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08 avril 2008

Le sale et le sacré

1317617998.jpgSur la conjonction du sale et du sacré, réapparue avec la découverte du dernier livre de Philippe Vasset, il me semblait que je pouvais trouver des échos dans l'oeuvre de Pascal Quignard. Or, j'avais lu les quatre premiers livres de sa série dite  Dernier Royaume, mais pas le cinquième précisément intitulé Sordidissimes. De passage à Paris, je l'achetai donc en version Folio et me jetai presque immédiatement dans sa lecture.

Je ne tardai pas à trouver confirmation de mon intuition :

"Le sacré et le malpropre ne peuvent se distinguer. Comme le sang. Ce qui est prohibé, ce qui est souillé, ce qui est soustrait à la vue, ce qui est mis à l'écart ne se distinguent pas." (p. 93)

La présentation par Quignard lui-même, repris sur le site de la librairie Sauramps, résume fort bien le propos du livre :

"Sordidissimes - le tome V de Dernier royaume - est consacré à l’objet sale et sacré, originaire et voilé, malodorant et contagieux, indigne et précieux. A Rome on appelait ’’sordes’’ les habits de deuil, qu’on déchirait, qu’on ne lavait pas. Les Otomi appelaient ’’Vieux sac’’ la poche utérine qu’ils vénéraient comme une hotte merveilleuse. Anna Freud demanda à être enterrée dans le vieux manteau de son père qu’elle avait fait reprendre par une couturière dans ce dessein. L’objet sordide est le sexe masculin voilé qu’on dévoile au cours des mystères. Puis c’est l’objet qu’on sacrifie dans la tombe en le plaçant auprès du mort. C’est ce que Georges Bataille appelait la part maudite. C’est ce que Jacques Lacan appela ’’objet petit a’’. C’est ce que les new-yorkais appelèrent junk. C’est ce que les anciens Japonais ’’blessés’’ par l’amour cherchaient à exhiber comme autant de ’’blessures’’ prestigieuses, petits doigts coupés, fourreaux de pénis découpés, cheveux tranchés, témoignages des bagarres, preuves intimes et rebutantes des sentiments intenses qu’ils portent à ceux ou celles qu’ils aiment. Sordidissimes rassemble toutes ces reliques, miroboles, jokers, gâteaux apéritifs, la fève des rois, la crête du coq, la bûche de Noël, la laisse de mer, les langues mortes, le nombril, tous les secrets, le silence."

28 mars 2008

Le livre blanc et la Montjoie

"Correspondances secrètes, formes invisibles, rapports souterrains : la carte devait révéler tout un monde obscurément pressenti, le projeter sur l'espace terrestre et l'ouvrir à la déambulation. Mais rien n'est apparu : sur les innombrables écrans qui couvrent les murs de mon réduit, il n'y a qu'un interminable défilé de listes de noms, de lieux, de latitudes, d'identités, de signes particuliers, de montants, de dimensions, d'horaires, de cotations et de messages, tout cela à la suite, sans ordre ni signification, comme un long et sinueux ruban de déchets continuellement déposés par les vagues."

Philippe Vasset, Carte muette, Fayard,  2004, p. 9

Premières lignes d'un roman atypique que je découvris lors de sa sortie en 2004. Personne ne me l'avait recommandé et d'ailleurs personne ne m'en a parlé depuis. Le détail s'est estompé bien sûr, mais il me reste de Carte muette le souvenir d'une fantastique divagation sur les réseaux, une intrigue obscure sur les territoires de l'internet, une obsession des cartes, ce en quoi je ne pouvais que me reconnaitre et être happé par le dispositif  de voix plurielles mis en place par l'auteur.
Il n'était pas question de géographie sacrée ; le roman était résolument inscrit dans notre modernité, voire même dans une anticipation sensible de celle-ci, mais ce qui est au coeur de la recherche en géographie sacrée s'y laissait appréhender : la prise de repères par l'homme dans son milieu, le tissage par ses soins d'une toile où chaque élément vient résonner avec les autres.

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C'est donc sans hésitation aucune que j'ai emprunté la semaine dernière à la médiathèque le dernier livre de Philippe Vasset, Un livre blanc, paru en 2007. Le thème de la carte est là encore central - le sous-titre aussi en témoigne : Récit avec cartes -  puisqu'il est à l'origine même du projet qui a donné naissance à l'ouvrage. L'auteur fait simplement remarquer que les cartographes laissent parfois certaines zones vierges : "Qu'y a-t-il dans ces lieux théoriquement vides ? Quels phénomènes ont été jugés trop complexes pour être représentés sur une carte ? Pourquoi ces occultations suspectes ? Autant de questions nécessitant un examen approfondi. Pendant un an, j’ai donc entrepris d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l’Institut géographique national, qui couvre Paris et sa banlieue. Au cours de cette quête, j’espérais, comme les héros de mes livres d’enfant, mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde. (p. 10)
Parti en quête de ces espaces vacants, Vasset va le plus souvent rencontrer la misère et la violence. Mais je ne veux pas ici chroniquer en détail cette exploration (d'autres l'ont fait avec pertinence). 
Je veux seulement dire ma surprise d'avoir découvert à la page 75 une carte comportant  la Plaine Saint-Denis et la Montjoie :

Cette même Montjoie, je l'avais, on s'en souvient, évoqué lors de mon exploration des Diou,
qui m'avait conduit à mettre en évidence une dualité des Denis.

Avec Vasset, nous sommes apparemment bien loin du vieux site celtique qu'Anne Lombard-Jourdan propose d'identifier comme le sanctuaire le plus vénéré de la Gaule :
"Un site en particulier a excité mon imagination : en arpentant, sur la Plaine Saint-Denis, un vaste rectangle que la carte présente comme vierge, mais qui a été comblé  par le centre de bureaux Plaine Espace et le siège social de Poelger CEIM (éclairage, génie climatique, distribution et transport d'énergie, appareillage domestique et industriel, sécurité des communications, outillage et mesure, câblage), je suis tombé, au croisement des rues Saint-Gobain et Fillette, sur un rassemblement de voitures de toutes marques et de toutes nationalités sur lesquelles s'affairaient des mécaniciens en bleu de travail."

Un site web poursuit et prolonge l'aventure du livre : il s'ouvre sur une carte où apparaissent certaines des zones blanches arpentées par l'auteur. Celle de la plaine Saint-Denis y figure, avec en regard des photographies et un texte où la Montjoie est  nommément citée (comme zone industrielle...) :

L'image du chantier archéologique qui surgit là me laisse rêveur : cette coïncidence entre le récit de Philippe Vasset et ma propre investigation ne suggère-t-elle pas d'autres modes de passage entre l'hier et l'aujourd'hui ?
Le sacré ne se dissimulerait-il pas in fine dans ces zones blanches, dans ces territoires abandonnés aux déchets ? Nous dont le regard se porte plus volontiers sur les vestiges avérés du passé, sur les constructions encore imposantes des siècles révolus, cathédrales, forteresses, abbayes, collines inspirées, ne devons-nous pas également nous porter vers ces lieux déshérités que l'urbain le plus brutal semble avoir cruellement scarifiés ?  Souvenons-nous que le sacré a à voir avec la souillure, qu'Apollon tuant le Python delphique est contraint de se retirer dans le val de Tempé pour se laver de ce meurtre. Nous retrouvons là une thématique abordée dès l'aube de cette recherche, où la ville de Poitiers, située sur l'axe équinoxial de Neuvy Saint-Sépulchre, se présentait  en sa devise comme "Sainte, sale et savante".

 

16 janvier 2008

Béatrix, Breton et les coïncidences

"Une fois dans ma chambre, tu seras mon prisonnier. Ah ! nous y resterons ensemble jusqu'à quatre heures. Vous emploierez ce temps à lire et moi à fumer ; vous vous ennuierez bien de ne pas la voir, mais je vous trouverai des livres attachants. Vous n'avez rien lu de George Sand, j'enverrai cette nuit un de mes gens acheter ses œuvres à Nantes et celles de quelques autres auteurs que vous ne connaissez pas. Je sortirai la première et vous ne quitterez votre livre, vous ne viendrez dans mon petit salon qu'au moment où vous y entendrez Béatrix causant avec moi. Toutes les fois que vous verrez un livre de musique ouvert sur le piano, vous me demanderez à rester. Je vous permets d'être avec moi grossier si vous le pouvez, tout ira bien."

Honoré de Balzac (Béatrix)

 

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En 1951, Gracq écrit un texte sur Béatrix, un roman de Balzac qu'il affectionne particulièrement. Court texte (onze pages), repris dans Préférences, qui se termine par une évocation d'André Breton, en un seul long paragraphe isolé du reste par un saut de ligne. Qu'on me permette de le citer ici in extenso : il enferme une si prodigieuse richesse de significations qu'il décourage presque le commentaire. Disons seulement qu'on y retrouvera, outre l'attention à ces coïncidences qui fondent notre approche personnelle, la récurrence des mots de rumeur et de sortilège déjà mis en évidence dans ma note précédente :

 

 

"Au mois d'août 1939, à Nantes, je rencontrais pour la première fois André Breton. Presque dès les premiers mots, j'étais amené je ne sais pourquoi à faire allusion à Béatrix, que Breton n'avait pas lu. Assez intrigué, il tira de sa poche un anneau de clé qu'il avait quelques jours auparavant ramassé sur une plage, tout frais abandonné par la mer. Un nom s'y lisait, à demi rongé : Béatrice ou Béatrix. Il attache une particulière importance à la collecte de ces menues et énigmatiques épaves. Peu après il fut amené à préciser  qu'en chemin de Lorient vers Nantes, des difficultés de correspondance imprévues l'avaient retenu pour un court et très inopiné séjour à Guérande, toujours si à l'écart des grandes routes. Il ignorait bien entendu que là se situait l'action de Béatrix. On sait qu'il met de la complaisance à accueillir de telles coïncidences, à s'interroger sur le passage, l'approche inconnue qui peut-être seule rendrait compte de ces sautes simultanées, de ces menus écarts concordants de l'index encré  sur le tambour où s'enroule le fil de notre vie. Cette complaisance, d'habitude, je m'en sens moins pourvu que lui. Mais ce livre si merveilleusement dépareillé, si singulièrement échoué dans un repli de l’œuvre (et il est significatif que ce soit le seul grand livre de Balzac que battent d’un bout à l’autre les vagues), j’aimerais accueillir cette invite à le considérer – sa fureur d’océan, sa folie dépaysante – à la façon de ces survenants énigmatiques de qui l’on prolongeait autrefois dans l’imagination la rumeur fabuleuse en disant qu’ils venaient " d’au-delà de la mer ". Je me souviens… Derrière les meules blanches du sel, toujours battue des houles aveugles, la côte de Guérande, à l’égal des rivages monstrueux de la Crète, garde son emportant prestige de royaume au bord de la mer. En fermant les yeux, en fermant le livre battu comme un rocher de tant de fièvre j’entends le bruit merveilleux, le bruit unique qu’il approche de mon oreille comme un coquillage. On dirait que le vieux sortilège celte est descendu sur ces pages sans cesse en rumeur. Saint-Nazaire, où Elle débarque, minuscule bourgade dans le livre, est devenu ville, a disparu. " Tout a changé en Bretagne, hormis les vagues, qui changent toujours ". Mais les rochers guettent toujours vers le large les merveilles et les signes, et la mer, image de la Rencontre, jusque dans les humbles trésors du sable, reste l’énigmatique Médiatrice, rejetant un jour au rivage l’auge de pierre des chevaliers – fées, la nef où Tristan armé rêve au Morholt et court vers Iseult, et un autre la malle où Calyste déchiffre un nom et le sang s’est retiré de ses joues : Béatrix de Rochefide.(217)

 

15 janvier 2008

De Grand à Gracq

"Je ne crois pas, confiait-il, avoir l’esprit religieux : les questions qui passent pour obséder les esprits de ce genre, je ne me les pose à peu près jamais. En revanche – dépourvu que je suis de croyances religieuses – je reste, par une inconséquence que je m’explique mal, extrêmement sensibilisé à toutes les formes que peut revêtir le sacré."

(Julien Gracq, qui êtes-vous ?)

La mort d'un grand écrivain a-t-elle quelque chose à voir avec les vestiges d'un système symbolique archaïque ? N'y a-t-il pas prétention et fantasme à évoquer de possibles résonances entre son oeuvre et les traces qu'on pense encore perceptibles d'une vaste pensée ordonnatrice d'un territoire considéré longtemps  comme terre sacrée ? Autrement dit, existe-t-il des liaisons entre la littérature de Julien Gracq et la géographie sacrée du Berry ? Dit comme cela, abruptement, la chose porte à sourire. Pourtant...
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Pourtant, le 22 décembre, jour de sa disparition - dont la nouvelle ne fut donnée que le dimanche 23 -, j'écrivais le billet La Malnoue, saint Généfort et la Vierge au goître 

où j'évoquais la Malnoue, cette rivière souterraine que l'on accuse de provoquer des crues catastrophiques. Je citais un passage du roman de Claude Seignolle, La Malvenue : "En ce moment, sous nos pieds, il y a un grand fleuve qui court d'un bout à l'autre de la grande bouche de la Loire. Toute la Sologne flotte comme ces îlots d'herbes que tu vois sur les étangs. Ce fleuve, d'aucuns l'appellent la Malnoue, on dit qu'il va se jeter dans l'Océan, toujours courant par en dessous la terre." La Loire, nous le savons bien, c'est le fleuve même de Julien Gracq, sur les rives de laquelle il vécut jusqu'au bout, à Saint-Florent-le-Vieil. Plus profondément, c'est le mouvement même de ce courant souterrain, de cette vibration chthonienne qui ne cesse de se retrouver dans l'oeuvre gracquienne. Ce qui importe à l'écrivain, c'est en effet une captation sensible du sous-jacent : "Ce qui est important, ce n'est pas d'avoir un oeil pour des visions flamboyantes, c'est d'être capables par moments de cet état d'écho, de bruissement, de mise en rumeur (...) qui accueille le tout-venant pour en faire aussitôt tout naturellement  de l'insolite." (Les yeux bien ouverts.) Philippe Le Guillou, interprète subtil de Gracq, revient sur ce passage en affirmant : Echo, bruissement, mise en rumeur : voilà, dessinés par Gracq, trois modes d'approche - et qui, d'ailleurs, n'en constituent qu'un seul - de l'essence gracquienne. Emotion, vertige et embrasement pour une sourde, polyphonique et souterraine rumeur de Gracq. "( p. 42) Sourde, polyphonique et souterraine rumeur, on ne saurait mieux dire.

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Le livre de Le Guillou dont ces mots sont extraits, Fragments d'un visage scriptural, je ne l'ai découvert qu'à l'occasion de la mort de Gracq, à la médiathèque de Châteauroux. Il est paru en 1991 ( comme les Dossiers d'Archéologie sur  Grand), alors que Gracq venait d'être publié en Pléiade, honneur rarement accordé à un écrivain encore vivant. Le thème de la rumeur souterraine ne cesse là aussi d'affleurer au fil de pages inspirées, et cela jusque dans la conclusion de l'ouvrage : Sans doute suis-je voué à perpétuellement rêver Gracq. Les liens sont secrets, anciens, profonds, ils sont comme ces rhizomes qui peuplent les douves de l'imaginaire de Gracq, ils ont ce maillage et cette ampleur. Finirons-nous de hanter les lisières du nom de Gracq ? J'aurais voulu tout au long de ces pages, dans le dessin capricieux et nullement concerté de ces fragments, faire entendre le tumulte souterrain de ces alliances et de ces sédimentations, cette langue incomparable, mêlée aux choses, trouée de lunes marines et de soleils damnés, langue qui n'en finit pas de se glisser sur le socle du monde. (p. 134)  L'image revient même dans le paragraphe final : "Un immense déchirement travaille en secret la fiction. Les réseaux, les rhizomes d'images et de signes affluent, tressés de guirlandes, de festons ressassés. Montsalvage, dans le silence damné de ses hautes salles, donne à voir ce travail et cette confluence. Nulle vérité, nulle induction ne se dessinent. Une rumeur de charriage, un tumulte de géologie souterraine. C'est le désir qui s'écrit, dans son flux. Amas de signes, de lettres déceptives. Tout au bout des convoitises, dans l'au-delà de la quête, le Graal est une langue. Totale, advenue. Au creux de cette langue, Gracq est un sortilège à naître."(p. 143) [C'est moi qui souligne]


Sortilège, soleil damné, silence damné des hautes salles :  revient aussi cette lancinante antienne diabolique qui parcourt aussi les légendes solognotes et qui inspire fortement Claude Seignolle. L'orage qui électrise le corps de la Malvenue, la fait se jeter sur le pauvre Blaise, trouve son répondant dans Le Château d'Argol : Ph. Le Guillou peut en effet écrire :
"Gracq naît d'Argol et Argol est la souche astrale qui irradie le corps naissant de Gracq. Une pyrotechnie singulière foudroie les rives de l'Odet. (...) Dans ce cosmos d'eaux, de hêtres transparents, de pierres dolentes et de marées qui passent, un nom éclôt, comme la douve d'un château diamanté, et sur l'Odet nage ce lourd vaisseau d'orage et de Graal. "'p. 18) Un peu plus loin, il développe avec toujours autant d'acuité et de poésie la rencontre de l'eau et du feu : "Je ne cesse, à cet égard,  de voir dans la chapelle des Abîmes une de ces possibles sources où le réel s'inverse et se fait soudain poreux aux flèches de foudre de l'imaginaire, de cet ailleurs du rêve se cristallisant soudain, lueur initiatique aux frontières de l'eau et de la forêt, caisson hermétique et plombé, vertigineuse nef en apesanteur dans laquelle risquer la descente sous l'égide des forces rassemblées du soleil et de l'eau." (p. 60)

En regard de cette phrase, il n'est que de citer ce passage d'Emile Thévenot, rapporté par Chantal Bertaux dans le dossier sur Grand : "Aux yeux du primitif, (...) les sources sont le bienfait octroyé par deux puissances divines. De bonne heure ces deux forces ont été perçues comme un couple. Le partenaire masculin, élément moteur, est le Soleil, tenu pour régulateur suprême de toutes les manifestations dont le ciel est le théâtre ; le partenaire féminin n'est autre que la Terre, dont la force génératrice a été pleinement comprise dès que l'agriculture a commencé à se développer. La pluie... est la voie par laquelle s'accomplit la conjonction sacrée du Ciel et la Terre."

 

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Autre convergence manifeste entre l'imaginaire gracquien et la géographie sacrée que nous défrichons ces derniers mois autour des Souvigny : le rôle insigne de la forêt. Philippe Le Guillou encore : "L'imaginaire forestier habite l'espace gracquien (...). Qui accepte l'immersion forestière prend le risque d'un total lâcher d'amarres, d'un complet désancrage hors des catégories stables du réel, qui accepte l'aventure des bois et des chemins perdus sous les voussures d'arbres plonge dans le lit du songe - lit tortueux, éclaté, chaotique, et qui cèle une vérité incertaine, qui ne tient peut-être qu'au mouvement et à l'alentissement même du songe -jusqu'à je ne sais quelle halte, quelle clairière, lieu focal dans l'entrelacs des fûts, aire sacrée, pôle de sacrifice et d'effroi, tertre bousculé du Graal. Car la forêt et l'expérience initiatique et littéraire de la forêt supposent la traversée et l'évidement d'une matière,  ombreuse, lourde de remugles et de sphaignes, fondation d'un cadastre archaïque, la transcription verbale et le déchiffrement d'un espace autonome, singulier, avec ses lois, son ordonnance, sa topographie. Surgit un vieux fond de mythe et de terre, une pré-mémoire ténébreuse, touffue, aire de l'animalité et de la nuit, de la bête et des racines nocturnes du songe, qui renvoie le roman et son imaginaire à sa limite et à son origine, au mystère de son surgissement." (p .113/114) Fondation d'un cadastre archaïque : il faut ici prendre les mots dans leur valeur littérale. De quoi  est-il ici question  sinon de l'établissement d'une géographie sacrée, avec ses lois, son ordonnance, sa topographie ?

Un autre poète, André Velter,  dans un hommage moins convenu que la plupart, met en évidence ce mouvement gracquien de mainmise heurtée sur  l'espace :  "Tous les livres de Julien Gracq manifestent cette aptitude, cette sensibilisation extrême, qui change le plus simple déplacement, la plus courte errance, en éléments d’une quête où le Graal n’est qu’un souffle, une énergie conquise sur l’imaginaire, une subversion du destin. Pour Gracq, le roman n’est pas un territoire balisé, une construction planifiée, mais un mouvement plus ou moins brusqué, avec élan, sursaut, suspens, dont la tentation première est une prise de possession de l’espace."  Et il recoupe très exactement les intuitions de Le Guillou sur le complet désancrage hors des catégories stables du réel : "D’où ces personnages au bout et au bord d’eux-mêmes, déstabilisés, désancrés, en état de disponibilité, de vacance, prêts à se découvrir, se dévoiler ou mourir en situation de perpétuel départ. D’où cette mobilité des images, cette simultanéité des perceptions, des sentiments, des pensées, comme si l’auteur-sourcier captait dans le monde et les songes toutes les sources à la fois et tentait, par le glissement des mots, par le déversement des phrases, de transmuer cette ivresse pure en possible plénitude.

En plénitude physique s’entend, car rien n’est moins ineffable que l’écriture hautement charnelle de Gracq, car rien n’est moins désincarné que sa bouleversante respiration."


Au final, comment s'étonner de ces multiples coïncidences quand Julien Gracq lui-même affirmait dans Lettrines que "Comme un organisme, un roman vit d'échanges multipliés [..] Et comme toute oeuvre d'art, il vit d'une entrée en résonance universelle - son secret est la création d'un milieu homogène, d'un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens." *

  

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* Cette dernière citation est rapportée de l'ouvrage de Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, coll. Les Contemporains, Seuil, mars 1991, acheté en mai 1991.

22 décembre 2007

La Malnoue, saint Généfort et la Vierge au goître

Revenant du Musée Bertrand jeudi dernier, je me suis attardé un moment au Plaisir de Lire, la petite librairie solitaire du bout de la rue Grande. En feuilletant un livre sur Les Mystères du Berry, j'ai trouvé de nouvelles informations bien intéressantes. Je me méfie en général de ce genre d'ouvrages qui aime à monter en épingle les soi-disant traditions de sorcellerie berrichonne. Je ne prétends pas qu'elles n'existent pas, mais elles occupent dans l'esprit du paysan berrichon beaucoup moins de place qu'on a bien voulu le faire accroire. Une enfance tout entière passée à la campagne fonde ma conviction sur ce point. Certes, il existe de nombreux "panseurs" et guérisseurs ; une véritable médecine traditionnelle perdure discrètement. Cela n'a pas grand chose à voir avec la sorcellerie. Jamais je n'entendis parler de sorcier ou de sorcière avant certaines émissions de télévision qui firent grand bruit.
Bref, je feuillette le livre (que je n'achète point, que l'auteur - Jean-François Ratonnat -  m'en excuse) - une sorte de compilation où se mêlent jeteurs de sorts, légendes, saints et sources miraculeuses. A l'article Chabris, je n'apprends rien de plus sur saint Phalier ; en revanche, je découvre des aspects de Chaon tout à fait inédits pour moi. Chaon, qu'on se rappelle, est cette petite ville au sud de Souvigny-en-Sologne qui fleure bon le Chaos... Il est d'ailleurs curieux qu'elle soit répertoriée en Berry, mais il est vrai que nous sommes dans une zone frontalière.

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De mémoire, je vous redis ici ce que j'ai lu. Tout d'abord sous l'église du village coulerait la Malnoue, une rivière souterraine, fille du Diable, qui serait à l'origine de certaines crues catastrophiques. On entendrait son murmure inquiétant si on plaçait son oreille contre la dalle.

En cherchant sur le net, j'ai appris que la Malnoue était une légende commune à toute la Sologne, recouvrant une entité géologique tout à fait réelle, à savoir une nappe phréatique très importante : "La légende de la Malnoue, est partout dans la Sologne et l’on affirme que dans certains de ses exécutoires l’on envoya des canards bagués dont certains refirent leurs apparitions dans la source du Loiret. Si cela est le cas, cela referait l’histoire du Loiret qui ne serait donc pas seulement alimenté par des pertes de la Loire, mais aussi par une nappe phréatique de la Sologne." Sur un site perso, un certain Antoine Peillon définit ainsi la Malnoue : " Selon d'anciennes légendes de Sologne, on appelait "malnoues" les mares et les étangs ensorcelés, où le malin engloutissait celles et ceux qu'il destinait à ses marmites infernales. Chants mystérieux, silhouettes de jeunes femmes dévêtues, gibiers fabuleux... : autant de sortilèges qui attiraient fatalement les bergères trop curieuses, les avides braconniers et les voyageurs égarés par la brume, jusqu'aux vases maléfiques des malnoues. Dans La Malvenue de Claude Seignolle, le meunier de Ménétréol explique aussi : "En ce moment, sous nos pieds, il y a un grand fleuve qui court d'un bout à l'autre de la grande bouche de la Loire. Toute la Sologne flotte comme ces îlots d'herbes que tu vois sur les étangs. Ce fleuve, d'aucuns l'appellent la Malnoue, on dit qu'il va se jeter dans l'Océan, toujours courant par en dessous la terre."

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Ce roman de Claude Seignolle (par ailleurs auteur lui-même d'un ouvrage sur le Berry des traditions et des superstitions) est décrit ainsi par Roland Ernould : "Dans La Malvenue  le récit s'organise surtout autour du marais qui jouxte les champs peu généreux du paysan Moarc'h, un breton venu dans le pays jadis. Lieu réputé aux alentours comme habité par une entité maléfique, s'y risquer ne peut amener que la mort du téméraire. Or, par appât du gain, Moarc'h a commis une double violation en cherchant à gagner de la terre sur le marécage. En fin de journée lui a pris l'idée d'aller plus loin que ses limites ordinaires, et il a volé au marais quelques sillons complémentaires, alors qu'un pressentiment l'en détournait :"Quelque chose l'oppresse. Il se sent seul avec ce mystère dont il se gaussait avant. Il a soudain envie d'en finir, de rentrer à la Noue. Mais un sillon en appelle un autre, aussi vrai qu'un verre demande à être rempli aussitôt vide." (268)Cette première transgression, pénétrer la nuit tombante dans l'espace maléfique de la Malnoue, rivière souterraine liée à Mélusine, est doublée d'une seconde, une profanation, puisqu'il a tranché avec le soc de sa charrue la tête d'une statue. Il l'emporte chez lui.

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Cette relation à Mélusine nous intéresse bien sûr au plus haut point ; R. Ernould développe cette allusion un peu plus loin : "Le marais dépend du vaste ensemble hydrogéologique de la Malnoue, nappe d'eau ou fleuve souterrain, symbolisé par l'évocation de Mélusine, bien connue en Bretagne. Mélusine a une double caractéristique aquatique et lunaire, et elle est considérée comme ayant un pouvoir de fécondité. La tête de la statue a eu jadis un pouvoir érotique puissant. La femme de Moarc'h ne pouvait pas avoir d'enfant et son époux n'était guère vaillant au lit. Mais la nuit où la pierre pénètre dans la maison, les époux entrent en émoi et conçoivent l'enfant, une fille, Jeanne."

Tout ceci confirme en tout état de cause la place essentielle des sources sacrées qui a été mise en lumière lors de l'inventaire des Souvigny.


En ce qui concerne les statues, l'église de Chaon en renferme deux de première importance. Tout d'abord un saint Généfort, dont le rôle aurait été, selon l'auteur,  de vivifier les "membres faibles" (en interprétant donc la racine gen comme celle de la génération, comme avec saint Genou). Autant dire qu'il serait là l'analogue de saint Phalier. Nous connaissons bien saint Généfort qu'Anne Lombard-Jourdan rapproche de Sucellus- Cernunnos, à la faveur d'une autre étymologie (le verbe guiner qui voudrait dire frapper). Il n'y a peut-être pas d'antinomie entre les deux propositions et Généfort/Guinefort condenserait les deux symbolismes sexuel et guerrier si l'on veut bien admettre, comme je le suggérai récemment,  que "sur le système symbolique celtique, les Romains ont greffé ensuite leur propre mythologie, sans toucher à l'essentiel. Ainsi Priape se serait-il plus ou moins substitué à Sucellus, sans doute par le truchement d'une divinité comme Sylvain qui présente des caractères communs aux deux divinités en question. "


La seconde statue est celle d'une Vierge dite au goître, une représentation très inhabituelle de la madone. Rappelons que le goître, affection résultant d'une hypertrophie de la thyroïde (maladie fréquente chez les solognots, explique Ratonnat, mais cela ne saurait justifier qu'on en affuble la Mère du Christ), tire son nom du latin guttur, gorge. Et nous sommes donc là en totale cohérence avec le symbolisme de saint Blaise du Souvigny voisin dont j'ai parlé naguère.


Et ce n'est sans doute pas  fortuitement que Seignolle choisit le prénom de Blaise pour l'amoureux de la Malvenue :

"Après diverses péripéties, la Malvenue jette les débris de la tête de la statue dans le marais, avec des conséquences physiques et météorologiques, comme toutes les fois où une puissance infernale est concernée :"La surface écume en gros bouillons qui montent du fond et éclatent avec des puanteurs fétides. On dirait que la Malnoue est soudain un immense chaudron bouillant sur une des bouches de l'enfer". (356)L'orage éclate, électrise la Malvenue, qui offre son pucelage à l'amoureux qui l'avait accompagnée :"Jeanne tire Blaise à elle. Il s'allonge à côté d'elle, sous la pluie, dans la boue. Blaise veut le corps de Jeanne. Il tire l'étoffe collée à la peau. La fille s'allège pour l'aider. Il pleut, pleut... Blaise s'impatiente. il a un geste plus brusque. Tout vient d'un coup. L'eau du ciel ruisselle, ruisselle... Jeanne est nue, luisante de pluie. Elle dresse les bras et les referme sur Blaise." (359) La Malvenue ne pouvait devenir femme que dans l'élément constitutif de la Malnoue, l'eau, et sous l'influence de Mélusine, son entité."

 

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Pour finir :

le 3 février 1978, jour de saint Blaise, Truphémus et Calaferte conversent à la suite d'une exposition de peinture qu'ils ont jugé sévèrement :

 "(...) Nous sommes tombés d'accord sur cette constatation que ce que nous apprenons au cours de notre vie et grâce à nos travaux n'est que confirmation de ce que nous pressentions dans notre jeunesse, alors que mille connaissances nous faisaient encore défaut.

- Nous ne faisons en vieillissant, m'a-t-il dit, que nous approcher du noyau.

- Mais nous savions à seize ans que le noyau existe, ai-je ajouté, à son approbation."

(Le Spectateur Immobile, Carnets IV, p. 21)