici les cantons de Dieux et de Roux, qui sont sans doute des jeux de mots formés sur Châteauroux ou le Bourg-Dieu (autre appellation de Déols). La suite n'offre plus aucun doute sur la teneur mythique de l'histoire :


« Il fit voeu de jamais ne se marier. Il éleva dans son luant quantité d'animaux féroces qui sembloient à des licornes, mais sans cornes ; dangereux envers les habitants de ces cantons mais non envers lui, il les avoit élevés de jeunesse et leur faisoit faire le labour de ses terres ; il les montoit comme des chevaux. Ces animaux multiplièrent un grand nombre d'animaux dont grande partie se retirèrent dans les forêts ; et ces cantons sont plantés en bois jusqu'à la rivière d'Indre, qui sépare les cantons de Dieux, Déols, Roux et Saint-Denis, tous situés en la gauche du Berry. »

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« Tous situés en la gauche du Berry » : on voit mal ce que signifie l'expression. Qu'est-ce que la droite et la gauche d'une province ? On se demande parfois si le copiste a bien fait son travail... Ces licornes sans cornes ne manquent pas d'un certain humour, sans doute involontaire. Un terme également nous étonne : luant, que le narrateur donne comme équivalent de châtel. Or, mon dictionnaire d'ancien français ne mentionne pas le mot. Il existe cependant une paroisse du canton de Châteauroux qui se nomme Luant, attestée en 1202 comme appartenant à Guillaume de Luant (Willelms de Luens), devenue Seigneurie de Luans en 1596 (Stéphane Gendron propose comme étymologie possible le nom propre germanique Leudincus). Et je viens de lire que Luant, où existait aussi un prieuré, dépendait de l'abbaye de Saint-Gildas (ce qui nous renvoie incidemment à un commentaire récent de Marc Lebeau...).


Tiendrions-nous là une piste sérieuse ?

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27 septembre 2006 | Lien permanent

Denis Gaulois (14) : Giraldus fecit istas portas

Revenons à nos bêtes féroces. La mention par Anne Lombard-Jourdan du tympan de Saint-Ursin de Bourges prend place dans la chapitre III de son livre Aux origines de Carnaval (Odile Jacob, juin 2005), chapitre intitulé Carnaval - Un moment païen au coeur du calendrier chrétien. Pour elle, ce terme de "Carnaval" "désignait primitivement le moment où les cerfs perdent leurs bois. La racine carn ne se rapporterait pas à caro, carnis, la chair, mais à cern, corn, carn (latin cornu), qui nomme la "corne" des animaux et, en particulier, "les bois du cerf". Et donc Carnaval signerait le temps où la corne va à val ou avale, autrement dit tombe : "L'adverbe "aval" et le verbe "avaler", précise-t-elle,  étaient très employés au Moyen Age. Dès la Chanson de Roland, on trouve "aval" opposé à "amont". Avaler a vieilli dans le sens de "descendre" et, depuis le XVIIe siècle, on l'emploie surtout pour "faire descendre dans le gosier, déglutir". Mais Rabelais joue encore au XVIe siècle sur le double sens du mot : descendre et déglutir. Dans les Propos des bien yvres, un des buveurs s'exclame : "Si je montois aussi bien comme j'avalle, je feusse pieça hault en l'aer." Le même auteur emploie aussi la forme pronominale "s'avaler" dans le sens de " se laisser glisser en bas"." (op. cit. p. 241)

 

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Or, cette chute des bois du cerf,  placée en février sous nos latitudes, comme on peut par exemple le vérifier sur Le Grant Kalendrier et compost des Bergiers,  (1491), a peut-être marqué le début de l'année dans bon nombre de sociétés païennes. Anne Lombard-Jourdan en donne quelques indices (entre autres le calendrier celtique de Coligny, la création du mois de Hornung pour février par Charlemagne, la fête du lundi du cerf (Hirschmontag) en Alsace, en Lorraine et dans le Sundgau) avant d'attirer l'attention sur le tympan de l'ancien portail de l'église de Saint-Ursin de Bourges : "Ce petit chef d'oeuvre de l'art roman offre une composition et une iconographie exceptionnelles, dont l'inspiration entièrement profane a pourtant dû être approuvée par le clergé du lieu. Chose très rare au Moyen Age, le nom du sculpteur est gravé au-dessous : GIRALDUS FECIT ISTAS PORTAS. Ce tympan comprend trois registres. Au premier sont figurés les douze mois et -voilà ce qui nous intéresse - c'est février qui commence la série. La scène représentée, un homme qui se chauffe à un feu, évoque le froid de l'hiver, qu'il commence ou s'achève. Elle a été fréquemment  utilisée aux portails d'autres églises pour symboliser janvier ou février et, plus rarement, décembre. Mais au tympan de Saint-Ursin, les lettres FEB gravées au-dessous, les premières de FEBRUARIUS, écartent toute équivoque.

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Février (Les Riches heures du Duc de Berry)

Au second registre se déroule, sur toute la longueur, une chasse au cerf et au sanglier remarquablement animée.*

 Au troisième, sont figurées des fables : celle de la cigogne qui retire un os de la gorge du loup et celle des funérailles de Renard, lequel ressuscite et se jette sur les coqs qui le portent en terre. Ici, aucun rappel de l'Ancien ou du Nouveau Testament, aucune religieuse leçon, mais la seule évocation de ce qui faisait la vie de chaque jour et le bagage culturel de chacun. Comment expliquer une telle icinographie, par ailleurs exceptionnellement signée et donc revendiquée par l'artiste GIRALDUS ? Dans ce pays de Berry, mal irrigué par les courants novateurs et singulièrement attaché à ses traditions les plus lointaines -nous le verrons encore avec Gargantua et Mélusine -, elle traduit une inspiration profonde que les spectateurs du moment étaient parfaitement capables d'interpréter." (Op. cit. p.85. C'est moi qui souligne).

Cette spécificité du Berry, comme province "conservatoire" des traditions,  revient plusieurs fois dans l'ouvrage et renforce bien évidemment notre conviction qu'ici, plus qu'ailleurs, s'est maintenue dans ses formes et ses mythes la géographie sacrée qui devait autrefois mailler tout le territoire.

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* En note, l'historienne précise que cette scène de chasse peut avoir été inspirée par celles sculptées sur les sarcophages de l' Antiquité tardive, mais qu'elle n'en est pas la copie : " Le veneur qui chevauche en tête et sonne du cor est bien médiéval : il monte avec étriers et les jambes tendues en avant, comme les chevaliers si souvent représentés sur les miniatures des XIIe et XIIIe siècles."

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 Sarcophage de saint Ludre (dessin de Meyer)

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17 janvier 2007 | Lien permanent | Commentaires (2)

Denis Gaulois (13) : 7 J 17

Aux Archives Départementales, j'ai trouvé copie de la légende de Denis Gaulois. Le manuscrit faisait partie du lot 7 J 17 : il ne paie pas de mine. Rédigé - à ce qu'on peut lire en préambule- par le prieur Jean Devineau,  à la demande de son altesse sérénissime le Prince de Condé, il ne se présente pas en effet comme un acte prestigieux, objet de soins particuliers : l'écriture s'y dégrade considérablement au fil des pages, les ratures et les corrections y sont nombreuses, mais peut-être s'agit-il d'une simple copie d'un document plus officiel ? C'est d'ailleurs en tant que copie qu'il est répertorié aux Archives. Impossible d'en savoir plus pour l'instant : je l'ai déjà dit, cette légende n'a guère mobilisé l'attention des historiens et érudits locaux, qui ont sans doute été désarçonnés par la fantaisie d'un texte dont le statut reste improbable, n'étant manifestement ni légende populaire, ni chronique historique un tantinet crédible.

C'était donc un beau moment d'émotion que de relire sous l'encre priorale les épisodes de la vie de Denis, mais je dois confesser que ça ne m'a guère fait progresser dans la réflexion. Nous allons donc reprendre l'histoire là où je l'ai laissée fin novembre, avec l'arrivée de Denis à Bourges et sa rencontre avec le patriarche Ursin. Léocade fait alors son entrée :

medium_CHAVANGE150.JPG"Le patriarche fit venir Léocade, qui promit de suivre le père Gaulois ; mais, après sa mort, il vouloit avoir ses biens ; il lui dit : Je le veux, mais il faut vous faire baptizer. - Il fit refus, disant : Je n'ai quitté mon pays pour cela. -Cependant le patriarche et le bon vieillard le firent consentir, et en passèrent acte que Léocade apporta lui-même aux habitants de ces cantons, pour leur faire voir qu'il avoit reçu le sacrement de baptême avec son fils Ludre et sa famille, tous des mains du patriarche Ursin, en l'église de saint Etienne. Avant que de partir, Léocade fut nommé gouverneur de la Gaule, en présence du seigneur Gaulois, qui y consentit. Ils firent leurs adieux au patriarche, qui, en les quittant, leur dit : Dieu soit avec vous ; ne vous quittez pas ; ne vous lassez point de bâtir des temples ; secourez les affligés. - Ils partirent ensuite et prirent leur route vers le canton de Déols."

Nous assistons ici à un sacré marché qui n'a rien de mystique: Léocade met ses compétences de chasseur au service du vieux Gaulois mais exige ses biens en retour après trépas (qui ne saurait bien tarder logiquement vu l'âge canonique du héros). Revendication somme toute colossale. Réponse de Denis : d'accord mais après baptême. Refus tout d'abord du Nemrod avec cette réplique qui ne manque pas de sel : Je n'ai quitté mon pays pour cela.
Notons bien qu'il ne dit pas : Je ne quitterai pas mon pays pour cela. Non, il emploie le passé, or à aucun endroit de la légende, il n'a été dit  que Léocade a quitté son pays, il a toujours été donné comme vivant à Bourges. L'auteur du texte commet une légère incohérence qui révèle en creux la source scripturaire qui n'est autre que Grégoire de Tours, où Léocade quitte en effet sa ville de Lyon pour celle de Bourges. Finalement, il accepte le baptême, après forcing des deux ancêtres. Mais, pour être plus sûr, il est nommé gouverneur de la Gaule "avant que de partir"... Fin de la transaction.

Il est intéressant maintenant de scruter les détails où l'auteur innove par rapport à la source : ainsi Léocade est donné, on l'a dit, comme un chasseur, quand Grégoire de Tours ne le désigne que comme un haut dignitaire romain. Pourquoi un chasseur ?

Sur le  site Apemutam (Archéologie musicale médiévale), dans un article sur le cor de chasse  roman, il est écrit que  "Dans la sculpture romane, la chasse constitue une prédicationpour montrer la poursuite du bien et du mal, les Etapes de la vie du Chrétien, les Ages de la vie." Et devinez quel est l'exemple qui en est aussitôt donné : "Le tympan de Saint-Ursin de Bourges représente le temps de la vie du Chrétien avec les travaux des mois, la chasse aux tempéraments représentés par divers animaux (âne, sanglier, cerf), les Ages de la vie avec les arbres figurés en différentes saisons, comme sur les sarcophages romains de Déols, de Reims et sur la frise romaine remployée sur le mur extérieur de la cathédrale du Puy. La chasse à l'épieu aurait suffi pour exprimer l'activité cynégétique, mais on remarque que le sculpteur a placé un cor dans la bouche du cavalier." (C'est moi qui souligne.)

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Fragment du tympan de Saint-Ursin


" Grégoire de Tours raconte la terrible colère du roi Gontran à la suite du vol du cor qui lui servait à rassembler ses chiens et à mettre en fuite  les troupeaux de cerfs "aux cornes arborescentes". Il jeta dans les fers beaucoup de gens à cause de cette perte." Anne Lombard-Jourdan qui rapporte cette anecdote (Aux origines de Carnaval, p.94) non seulement s'est longuement penchée sur la valeur rituelle de la chasse, mais a consacré quelques paragraphes de première importance au tympan de Saint-Ursin de Bourges. Examen d'iceux au prochain épisode.

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03 janvier 2007 | Lien permanent | Commentaires (1)

Denis Gaulois (17) : Déols, Cahors et le chaos

"Avant que de retourner à Bourges, le patriarche Ursin recommanda au père gaulois de penser souvent à la loi de Dieu ; il lui répondit qu'il ne l'oublieroit jamais.

Le même jour, au soir, Denis gaulois fut à l'oraison ; étant à genoux, les bras croisés, il mourut après l'oraison. Le religieux voulut lui parler, mais il fut surpris de voir son seigneur mort. Il en avertit Léocade qui vint avec sa famille et ses gens ; il le fit enterrer dans le même endroit. Il fut fort regretté de tous les habitants de ses cantons.

Léocade, Ludre et ses gens eurent bien de la peine à contenir les animaux du défunt : ils pleuroient leur maître et vouloient entrer dans la chapelle.

Léocade fut héritier de tous les biens de Denis Gaulois ; mais il ne garda pas longtemps les animaux, qui moururent bientôt après leur maître."

Le retour d'Ursin à Bourges coïncide donc avec la mort presque subite de Denis Gaulois : ces deux personnages patriarcaux sont comme des avatars de cette antique divinité  désigné aussi comme l'Homme Sauvage, celui qui vit au milieu des animaux. La douleur de ceux-ci au trépas de Denis, leurs pleurs et leur décès rapide après celui de leur maître, montrent encore une fois le lien viscéral, organique qui les reliaient. Ursin, l'ours (ursus) désigne une nouvelle fois la direction boréale.
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De ce tropisme, on peut voir une dernière illustration avec le tympan du Christ de Déols, dont quelques fragments sont conservés au Musée de Châteauroux. Selon Jean Favière (Berry Roman, Zodiaque, 1970, p. 201), il évoque "plus spécialement le Christ du tympan de Cahors." Or Cahors est situé au Nord géographique de Toulouse, l'autre grand centre zodiacal héritier des omphaloi égéens. Le tympan lui-même de cette cathédrale Saint-Etienne est celui du portail Nord.

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Le socle sur lequel repose le Christ de Déols est porté par deux animaux : le lion et le dragon. "Cette représentation des symboles de l'Antéchrist et du Diable suivant Honorius d'Autun, poursuit Jean Favière, fréquente dans la sculpture gothique, est unique dans l'iconographie des portails romans."

Est-ce là encore un écho à Cahors, que Doumayrou rattache au chaos primordial ? "Ce nom, ainsi que celui du Quercy, vient des celtes Cadurques, avec le souvenir des racines grecques cha, s'entrouvrir (d'où vient chaos) et chad, prendre, saisir, caractérisant l'avidité bien connue de cette gueule d'enfer qu'est le chaos." (Géographie sidérale, p.168)

Cette représentation répond en tout cas, sur le territoire berrichon, à la présence en bas de l'axe Cancer-Capricorne, des villages de Mortroux, Moutier-Malcard, Malval, Châtelus-Malvaleix, qui tous portent la marque d'un symbolisme "maléficié". Malval, la "vallée mauvaise", est ainsi l'exact opposé de la montagne céleste que figure  le pôle déolois.

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18 avril 2007 | Lien permanent | Commentaires (2)

Denis Gaulois (8) : Du prince de Condé

CONDÉ, prudent,

commence une phrase incertaine

    Le profond respect que j'ai pour Votre Majesté...


HENRI l'interrompt, souriant

    Pas de formules. Tu vas voir que nous sommes au-delà des formules. J'aime comme un vieux sot, à fond et sans espoir. C'est une enfant, Condé ! Et moi qui n'ai jamais rien respecté, moi à qui la vue d'un jupon sur une taille souple effaçait de l'esprit jusqu'à la notion du respect, je découvre cette curieuse chose au fond de moi. Et je trouve çela très doux.

Il s'arrête, il tisonne le feu. Condé sent qu'il faut dire quelque chose.

CONDÉ

    Je suis profondément touché de la confiance que Votre Majesté me témoigne.(...)


Jean Anouilh (Vive Henri IV ! ou La Galigaï, La Table Ronde, 2000)



Anouilh met ici en scène, dans cette pièce peu connue, le prince de Condé, futur prince de Déols et de Châteauroux, et le « bon roi » Henri IV qui lui demande d'épouser la très jeune Charlotte de Montmorency dont il est tombé fou amoureux. Il va sans dire que le Vert-Galant espère que le futur mari, auquel on prête peu de goût pour les femmes, lui laissera les coudées franches. Espoir qui sera cruellement déçu, car Condé s'enfuira avec sa belle à l'étranger. Et cela sans tarder, car le mariage aura lieu à Chantilly, propriété de Condé, le 17 mai 1609, et la fuite vers les Pays-Bas espagnols est datée du 29 novembre de la même année. Au printemps 1610, Condé laisse sa femme à Bruxelles et rejoint l'armée espagnole de Lombardie. L'assassinat d'Henri lui permet alors de revenir en France et de devenir tuteur du jeune roi encore mineur, avec les deux autres princes du sang, Conti et Soissons.

Condé, décrit par Michel Carmona comme un « homme plus colérique qu'intelligent », ne tarde pas à s'emporter contre Marie de Médicis, la Régente du royaume, qui lui refuse son soutien dans la polémique qu'il mène en 1614 avec l'évêque de Poitiers, Monseigneur de La Roche-Posay, qui lui a fermé les portes de la ville. Le 14 juillet de la même année, il se rend à Châteauroux pour y rencontrer le vieux Sully qu'il espère gagner à sa cause. C'est la première fois que l'histoire personnelle du prince croise la capitale berrichonne. Ses liens avec le Berry ne vont dès lors cesser de se renforcer : peu après la cérémonie de proclamation officielle de la majorité du Roi, le 2 octobre (Louis XIII atteint l'âge de 13 ans), on convoque les Etats-Généraux, et Condé fait élire comme député de la Noblesse dans le bailliage de Berry Henri de La Châtre, comte de Nançay. Ce qui ne sied absolument pas à la Reine-Mère qui le remplace promptement par un de ses fidèles, Guillaume Pot, seigneur de Rhodes et Grand-Maître des Cérémonies.

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Gisant  de Condé (Gilles Guérin, Musée du Louvre)

 

En 1616, l'affrontement entre Condé et Marie de Médicis prend une tournure dramatique et militaire. Le prince lève une armée contre la Régente, mais, renonçant à attaquer la capitale bien défendue par de nombreuses troupes, il entreprend de la contourner par l'ouest pour rejoindre les escouades du duc de Rohan. Il ne passe la Loire qu'à grand-peine et va s'installer en Berry : « Il choisit de s'établir lui-même à Châteauroux, précise Carmona, tandis que ses forces se dispersent aux alentours. »

La diplomatie va reprendre ses droits et c'est Richelieu lui-même, expressément mandaté par la Reine-Mère, qui va descendre à Bourges s'entretenir avec Condé. L'habile homme parvient à le convaincre de revenir à Paris : le 17 juillet, il quitte brusquement le Berry et fait son apparition le 28 juillet à Bourg-la-Reine, « où son arrivée surprend ses amis ».

« Le 29 juillet 1616, continue Carmona, Condé se rend directement au Louvre et va s'incliner devant la Reine-Mère. Tout le monde note qu'elle lui fait bon visage et que la conversation se déroule sur un ton d'évidente cordialité. Lorsque survient le Roi, celui-ci fait fête au prince et l'embrasse à deux reprises.(...) Une véritable cour commence dès le lendemain à défiler auprès de Condé. Les hommages qui fusent, l'empressement que chacun montre auprès de lui, lui montent à la tête. Même les ambassadeurs se rendent en sa résidence comme s'il était le véritable détenteur du pouvoir. »

Françoise Hildesheimer résume en une phrase la situation de Condé : « Condé, gagné par la diplomatie de Richelieu, approuve ses choix et, se croyant tout-puissant, s'essaie avec arrogance à la direction du Conseil et à l'opposition à Concini, qui se ressaisit du pouvoir en le faisant arrêter le 1er septembre 1616, en dépit de toutes les promesses qui lui ont été prodiguées. » (Op.cit. p. 65)

Il ne sera libéré que le 20 octobre 1619 et ne jouera plus dès lors qu'un rôle mineur dans l'histoire du pays.


Condé, Henri II de Bourbon, faut-il le rappeler, a donc failli s'asseoir sur le trône. Grand Veneur, premier prince du sang, il figurait sur la liste des possibles héritiers de la Couronne, si les fils du Roi venaient à mourir. Son ancrage en Berry, sa volonté de rattachement à Déols forcent la curiosité. Ne s'agissait-il pas de montrer les liens symboliques extrêmement forts qui l'unissaient à un des centres de la géographie sacrée de la terre française ? Notons qu'à cette époque encore, le Roi Très Chrétien était toujours considérée comme personne sacrée et thaumaturge : F. Hildesheimer précise que « Louis XII touche très régulièrement les écrouelles ; ainsi, en 1633, à trois reprises, à Pâques, en la fête du Saint-Sacrement, puis à la Toussaint. » « Vicaire du Christ au royaume de France », il est « l'objet de la part de ses sujets d'une vénération qui va bien au-delà de la simple obéissance civile. De nombreux symboles de la royauté divine lui sont d'ailleurs réservés : rayon de la divinité descendue sur terre, il partage l'usage du dais avec le seul Saint-Sacrement. » (op. cit. p. 80)


La légende de Denis Gaulois a-t-elle été inventée pour la gloire de Condé ? On ne saurait l'affirmer avec certitude, mais tout se passe comme s'il s'était agi de magnifier un lieu sacré, en empruntant à la fois aux sources littéraires connues (Grégoire de Tours) et au légendaire dyonisien développé par la célèbre abbaye royale. La réunion même des deux noms, Denis et Gaulois, se retrouve dans l'historiographie de l'abbaye où saint Denis était présenté comme « l'Apôtre des Gaulois », apostolus Gallorum. Anne Lombard-Jourdan écrit encore que le «  3 juillet 987, Adalbéron sacra Hugues à Reims en qualité de « roi des Gaulois » (rex Gallorum). Est-ce sous ce titre qu'il se fit couronner une seconde fois à Saint-Denis, moins d'un mois après ? » (Montjoie et Saint-Denis !, p. 248)


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27 octobre 2006 | Lien permanent | Commentaires (5)

Denis Gaulois (7) : Grand Corps Malade

Il faut porter attention aux vecteurs des coïncidences, c'est-à-dire aux médias, aux supports physiques de l'information porteuse des synchronies remarquables. J'ai souvent remarqué des récurrences sur ces vecteurs, avant l'extinction finale. J'en veux encore pour illustration ce qu'on peut observer avec la dernière page du supplément Ile-de-France du Journal du Dimanche (édition du 15 octobre). Le 1er octobre, je relevai l'article en dernière page où Jérôme Charyn évoquait Hemingway. 

medium_silhouettesable.2.jpgOr, la semaine suivante, cette même dernière page était consacrée à Grand Corps Malade, alias Fabien Marsaud, un slameur qui a vendu récemment plus de 300 000 albums. Le titre de l'article est Le héraut de Saint-Denis. En effet, le jeune homme habite la ville depuis l'âge de 4 ans, et il lui voue un fier amour qu'il a exprimé dans plusieurs chansons (qu'on peut écouter ici) : « Saint-Denis, ville sans égale/ Saint-Denis, ma capitale. »

 

Il n'ignore pas le Récit qui fonde la ville : « La rue de la République mène à la basilique où sont enterrés tous les rois de France, tu dois le savoir/Après la géographie, petite leçon d'histoire. »

« Tous les dyonisiens, précise-t-il,  connaissent la légende : le périple jusqu'à la périphérie de Paris de ce martyr nommé Denis. Décapité, il a ramassé sa tête et a dû se dire : « Je préfère mourir en banlieue. » Alors il a marché, marché, passé la porte de la Chapelle. Au bout du rouleau, il s'est écroulé ici. La Basilique fut construite là où son corps a été enfoui. La basilique, je l'ai visitée une fois en CM1. J'y suis retourné pour un festival de musique classique. On y jouait le Requiem de Mozart, impressionnant avec cette acoustique ! L'endroit idéal pour slamer. »

Bon, ce n'est pas tout à fait juste : la première sépulture de saint Denis fut à Saint-Denis de la Chapelle, comme l'a montré Anne Lombard-Jourdan. Saint-Denis fut la seconde sépulture, effectuée après translation des reliques vers 627. Ceci n'est pas très important, on pardonnera à Grand Corps Malade de vouloir faire briller sa ville. Il reste assez saisissant de voir ici s'interpénétrer mes deux catégories, ces deux fils dont j'écrivais qu'ils « ne cessent d'ailleurs de se croiser, formant un brin qu'il serait bien artificiel de démêler. »

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22 octobre 2006 | Lien permanent | Commentaires (2)

Denis Gaulois (4) : Bois sans pousser feuilles

Après avoir affronté les Anglois et la canicule, Denis Gaulois se voit infliger l'année suivante une nouvelle épreuve :

Il avoit cent onze ans. En ce temps-là, les terres de ses cantons vinrent stériles, bois sans pousser feuilles. Les habitants mouroient faute de vivres. Il leur donna grande partie de ses grains qu'il avoit cueillis, pour les faire subsister. Il étoit fort étonné ; mais il le fut davantage, lorsque les animaux de ses forêts ne trouvant plus de quoi vivre, firent un tel ravage dans ses cantons malgré le secours de ses habitants qu'il conduisoit pour les détruire, que, tout bien armés qu'ils étoient, ils manquoient à tout dévorer, hommes, femmes, bestiaux....

Une nouvelle fois les animaux sauvages sortent du bois et Denis a bien du mal ici à les contenir. Cette stérilité qui frappe ces cantons nous remet en mémoire les mythes de fécondité, la terre gaste entrevue avec l'étude de Vatan.

 Ce bois sans feuilles nous évoque également l'Homme sauvage, l'Homme à l'écot des demeures philosophales (on lira avec profit le récent article d'Archer consacré à cette figure représentée sur le poteau cornier du manoir de la Salamandre à Lisieux).

 

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Et voilà que Denis Gaulois se trouve fort dépourvu. Tel Job sur son tas de fumier, il s'interroge sur le soutien céleste :

« Denis Gaulois croyoit pour lors que Dieu ne le connaissoit plus. Il dit à ses habitants : J'ai fait mon devoir comme j'ai cru devoir le faire et je vous ai dit de faire comme moi ; les moines n'ont jamais manqué dans mes chapelles ; s'il y a quelques uns d'entre eux qui n'aient pas fait leur devoir, qu'ils me le disent ; mais comme aucun ne lui répondit, si non que de lui dire : Nous avons suivi ce que vous nous avez ordonné ; pour lors il ne savoit que penser ; il poussoit de longs soupirs vers le ciel à chaque moment et demandoit à Dieu du secours. »

Le secours vient peu après d'un « homme qu'il ne connaissoit point, qui lui dit : Père, vous êtes en peine ; les animaux vous font la guerre ; c'est que Dieu veut vous donner un successeur ; il est à Bourges ; il a beaucoup de monde avec lui ; c'est un grand chasseur ; il se nomme Léocade ; il faut le demander.- Il résolut d'y aller lui-même avec deux de ses amis. Il monta sur un de ses animaux qu'il avoit apprivoisés, et laissa les autres à la garde de ses gens. » (C'est moi qui souligne)

C'est encore à Grégoire de Tours que le conteur a emprunté : Léocade est cité dans Historia Francorum, L. I, ch.XXXI et De gloria confessorum, ch. XCII. Donné comme un des premiers sénateurs des Gaules, il aurait accordé à des chrétiens venus le voir à Lyon sa maison de Bourges afin qu'elle soit transformée en église. Converti lui-même, « il voulut être inhumé, écrit Mgr Villepelet, dans un sarcophage de pierre, tout près du tombeau en marbre de son fils saint Ludre, dans la crypte de Déols. »


Un sceau1 du Chapitre de Bourges, daté du XIIIe siècle, représente saint Léocade : « Le Chapitre de Bourges considérait en effet Léocade comme son fondateur ou du moins son grand bienfaiteur. La figure, dit M. Hubert2, ne cessera de grandir avec les siècles : le sénateur devient un personnage fabuleux qui aurait possédé toute une partie de la Gaule au sud de la Loire et les diverses puissances qui essaient au XIIe siècle de jouer un rôle politique vont se réclamer de lui à des titres divers ; les moines de saint Martial, pour prouver qu'ils en étaient eux aussi les héritiers, vont même créer la légende de sainte Valérie. »


Il est frappant de constater que cinq siècles plus tard l'on continue de se réclamer de Léocade. Mieux, la relation entre Léocade et Limoges, terre d'élection de saint Martial, se retrouve finalement dans le rapport très étroit de Condé et de la famille Laubépine, dont on a vu l'autre jour qu'elle avait charge épiscopale à Limoges, avant que de faire construire hôtel à Bourges.

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1A propos de sceau, il faut préciser que la charge de Chancelier du Roi consiste en tout premier lieu à garder les sceaux de France. Un article du Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers nous apprend que Charles de Laubépine, alors marquis de Châteauneuf, commandeur & chancelier de l'ordre du Saint - Esprit, conseiller d'état & finances,a reçu les sceaux en 1632. Qu'il n'a gardé que peu de temps car le « 25 Février 1633, le sieur de la Vrilliere, secrétaire des commandemens, eut ordre du roi d'aller retirer les sceaux des mains de M. de Châteauneuf, lequel remit aussi - tôt le coffre où étoient les sceaux » . Ce qui veut dire incidemment qu'en 1610, à la découverte de la légende, Charles de Laubépine est encore loin d'être chancelier...

2Mgr Villepelet désigne ici Eugène Hubert, auteur du Dictionnaire historique, géographique et statistique de l'Indre, Paris, 1889.

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06 octobre 2006 | Lien permanent | Commentaires (1)

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