06 juin 2007
Chevaux et fontaines
"Comme je lui parlais de l'orage, elle se mit à rire et à hausser les épaules en me disant que je n'étais qu'un bourri de ne pas savoir encore que les orages ne sont jamais pour nous lorsqu'ils prennent naissance du côté du soleil levant »
Observons plus attentivement l'alignement Ygrande-Souvigny. A Ygrande même, l'église Saint-Martin faisait partie d'un couvent bénédictin rattaché ensuite à Souvigny.Deux villages situés ensuite entre Ygrande et Saint-Mayeul méritent l'attention. Le Vilhain tout d'abord : occupé, semblerait-il, en permanence depuis l'époque gauloise, c'est le point culminant du pays de Tronçais. Son église est également sous la patronage de saint Martin, qui nomme en outre une fontaine "miraculeuse". A l' ombre de l'église se dresse un menhir impressionnant, haut de 4,56 m, large de 1,48 m, auparavant couché en bordure de la route du Vilhain à Hérisson, près d'un point de vue, et déplacé ici en 1985. Le site lieux sacrés rapporte que "L'abbé Charles-Antoine-Marie Bordelle, ancien curé du Vilhain dans la seconde moitié du 19 ème siècle écrivait à propos de cette pierre : "le dessus n'est pas tout à fait plat; il y a comme des espèces d'élévations graduées, qui ont dû être faites exprès, pour faire couler le sang des victimes. Elle a toujours porté le nom de Pierre Chevriau ou Chevau, il est probable qu'elle a conservé le nom des victimes qu'on immolait le plus souvent : les chevreaux et les chevaux"..."
Sans vouloir retenir l'interprétation sacrificielle très en vogue au 19ème, il est intéressant de retrouver la référence au cheval que Ph. Walter associe, on l'a vu, à saint Eloi (signalons aussi que, parmi les autres animaux associés aux Douze Jours, il mentionne l'ours - or, le premier ruisseau croisé par l'alignement est celui dit de l'Ours).
Saint-Nicolas (photo)
L'autre village traversé avant Saint-Mayeul est Le Brethon, dont l'église Saint-Pierre renferme " une amusante statue de Saint Nicolas revêtu des ornements d'évêque, et accompagné du saloir contenant les trois petits enfants qu'il vient de sauver de la mort." Or, saint Nicolas est également lié à la période qui nous occupe, puisque sa fête est placée le 6 décembre : "Le lieu primitif de l'implantation du culte de saint Nicolas en France, explique Ph. Walter, est Saint-Nicolas-de-Port à côté de Varangéville, important site lorrain d'extraction du sel depuis le Moyen Age. Comme pour rappeler ce lien séculaire de Nicolas et du sel, l'église de Varangéville est encore dédiée à saint Gorgon, un martyr qui eut les intestins salés par ses bourreaux. Saint Gorgon de Varangéville évoque irrésistiblement le Gargantua rabelaisien dont le lien avec le sel est bien rappelé dans le roman."
Saint Genou, que cette incursion bourbonnaise nous a un peu fait perdre de vue, se rappelle à notre bon souvenir puisque je me souviens avoir lu dans un article du site consacré au village que sur les chapiteaux du choeur sont représentés des récits de l'Ancien Testament puis des histoires tirées de la légende de saint Genou :"Il chasse un démon qui sort de la bouche du possédé..., il baptise ou ressuscite trois enfants debout dans une cuve."
Saint Genou, saint Nicolas, même combat ?
Si l'on examine maintenant l'axe dans son prolongement vers l'est, on découvre qu'il enjambe l'Allier à Toulon-sur-Allier (église Sainte-Marthe et Saint-Martin, nef du XIème), traverse la Sologne Bourbonnaise en passant par les Chevennes, touche Chavanne au sud de Digoin avant de rejoindre la grande ville de pélerinage de Paray-le-Monial.
Les parages de Digoin, à proximité de cet axe, dans cette zone frontalière entre les deux départements de l'Allier et de la Saône-et-Loire, révèlent une concentration de lieux-dits faisant écho à des noms maintenant familiers : Estrée, Fontaine-Saint-Martin, Les Bretons, et les proches villages de Saint-Léger-sur-Vouzance et Saint-Léger-les-Paray.
La très grande fréquence de Saint-Martin doit en particulier nous amener à nous pencher une fois de plus sur ce saint extrêmement populaire.
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03 juin 2007
Mayeul à la Bouteille
Là fit Bacbuc, la noble, Panurge baisser et baisser la marge de la fontaine, puis le fit lever, et autour danser trois ithymbons. Cela fait, lui commanda s'asseoir entre deux selles, le cul à terre, là préparées. Puis déploya son livre rituel, et, lui soufflant en l'oreille gauche, le fit chanter une Epilénie, comme s'ensuit :
O Bouteille
Pleine toute
De mystères,
D'une oreille
Je t'écoute :
Ne diffère,
Et le mot profère
Auquel pend mon cœur.
En la tant divine liqueur,
Qui est dedans tes flancs reclose,
Bacchus, qui fut d'Inde vainqueur,
Tient toute vérité enclose.
Rabelais 1483 - 1553 : Le cinquième livre 1564 ; Chapitre XLIV
Résumons : l'étymologie de Souvigny et le récit de la mort de saint Odilon rattachent clairement ce dernier à saint Sylvestre et à la nuit qu'il désigne, que Philippe Walter rapproche à son tour de la figure archétypale de l'Homme sauvage. C'est en revenant au livre pour établir la citation exacte que je me suis aperçu (ma première lecture ne m'en ayant laissé aucun souvenir) que cet Odilon clunisien était évoqué dans ce même chapitre consacré à la période de Noël. Ce très bel exemple de sérendipité m'a donc conduit à l'évêque Adalbéron de Laon, personnage sulfureux qui combattit autant que faire se peut l'influence monastique grandissante. Avec le Chant en l'honneur du roi Robert, 432 vers latins en hexamètres dactyliques, daté du premier tiers du XIème siècle, il livre un sombre portrait de l'évolution du royaume et brosse une satire virulente des moeurs clunisiennes, en dehors de tout réalisme, mais intéressant justement en cela qu'il recueille des données d'ordre carnavalesque puisées au fonds primitif des croyances du paganisme.
Dans le poème, l'évêque raconte avoir dépêché à Cluny l'un de ses moines les plus loyaux. Or, celui-ci en revient corrompu et méconnaissable jusque dans son apparence :
"Ses vêtements sont en complet désordre ; déjà il a dépouillé ses habits d’autrefois. Il porte un grand bonnet fait de la peau d’une ourse de Libye ; sa robe traînante est relevée maintenant jusqu’à mi-jambe ; elle est fendue par devant et ne le couvre plus non plus par le derrière. Il a sanglé autour de ses reins un baudrier brodé, serré le plus possible ; l’on voit pendre à sa ceinture quantité d’objets de la nature la plus diverse, un arc avec son carquois, un marteau et des tenailles, une épée, une pierre à feu, le fer pour la frapper, la branche de chêne à enflammer. Un pantalon, allongé jusqu’au bas de ses jambes, se colle à leur surface."
Cette description assimile le moine (lequel se présente maintenant comme un soldat aux ordres d'Odilon, "roi de Cluny") à un homme ensauvagé (ce bonnet en peau d'ourse de Libye est tout à fait symptomatique). Il transmet à l'évêque (qui se met lui-même en scène dans cette histoire) un message alarmant de son nouveau maître :
« Les Sarrasins, cette race aux mœurs les plus sauvages, ont envahi, le fer à la main, le royaume de France ; ils l’occupent tout entier, et rongent tout ce que nourrit le sol de la Gaule. Partout un sang vermeil humecte et rougit cette terre, et gonfle les torrents que fait déborder l’excès du carnage. Les reliques des saints, objets des soins de l’Eglise, ornements consacrés de ses sanctuaires, volent dispersées à travers les airs, pour aller désormais tenir compagnie aux oiseaux et aux lions. C’est maintenant le diocèse de Tours que les barbares dévastent et dépeuplent. Saint Martin tout en larmes invoque à grands cris le secours d’un défenseur ; Odilon, qui est accablé des mêmes épreuves, partage ce désespoir. Il est allé à Rome demander du secours pour ses moines."
"Nous sommes au XIe siècle, note Ph. Walter, et l'apparition de Sarrasins en Gaule, surtout en Touraine à l'intérieur du royaume, ne repose sur aucun fondement historique. Comme l'ont fait remarquer les commentateurs modernes du texte, les invasions sarrasines sont terminées depuis longtemps et le terme de Saraceni, utilisé par Adalbéron, désigne, probablement par métaphore, une autre catégorie de personnes. Laquelle ?"
Orfèvrerie mérovingienne attribuée à saint Éloi
Fragment de la croix de Saint-Denis
Or et verres colorés, premier tiers du VIIe siècle
Il s'agit, je pense, pour Adalbéron, de ternir la réputation des moines en les montrant en grande difficulté et tout bonnement ridicules devant l'armée païenne. Ne serait-ce pas parce qu'ils s'implantent sur les hauts-lieux même du paganisme, en réadaptent les rituels et renomment les figures tutélaires, que les clunisiens déclenchent l'ire du vieux prélat ? Cette voie de l'assimilation qui aboutira à la mythologie christianisée que décrit Philippe Walter s'oppose radicalement à la visée plus orthodoxe, basée sur la Bible, que défend Adalbéron. Mais reprenons le fil de l'analyse menée par le chercheur :
" Pour résoudre cette énigme des Sarrasins, il faut être attentif à la date de la bataille : "Tout cela, sache-le bien, s’est passé au premier jour de décembre, mais nous tenterons de nouveau le combat aux calendes de mars." Les calendes de décembre et de mars permettent de mieux comprendre le curieux accoutrement des moines ainsi que cette bataille qui a toutes les apparences d'un défoulement carnavalesque. Il faut donc à présent se concentrer sur la valeur capitale de ces dates." Ph. Walter rappelle alors que le 1er décembre est la fête de saint Eloi, saint orfèvre et forgeron, spécialiste du travail des métaux.
"Or, le costume de nos moines comporte une série d'ustensiles familiers aux forgerons : un marteau et des tenailles, une pierre à feu, le fer pour la frapper et la branche de chêne à enflammer. Un commentateur d'Adalbéron notait que ces instruments étaient ceux du maréchal-ferrant. On ne peut négliger le fait que saint Eloi, fêté le 1er décembre, protège justement les chevaux parce qu'il possédait un cheval assez particulier et que sa légende lui attribuait l'exploit de rajeunir par le feu du four.(...)"
Il poursuit en signalant qu'il "existe en France de très nombreux toponymes qui proviennent d'un ancien Equaranda. Sous ce nom, il faudrait reconnaître une divinité chevaline, sans doute comparable à Epona et que le culte à saint Eloi a probablement christianisé. Georges Dumézil a montré que le cheval était, au même titre que d'autres animaux comme l'ours, le loup, etc., parfaitement intégré aux rituels des Douze Jours, la période qui sépare Noël de l'Epiphanie et qui voit donc le changement d'année, aux calendes de janvier."
On peut discuter l'étymologie d'Equaranda : si l'on s'accorde facilement sur l'idée de limite, de frontière indiquée par le second élément -randa, les spécialistes ne sont pas unanimes sur le premier élément, certains le rattachant à la racine equus- (juste, équitable), d'autres à la racine aqua- (l'eau). La piste proposée par Ph. Walter serait en somme une troisième interprétation possible. Sans trancher aucunement, on peut tout de même signaler que la commune d'Ygrande est très proche de Souvigny. D'ailleurs les deux lieux sont cités ensemble dans une étude récente sur le Berry Antique :
"Quant à celle [la commune] d'Ygrande, elle est séparée de la limite ecclésiastique par la commune de Saint-Aubin-le-Monial. Cependant sa proximité de la frontière est confirmée cette fois-ci par le témoignage de La vie de saint Maiolus [rédigée, je le rappelle, par Odilon lui-même], abbé de Cluny qui indique que Silviniacum-Souvigny est une villa arverne à la frontière avec les Bituriges. Or Souvigny fait partie avec d'autres communes de cette avancée arverne à l'intérieur du territoire biturige." (Le Berry Antique, Atlas 2000, Supplément n°21 à la Revue Archéologique du Centre de le France, coll., p. 22).
Carte Lexilogos
En traçant l'alignement Souvigny-Ygrande, et le prolongeant vers le nord-ouest, je découvre à l'instant même où j'écris ces lignes, qu'il rejoint la chapelle Saint-Mayeul, qu'un site décrit ainsi : "Cette ancienne chapelle très agréablement située en raison de sa proximité avec la forêt de Tronçais, dépendait avant la Révolution de Souvigny. Bien que dédiée à Sainte Madeleine, c'est pourtant Saint Mayeul, abbé de Cluny, qui y est honoré chaque année, lors d'un pèlerinage commémorant son passage en 964, peu avant sa mort : : la légende rapporte qu'il y fit jaillir une fontaine miraculeuse."
Cette chapelle est ce qui reste de l'ancien prieuré de la Bouteille que visita Mayeul selon la légende.
Une Bouteille qui ne nous rappelle peut-être pas sans malice le point de départ de nos investigations : la soif vertigineuse de l'enfançon Gargantua, la verve rabelaisienne emmenant son lecteur jusqu'à l'oracle de la Dive Bouteille...
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01 juin 2007
Cluny, Mayeul et Odilon
Première fille aînée de Cluny, Souvigny entre dans l'histoire peu après sa génitrice. Si le 11 septembre 910, le duc d'Aquitaine Guillaume Ier, dit «le Pieux», cède sa "villa de Cluni et toutes possessions attenantes: villages et chapelles, serfs des deux sexes, vignes et champs, prés et forêts, eaux courantes et fariniers, terres cultivées et incultes", à charge pour Bernon, abbé de Baume et de Gigny en Jura et co-signataire, d'y fonder un monastère, le même Bernon reçoit en 915 de Aymard, ancêtre des Bourbons, une villa à Souvigny où il ne tarde pas à établir des moines. Ce nouveau monastère allait être le noyau autour duquel les descendants d'Aymard allaient développer la principauté du Bourbonnais, entre Auvergne, Berry et Bourgogne.
La situation géographique de Cluny et de Souvigny ne doit rien au hasard, les deux abbayes se situant délibérément dans des zones limitrophes : "Située sur la ligne de partage du droit coutumier germanique et du droit écrit romain, de la langue d'oïl et de la langue d'oc, à proximité de la Saône, cette frontière naturelle qui séparait l'empire romain-germanique de la Francie, de la via Aggripa qui reliait Lyon à Boulogne et à Trèves, traversée par une voie secondaire qui s'en détachait à Belleville-sur-Saône pour rejoindre la voie principale à Autun, la vallée de la Grosne, "carrefour clunisien", connaîtra pendant plusieurs siècles les grandes migrations et les grands rassemblements de l'Europe de ces temps.(Site de l'Ensam de Cluny)"
Position de Souvigny
Souvigny se place, elle, au carrefour de quatre diocèses, Clermont, Nevers, Bourges et Autun. Mayeul, quatrième abbé de Cluny, y meurt à l'âge vénérable de 84 ans, en 994, alors qu'il se rendait à Saint-Denis. Son culte se développe alors à une vitesse fulgurante comme en atteste en 996, le pélerinage de Hugues Capet sur son tombeau (si l'on en croit la Vita Maioli écrite par Odilon, abbé de Cluny, successeur de Mayeul). En 997 Raoul Glaber note dans ses Historiæ, que Mayeul est, avec Saint Martin de Tours et saint Ulrich d'Augsbourg (premier religieux canonisé par Rome), l’un des saints les plus sollicités lors d'une épidémie du mal des ardents et il ne craint pas d'ajouter que son tombeau attire les foules «de tout l’univers ».
Odilon va lui aussi décéder à Souvigny et il y a tout lieu de penser que cela n'est pas fortuit. Odilon et Mayeul n'ont en effet jamais résidé à Souvigny, ils n'ont jamais cessé de voyager dans toute la chrétienté occidentale, et pourtant ils rejoignent dans le trépas la même cité bourbonnaise. "Nous disposons de deux récits évoquant sa mort, peut-on lire sur le site de la ville. Le premier est une lettre envoyée par les moines de Souvigny à Albert, abbé de Saint-Denis, cette lettre est datée de juin 1049, soit quelques mois après la mort d'Odilon. C’est un texte précis, très réaliste dans les détails montrant l'agonie de l'abbé qui ne peut plus avaler que du vin et du miel dont il vomit la plus grande partie, ses difficultés à chanter, son comportement agité. Le deuxième texte, élaboré par Jotsald élimine soigneusement ces détails : il est destiné à édifier les fidèles, à montrer ce que doit être la mort d'un abbé. Dans cette version, Odilon repousse le diable et chante mieux que jamais. Ce texte doit jouer un rôle dans la propagation des mérites d'Odilon : Cluny entretient des rapports particuliers avec la mort, et la mémoire des morts est soigneusement préservée. A fortiori, la mort de l'abbé se doit d'être un modèle." Il n'est pas anodin de noter que c'est Odilon lui-même qui a institué vers 1030 la fameuse Fête des morts du 2 novembre, au lendemain de la Toussaint.
Mais la date de la mort d'Odilon est également à prendre en considération : il meurt en effet dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier 1048. Donc dans la nuit de la Saint-Sylvestre. Nuit apparaissant, comme celle de Noël, selon Philippe Walter "comme deux doublets d'une même fête solsticiale d'origine païenne. Ce sont deux nuits de tous les dangers au cours desquelles peuvent se manifester les puissances tutélaires de l' Autre Monde, autrement dit les revenants. On peut déjà souligner que le nom de Sylvestre a pour étymologie le latin silva "la forêt" et que ce nom est à rapprocher de la grande figure de l'Homme sauvage, personnage clé de la mythologie préchrétienne, figure archétypale du revenant pour les traditions médiévales." (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p. 65).
Or, quelle est l'étymologie de Souvigny ? Rien moins que Silviniacum, qui très clairement dérive de silva.
Le moine clunisien, nouvelle incarnation de l'Homme Sauvage ? C'est bien ce que suggère Adalbéron, évêque de Laon, anti-clunisien notoire...
(A suivre)
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29 mai 2007
D'Estrée à Souvigny
En 828, le comte de Bourges, Wilfred, "plus célèbre encore par sa piété que par sa naissance", précise Mgr Villepelet, décide, d'un commun accord avec sa femme Ode, de faire édifier, sur son domaine du bord de l'Indre appelé Estrée, une église et un monastère dédiée à la Vierge Marie et à tous les Saints. Cette large consécration ne sembla pas satisfaire les bénédictins chargés d'administrer les lieux puisqu'ils préférèrent se placer sous la protection d'un saint particulier, aussi bien allèrent-ils chercher les reliques de saint Genou qui reposaient à Cella supra Nahonem depuis de longues années.
Il faut croire que ces reliques étaient de grande valeur car on prit garde à les transporter, dès la première menace d'invasion normande, à l'oratoire de Saint-Pierre-le-Moutier, "entre Loire et Allier". A juste titre apparemment puisque les Vikings brûlèrent le monastère de fond en comble. Revenues à leur emplacement après autorisation de l'archevêque de Bourges, ne voilà-t-il pas que les Hongrois menacent à leur tour la région. Cette fois on transporte les saintes reliques au château de Loches, puis on les rapatrie dans la toute proche forteresse de Palluau. "C'est de là, enfin, assure Mgr Villepelet, après tant de pérégrinations, qu'elles furent ramenées solennellement, par la rivière de l'Indre, jusqu'à l'église d'Estrée, le 12 des calendes de juillet, et placées derrière l'autel. En souvenir de cette déposition, le bourg autrefois appelé Estrée a pris le nom de Saint-Genou, qu'il porte encore aujourd'hui avec respect."
Revenons sur ce périple des reliques : il est pour le moins curieux de protéger les reliques des attaques vikings en choisissant un oratoire lui-même situé à proximité d'un fleuve. On sait que les Vikings ont souvent remonté la Loire et un lieu élevé loin d'un cours d'eau important aurait mieux convenu, reconnaissons-le, que Saint-Pierre le Moutier. Mais il semble qu'une tout autre logique soit ici à l'oeuvre.
Observons d'abord que Saint-Pierre-le-Moutier est situé entre Loire et Allier, à peu de distance du confluent du Bec d'Allier, ce qui rapproche la petite cité de la thématique proprement Verseau de la convergence des flux.
En second lieu, la ville est rasée au Nord par le grand axe d'Autun, lié à l'histoire de saint Léger, qui "se dirige, je me cite, au sud-ouest par Chevannes, Montaigu, Saint-Léger-sous-Beuvray (au pied donc du Mont Beuvray, site de l'ancienne Bibracte, capitale des Eduens), Montjouan, Chevannes, Saint-Léger-les-Vignes au nord de Decize, Saint-Amand Montrond et Orval. Elle [la ligne] passe alors à deux kilomètres au nord de Neuvy Saint-Sépulchre puis rejoint Argenton, le bois de Souvigny, Chapelle-Viviers, Morthemer, Vivonne avant d'aboutir à Souvigné à seulement cinq kilomètres de Saint-Maixent. Un Saint-Maixent que nous retrouvons sur la partie sud du méridien de Toulx."
Cette position si proche d'un alignement majeur n'est sans doute pas fortuit car je m'avise maintenant qu'un autre axe, quasi perpendiculaire à l'axe d'Autun, relie le hameau de Saint-Léger (que j'avais repéré mais n'avais pu jusque là intégrer dans un quelconque alignement), où une chapelle demeure, dernier vestige d'un ancien couvent, et Saint-Léger-le-Petit, sur les bords de la Loire.
Et vers le sud-est, cette perpendiculaire va traverser très exactement le village de Souvigny, près de Moulins. Berceau de la maison de Bourbon, première capitale du Bourbonnais, il renferme l'un des monuments les plus importants de l'époque romane : l'église prieurale Saint-Pierre et Saint-Paul, lieu de pèlerinage sur les tombes des saints abbés de Cluny, Mayeul et Odilon.
Cette découverte donne a posteriori un sens manifeste à la récurrence de Souvigné et Souvigny sur l'axe autunois - fait que j'avais noté sans pouvoir alors le justifier. J'ajoute que l'église Saint-Julien de Mars-sur-Allier, près du hameau de Saint-Léger, au nord de Saint-Pierre-le-Moutier, appartenait à un prieuré bénédictin dépendant de Souvigny (peut-être le couvent de Saint-Léger ?).
Au vu de ce que je lis maintenant sur Souvigny, une note spéciale me semble nécessaire.
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23 mai 2007
Saint Gildas les foulz, sainct Genou les gouttes
Jean-Claude Pirotte (Expédition nocturne autour de ma cave, coll, Ecrivins, Stock, 2006)
Près de cinq cents ans après la publication de Gargantua, Brisepaille, ce petit hameau près de Saint-Genou d'où est originaire la vieille accoucheuse de Gargamelle, existe toujours. Si Rabelais connaissait si bien la région, c'est qu'il y séjournait parfois, rendant visite à son ami Antoine de Tranchelion, abbé de Saint-Genou, qu'il se plaît d'ailleurs à citer dans un autre chapitre du livre, où cinq pélerins de Saint-Genou sont interrogés :
« Dont este vous, vous aultres pauvres hayres?
- De Sainct Genou, dirent ilz.
- Et comment (dist le moyne) se porte l'abbé Tranchelion , le bon beuveur ? Et les moynes, quelle chere font ilz ? Le cor Dieu ! ilz biscotent voz femmes, ce pendent que estes en romivage !
- Hin, hen ! (dist Lasdaller) je n'ay pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompera jà le col pour l'aller visiter la nuict."
Notons qu'avec ce qualificatif de bon beuveur décerné à Tranchelion, nous ne quittons pas la thématique de la beuverie.Mais examinons maintenant l'hagiographie de ce saint très rare dans la toponymie française qu'est saint Genou, et pour cela reportons-nous une nouvelle fois au livre si précieux (et lui aussi bien rare) de Mgr Jean Villepelet, Les Saints Berrichons (Tardy, deuxième édition, 1963). On y apprend qu'une Vita Sancti Genulphi, rédigée au XIe siècle, fait de ce saint un Romain, envoyé de Rome par Sixte II avec son père, saint Genit, pour évangéliser la Gaule. Dans une version ultérieure, Genit est un simple compagnon de Genou. Veut-on masquer cette trop simple évidence : Genit géniteur de Genou, lui-même portant en germe la génération ? En tout cas, Le Dictionnaire Historique de la Langue Française (Robert) indique que le nom de genou dans les langues indo-européennes (latin, grec, langues indo-iraniennes) " est sans doute à rapprocher de la racine *gne-, *gen(e)- naître (latin gignere, grec gignesthai) selon l’usage ancien de faire reconnaître le nouveau-né en le mettant sur les genoux de son père ».
Entre parenthèses, cela ne rend que plus cohérent le choix de Rabelais de faire naître Gargantua par l'entremise d'une native de Saint-Genou.
Selon la tradition, Genou aurait vécu très saintement et accompli quantité de miracles en un lieu appelé autrefois Celle-des-Démons, et identifié aujourd'hui avec la commune de Selles Saint-Denis, près de Salbris, en Sologne. En effet, le village se nommait autrefois Selles Saint-Genou, une fontaine et une chapelle portant encore son nom (Genoulph).
Il semblerait que les reliques du saint aient été transportées à Saint-Genou à la création du monastère au IXe siècle (cette translation aurait eu lieu un 10 juin, fixant ainsi la date de la fête de saint Genou, dont la mort serait survenue le 17 janvier).
Selles-sur-Nahon, une commune proche de Saint-Genou, était auparavant identifiée comme le Cella supra Nahonem de la Vita. "Saelles" en 1222, elle se nomme au XVIIè Celle-Saint-Genou, mais est appelée aussi, de par la légende, Celle-le-Diable ou Selles-le-Démon. Il est dit que saint Genou et saint Genit y construisirent une église dédiée à saint Pierre où ils furent ensevelis. Il existait aussi un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Genou. Le Nahon désigne aussi bien l'affluent du Fouzon que celui de la Sauldre, à Selles Saint-Denis.
Par curiosité et réflexe quasi professionnel, j'ai tracé l'alignement Selles Saint-Denis - Saint-Genou : or, il passe à proximité de Selles-sur-Nahon. L'insistance sur le diable ou les démons laisse penser que le culte de saint Genou a certainement remplacé une dévotion païenne très ancienne, probablement liée à une source sacrée, source guérisseuse. Saint Genou lui-même apparaît comme un saint guérisseur, du "feu d'enfer" tout d'abord, puis des gouttes (les gouttes désignant d'ailleurs en berrichon des sources). C'est bien sur cette attribution que Genou est une nouvelle fois citée dans le Gargantua, tout de suite après une autre vieille connaissance :
O (dist Grandgouzier) les faulx prophetes vo' annoncent telz abuz. Blasphement ilz en ceste faczon les iustes & sainctz de dieu, qu'ilz les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains. Comme Homere escript que la peste fut mise en l'oust des Gregoys par Apollo. Et comme les Poetes faignent un grand tas de Veioves & dieux malfaisans. Ainsi preschoit à Sinays un Caphart, que sainct Antoine mettoit le feu es iambes, & sainct Eutrope, faisoit les hydropicques/ & saint Gildas les foulz, sainct Genou les gouttes. (C'est moi qui souligne).01:05 Publié dans Verseau | Lien permanent | Commentaires (4)