Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13 juin 2005

K, Cadmos et Calasso

Entrer chez un bouquiniste, c'est, plus que dans une librairie, s'abandonner aux caprices du hasard. Sur ces étals hétéroclites la surprise peut advenir plus facilement. Les sédiments de centaines d'années d'éditions s'offrent à nos regards et sous nos doigts furtifs peut soudain se révéler le volume inespéré échappé du long sommeil d'un grenier. Cette pièce rare (et je n'entends pas par-là quelque merveille bibliophilique : ce peut être un simple livre de poche) n'attendait que vous pour revenir à la vie et vous apporter en retour quelques-unes des réponses que vous quémandiez sans succès. Les livres en attente de lecture ont beau s 'accumuler sur mes étagères, je ne peux résister au bout de deux ou trois semaines à la tentation de passer la porte d'un de ces antres de littérature brocanteuse.

Rue du Père Adam, s'est ouvert depuis peu la bouquinerie joliment nommée par son propriétaire Le bleu fouillis des mots (détournant le bleu fouillis des étoiles claires, de l'Art Poétique verlainien). Le 28 mai dernier, j'y achetai Les noces de Cadmos et Harmonie, de l'écrivain italien Roberto Calasso. Publié en 1991 chez Gallimard, je me souvenais vaguement que le livre traitait de mythologie. J'avais eu à l'époque une velléité d'achat, et puis j'avais laissé tomber. Pour un prix très modique, je m'en portais enfin acquéreur.



Un livre pour plus tard, un de plus. Il rejoignit la cohorte des bouquins en attente. Pourtant, quelques jours plus tard, dans le Monde des Livres ( édition du 3 juin ) que je n'avais plus consulté depuis des mois, je lus en première page une critique de K., le nouveau livre de Roberto Calasso. Patrick Kéchichian parle d'une « lecture attentive et inspirée du Procès et du Château », où l'auteur « cherche moins à s'inscrire dans la lignée des exégètes du grand écrivain praguois qu'à dévoiler la « matière obscure » dont son oeuvre est née. »

Cet article, par l' intérêt qu'il suscita en moi, me força d'une certaine manière à revenir sur le livre que j'avais acheté. Je le ressortis du rang et entrepris d'en lire quelques lignes. Je devais en savoir un peu plus sur ce Calasso. Tant qu'à faire, commençons par le début.
Le début, c'est ça :

« Sur la plage de Sidon, un taureau s'essayait à imiter un roucoulement amoureux. C'était Zeus. Il fut secoué d'un frisson, comme sous la piqûre des taons ; et cette fois, ce fut un doux frisson. Eros plaçait sur sa croupe la jeune fille Europe. »

Le frisson, c'est moi qu'il parcourait à ce moment précis : ce Zeus taurin, j'en avais fait état dans mon manuscrit, dans le chapitre que je révise ce temps-ci. Par-delà la coïncidence, Roberto Calasso renouvelait mon regard sur le mythe.

27 avril 2005

Le Faussaire et l'Araignée

"Chaque espèce avait sa façon de recommencer à vivre. Les pommiers débutaient modestement, chargés de papillottes roussies et sales, les noyers se nimbaient d'un nuage qui avait la pâleur de l'automne ; un grand peuplier brûlait dans sa verdure tendre et esquissait, à voix basse, les premières mesures de cette rumeur ruisselante qui l'habiterait tant de jours et tant de nuits. Partout l'âge et la vieillesse se masquaient et le bras décharné des chênes se cachait sous les grappes vertes."

"Le printemps qu'elle ignorait était comme une immense page neuve ouverte à son chevet et sa jeunesse universelle, sa fraîcheur, rendait pitoyable le visage légèrement rougi et gonflé, posé sur la chevelure. Les premières rides le marquaient et l'involontaire sourire des lèvres entrouvertes paraissait une ébauche de grimace sans signification, tourné vers un monde impénétrable."


Jean Blanzat (La Gartempe)

Fin de l'entracte ? Avec prudence, j'avais ajouté un point d'interrogation. Dans la nuit même, j'ai eu confirmation qu'il était justement pressenti. L'article mis en ligne, je répondis au commentaire de Philippe Henry qui me posait une question sur Tarkovski. Je me permets de reprendre ici ce que j'écrivis :

"Désolé, Philippe, je ne connais ni Charles Fort, ni le film Magnolia. Enfin, maintenant un peu, après recherche sur le web suite à votre commentaire. Plutôt que de vous répondre sur Tarkovski, je vous invite à voir Sacrifice ou Stalker ou n'importe quel autre de ses films : sa vision va bien au-delà d'une simple curiosité pour le paranormal. Les faits insolites ne sont que l'écume d'un phénomène autrement profond.
Bien à vous. "


medium_180px-eglise_saint-savin-sur-gartempe.jpg

Eglise de Saint-Savin-sur-Gartempe(photo. F.Thurion)

Enfin, malgré l'heure tardive, je décide de refaire une recherche sur Google au sujet de Jean Blanzat. La première, ciblant aussi La Gartempe, avait été tout à fait décevante – le web est parfois désespérément lacunaire ; celle-ci, sur Jean Blanzat uniquement, ne livra pas grand chose de plus. Aucun texte approfondi, que de courtes et sèches biographies, et puis, dans la troisième page de recherche, le site du Stalker apparaît. Je tombe sur un article du 10 avril 2004, intitulé Solaris de Stanislas Lem et le Dieu incompréhensible : Juan Asensio y présente un texte antérieur, une fine et stimulante analyse du célèbre roman de S.F. avec de nombreuses références au film qu'en a tiré Tarkovski. C'est le passage suivant qui cite Jean Blanzat :

"Je ne crois pas aux recommencements et les idiotes qui, d’un geste devant leur miroir, effacent pour un autre les rides et les plis de souffrance de leur visage repeint à neuf, seront tôt ou tard hantées par des souvenirs plus aigres qu’un renvoi de bile. Non. Il y a, il doit y avoir autre chose car enfin, si le texte écrit a découvert quelque parcelle de la vérité âprement recherchée, il doit bien être valable, mon Dieu, au-delà de quelques mois, voire années, sans devoir se ratatiner comme un trognon de pomme oublié de tous ou comme cette… cette quoi ? (amande, noisette ou je ne sais quoi d’autre, petit et infiniment desséché) qui n’en finit pas de se momifier dans l’étrange roman d’un auteur aujourd’hui bien oublié, Jean Blanzat, intitulé Le Faussaire. "


Oublié, ma vaine quête le confirme. Mais sa résurgence ces jours-ci ne cesse de nous intriguer. Recherchant cette page aujourd'hui pour la rédaction de cette note, c'est sur un autre article, daté du 7 février 2005, Diapsalmata ou interlude entre diverses lectures, que je retrouve mention du même Faussaire, en des termes presque identiques :

"Quelques modifications (et non point rétrogradations, chers Joseph et Thibault...), pour commencer, dans mes listes de liens. Quelques nouveaux liens aussi, il faut contribuer n'est-ce pas à l'extension du domaine de la Toile, qui finira bien par enserrer complètement un monde devenu transparent, desséché, comme cette araignée évidée qu'évoque quelque part Gadenne, reprenant d'ailleurs une image de saint Jérôme. Une araignée desséchée, suspendue à un coin de poutre, ou bien cette coquille de noix abandonnée sous un meuble dont parle Jean Blanzat dans un étrange roman, oublié de tous, Le Faussaire, voilà ce que je suis, certainement pas le loup solitaire qui de loin contemple les hommes et s'en retourne, trottinant de travers, au plus profond des bois silencieux."


L'araignée électronique dévide son fil d'Ariane et, parmi le dédale actuel des blogs, nous livre donc quelques pistes rêveuses.

26 avril 2005

Ard, I,20

"Cinq mois d'absence à ce cahier. Qu'est-ce qui, aujourd'hui, m'y ramène ? Une confluence de lectures. Comme toujours, dira-t-on. Mais ici, c'est littéralement vrai.
Le pavé de Simon Schama, Le paysage et la mémoire, ne me quitte pas depuis un mois. Je le lis à petites doses, entrecoupant avec des volumes plus courts (essentiellement de la poésie), aussi bien n'ai-je atteint la deuxième partie de l'imposant ouvrage que le 22 avril. Elle est consacrée à l'EAU et s'ouvre sur une longue citation de Gaston Bachelard, extraite de L'eau et les Rêves.

"Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières (...)"

A Limoges, où je suis allé à Pâques, avec M., j'ai acheté, outre Signe ascendant d'André Breton, réédité dans la collection Poésie/Gallimard, un roman de Jean Blanzat intitulée La Gartempe. C'est le nom d'une rivière réelle du pays limousin. Je ne connais Jean Blanzat qu'à travers la biographie de François Mauriac par Jean Lacouture. Dans mon souvenir, il était instituteur et avait connu Mauriac pendant l'Occupation (il faisait partie de la Résistance). La Gartempe est précisément dédié à François Mauriac et se déroule pendant la deuxième guerre mondiale. Il ne s'agit pas d'une réédition : la librairie proposait plusieurs piles d'exemplaires originaux (vendus à l'époque 590 francs). Sans doute quelque vieux libraire liquidait-il un vieux fonds d'invendus ?

Et aujourd'hui, en début d'après-midi, je rencontre à la Maison de la Presse Fred Deux (lequel venait de répondre au court billet que je lui avais adressé avec la photocopie du dieu Ometeotl). Il m'annonce la réédition de La Gana et la sortie du premier tome de son journal chez André Dimanche. Après l'avoir quitté, un petit livre me saute aux yeux : Bords d'eaux de Pierre Veilletet.

Petite visite au G., F. seule avec les enfants, C. parti jouer avec l'Occidentale de Fanfare, à (ou près de) Bordeaux...
Bordeaux, soit dit en passant, la ville de Mauriac, que Veilletet évoque, dès sa deuxième page, d'une périphrase transparente :
"A l'ouest, invisible et invincible, harmoniquement lié aux petites rivières, d'abord parce qu'il en est le terme et aussi parce que le bruissement nocturne de la forêt, le vent dans la cime des pins (ainsi que le Prix Nobel de Littérature 1952 nous le chuchotait) répercute à l'intérieur des terres son halètement marin, à l'ouest donc, l'Océan fait masse et tumulte, persuasion brutale."

A ce tableau, il convient d'ajouter que si j'avais eu un peu plus de courage, j'aurais disserté au mois de décembre sur un autre thème que la lecture de Pierre Sansot avait initié et dont un article du Monde des Livres sur Claudio Magris avait suscité une série d'échos. Magris qui apparaît dans ARA I,5 [un cahier précédent], avec Danube :

"Certes, on retrouve dans Microcosmes, écrit Florence Noiville, ce qui frappait déjà dans ses précédents ouvrages : l'immense culture d'un homme nourri de Sterne, de Flaubert, de Laclos, de Melville et, bien sûr, des auteurs de langue allemande ; l'accumulation d'informations, la précision quasi maladive d'un écrivain qui reste aussi un historien ; ou encore ses thèmes de prédilection, celui de l'eau par exemple. "Sueur", "pluie fuligineuse", "rideau de traînées grises", "eau bénite", "flaque", obscurité d'une église comparable à "une mer douce et insondable", "larmes," "eaux de ces yeux marron foncé auxquels il s'était abandonné depuis toujours, pour toujours..." : il faudrait faire le compte des notations aquatiques, des fantasmes liquides qui émaillent chaque chapitre. Mais "l'hydrophylie" bien connue de Magris ne se limite plus à "l'étendue fascinante de la mer ou du fleuve. Il y a aussi, dit-il, l'eau sale, boueuse, latente de la lagune." L'eau sableuse où les enfants pataugent et construisent des châteaux."

Ce n'est pourtant pas le thème de l'eau que je voulais traiter alors, mais celui de la lenteur, auquel l'opus de Sansot, Du bon usage de la lenteur, m'avait rendu sensible. Fin de l'article de Florence Noiville :

" Magris y voit le signe d'une plus vive "attention aux choses". Sa plume s'est adoucie, humanisée ("toujours moins d'idéologie, toujours plus de pitié, de sensualité..."). Son tempo s'est ralenti. "Dans Danube, le voyageur avait le diable à ses trousses. Il fuyait le poids terrible de l'Histoire qui voulait le couvrir de son manteau de mort. Ici, il y a la lenteur" qui offre la possiblilité de vivre l'instant "sans le brûler".
C'est cela. Nous voilà conviés à La Découverte de la lenteur, pour reprendre un titre de Sten Nadolny que cite Claudio Magris. Le thème était déjà présent dans Une autre mer; mais il traverse ici, organise et sous-tend ces quelques trois cents pages. La lenteur est perçue comme un art de vivre, un moyen de "comprendre l'existence", de la "dompter", de la "savourer". La lenteur, suggère Magris, est un cadeau que l'on offre à l'être aimé. [...] Enfin, la lenteur est un art d'écrire. Pour capter les secrets, les silences, les non-dits avec une sorte de disponiblité absolue. Pour s'autoriser de longues, de très longues digressions. Un art d'écrire pour "résister", peut-être, à la frénésie ambiante. Lecteurs inquiets, pressés, agités, collectionneurs de récits "efficaces", chercheurs d'intrigues, au sens commun du terme : passez votre chemin ! Vous gagnerez du temps ! "

Faut-il enfin mentionner le fait que je travaille pour plusieurs semaines au Pont-Chrétien, village où la Bouzanne conflue avec la Creuse ?

........

Je reprends la lecture de Bords d'eaux, et voici que l'auteur cite Bachelard, page 19 : "Le même souvenir sort de toutes les fontaines." Or, c'est sur cette même formule que s'achevait la citation de Simon Schama."

24 avril 1999

Pardon pour cette longue auto-citation. J'aurais pu couper, j'ai failli le faire, mais comme dans un récit de rêve, c'est parfois le détail paraissant le plus insignifiant qui s'avère le plus porteur d' enseignement. Telle notation anodine se chargera avec le recul d'une teneur augurale. Aurais-je pu imaginer que six ans plus tard très exactement, j'allais faire retour sur ce texte ?
Fin de l'entracte ?

25 avril 2005

Triton

"Pareillement, Mélusine était architecte. Mais elle était fée et femme-serpente, sirène : c'est le moment de nous aviser de ce surnom singulier que la mythologie attribuait à Pallas, d'après celui d'un lac où, pour le justifier, on l'avait fait naître : Tritone. Autant dire Sirène, si l'on se reporte aux figurations ordinaires du triton. (...) Encore faut-il savoir comment se gagnent les lauriers de cette paix qui transforme Minerve en la Vénus de Balance : le grec tónos signifie tendeur, coup, détente (et par extension, ton musical). Le triton désigne alors le triple coup théâtral qui provoque l'ouverture du rideau de velours rouge, l'illumination de la scène et le départ de l'action transréelle (...)".

Guy-René Doumayrou (Géographie Sidérale, pages 114-116)

medium_eau.jpg

Entracte dans la représentation zodiacale, ou plutôt ouverture d'une nouvelle scène, mise en abyme de la pièce jouée : les trois commentaires reçus le 24 avril, d'Alina, Patrice et Philippe, dans leur synchronie complice, me font rebrousser le temps. Pierre Veilletet, les coïncidences, la rumeur des eaux courantes, je les avais déjà notés, un autre 24 avril très précisément, sur un de ces cahiers Clairefontaine qui recueille les flambées du hasard. C'était en 1999. Mais la nuit est trop avancée pour que j'en donne ici des extraits. Ce sera peut-être pour demain.
Bien à vous trois.

06 avril 2005

Chaos papal

"Pour le cas où, à force de malentendus, l'apocalypse bucolique passe dans les faits pour une forme de soulèvement, l'if non taillé représentera la horde sauvage ou la décadence primitiviste, le labyrinthe exprimé sous la forme du chaos - l'if taillé, la stratégie rompue, l'orthogonalité, les illusions formelles, le labyrinthe exprimé sous la forme de calculs."

Pierre Senges (ruines-de-Rome, Verticales/Points Seuil, janvier 2002)

Fin d'après-midi. Je vais chercher Gabriel chez sa nourrice. France-Culture, baîllonnée ce matin par une grève, a repris de la voix. Mais c'est encore du pape que l'on cause et j'écoute tout d'abord distraitement. Puis je réalise que ce n'est pas de Jean-Paul II qu'il s'agit, mais de ses prédécesseurs et de Rome comme espace sacré, lieu de rituels hérités de l'antiquité. J'apprends que dès que la rumeur courait que le pontife était à la veille de trépasser, le peuple commençait à se livrer à un certain nombre de saccages. Une attitude bien différente de celle que l'on observe aujourd'hui, une attitude qui semblerait bien incompréhensible aux foules dévotes qui affluent vers la place Saint-Pierre… Et je bondis presque quand j'entends Martine Boiteux affirmer que, comme dans les sociétés traditionnelles, la mort du chef ouvrait "une période de vacance, de béance, de chaos total." Le palais du pape était attaqué, on s'en prenait à ses biens, voire à sa famille. Toutes les fonctions officielles étaient arrêtées à l'exception de celle du camerlingue, dont le premier souci était de constater la mort du pontife en le frappant trois fois sur la tête avec un marteau d'or…

Cette émission passionnante, je l'ai réécoutée le soir-même : il s'agissait d'une rediffusion d'un épisode des Chemins de la Connaissance : les chemins de la papauté par Philippe Le Villain. Ce chaos ouvert par le décès des anciens papes, dont j'ignorais complètement l'existence, ne pouvait que me rendre plus vive encore l'interrogation que je posais au sujet du KAO du camion polonais.