06 janvier 2008
Apollon Grannus, Erichtonios et Sirona
Cette eau qui court souterrainement, mélusinienne ou diabolique, j'avais souvenance d'en avoir eu un exemple celtique. Un rangement de revues m'a permis de remettre la main sur le numéro 162 des Dossiers d'Archéologie, de juillet-août 1991, consacré à "Grand, prestigieux sanctuaire de la Gaule". Ce petit village des confins de la Champagne et de la Lorraine abrite quelques-uns des plus formidables vestiges du monde romain dont un amphithéâtre de 17 000 places ( alors que Grand ne compte plus actuellement que 518 habitants). Sur ce plateau calcaire dont l'aridité est notoire, c'est pourtant à un sanctuaire de l'eau, dédié à Apollon-Grannus, dieu-guérisseur, que nous avons à faire. Une résurgence, près de l'église, est le point central d'un territoire défini, d'une part par un rempart hexagonal renfermant le temple, d'autre part par une enceinte circulaire (ou pomerium) dont l'empreinte est encore nettement visible (les anciens cadastres la mentionnent comme "la Voie Close"). Une vaste étude hydrogéologique menée grâce au mécénat d'EDF a clairement établi que les Romains avaient une parfaite maîtrise du réseau hydrologique souterrain : pour que la source se manifeste en toute saison, ils avaient aménagé un système de galeries de part et d’autre de la rivière souterraine permettant ainsi de capturer les eaux de deux bassins versants latéraux.
La christianisation du site se lit à travers l'histoire de sainte Libaire : "Selon la légende dorée, Libaire, l’une des cinq enfants d’une famille patricienne, convertie au christianisme, fut martyrisée en 362 sous le règne de Julien l’Apostat pour avoir refusé de sacrifier aux dieux païens. Elle fut décapitée à l’extérieur du sanctuaire, en bordure de l’ancienne voie romaine de Grand à Soulosse. Et là le miracle se produisit. Elle prit elle-même sa tête et, entrant dans Grand, vint la laver à la source qui était " au milieu de la cité, puis elle s’endormit dans le Seigneur " et si un infirme buvait de l’eau où sainte Libaire était venue laver sa tête, il était guéri."
Ce site fascinant pose encore nombre de questions. Ainsi, le tracé du rempart n'a pas encore reçu d'explication. Aucune contrainte du relief, aucune nécessité militaire ne justifie ses six côtés irréguliers. "C'est d’ailleurs, signale Chantal Bertaux, le seul rempart de l’époque gallo-romaine en Lorraine à avoir été édifié en temps de paix." Elle écrit en 1991 qu'il s'agit peut-être "d'une projection au sol d'un schéma astral." Depuis la parution du dossier, aucun élément nouveau n'a été découvert si l'on en juge par la lecture du site de Grand, qui ne fait que reprendre sous une forme condensée les données établies voici dix-sept ans.
Pourtant, si l'on évoque un possible schéma astral, il n'est pas très compliqué de consulter un atlas d'astronomie pour rechercher si le dessin d'une constellation donnée peut bien correspondre avec la figure hexagonale du rempart. Disons tout de suite que je n'ai pas trouvé l'adéquation parfaite qui ne laisserait aucun doute sur l'intention des constructeurs, mais il y a tout de même lieu de s'interroger sur une possible convergence avec la constellation du Cocher (Auriga).
Plan du site de Grand
Le Photo-Guide du ciel nocturne de Delachaux et Niestlé écrit (p. 444) que "Le Cocher dessine sur le ciel un hexagone irrégulier reliant, dans le sens des aiguilles d'une montre, Capella à Ε, ι Aur puis à β Tau qui, sans faire officiellement partie de la constellation, est ordinairement incluse dans l'hexagone), enfin à θ et β Aur."
Plus que la forme, qui n'est - je dois le reconnaître - que bien approximativement celle du rempart, la symbolique du Cocher rencontre celle qui est à l'oeuvre à Grand. En effet, le Cocher, une des premières constellations à porter un nom, symbolise un conducteur de char qui est, tantôt Héphaïstos, tantôt son fils Erichtonios, tous deux boiteux et, selon les Grecs, inventeurs du dit char. Or Erichtonios n'est autre qu'un dieu-serpent : " Selon la version la plus couramment admise, Héphaïstos rattrapa sur l'acropole Athéna, qu'il poursuivait de ses assiduités, mais celle-ci lui résistant, le dieu laissa échapper son sperme sur la cuisse de la déesse. Athéna nettoya la souillure à l'aide d'une boule de laine qu'elle arracha à son péplos et jeta ensuite sur le sol. De cette fécondation naquit Erechtonios (ou Cécrops). II en garda une double nature : la partie supérieure de son corps était humaine mais il possédait une queue de serpent, ce qui, comme tous les autres monstres possédant le même attribut, fait incontestablement de lui un γη-γενής, gegenès, un "fils de la terre". Pour les Athéniens, il est non seulement le premier roi mais le héros fondateur, le père, l'ancêtre commun à tous."
Naissance d'Érichthonios : Athéna reçoit le nouveau-né des mains de Gaïa,
Erichtonios, considéré parfois aussi comme un dieu "autochtone", autrement dit comme un enfant spontané de la Terre (Gaïa), exprime bien la nature même du sanctuaire de Grand, fondé, on l'a vu, sur une source, une résurgence d'un réseau souterrain aux sinuosités multiples. Dieu-serpent, il n'est donc pas sans parenté avec Mélusine, liée également aux vertus et vertiges des entrailles humides de la terre. Claude Lecouteux, dans son ouvrage sur Mélusine (Payot, 1982, p. 41-42), signale qu'en "dehors des hypothèses étymologiques, onomastiques peu sérieuses, il faut citer le rapprochement que R. Philippe fait entre Mélusine et Cécrops. Lusignan est situé tout près de Melle-sur-Belonne, l'ancienne Metallum des Romains ; il y avait là un gisement de plomb argentifère et sans doute une tradition d'exploitation minière, c'est-à-dire, note R. Philippe, qu'on avait dû adorer, de très haute antiquité, un dieu-serpent comme c'était le cas primitivement à Athènes. Or, Cécrops est attaché à d'anciennes traditions métallurgiques et il symbolise la richesse du sol. Si R. Philippe n'explique pas l'origine du nom, sa thèse rejoint celle de Littré qui voyait dans un des noms du serpent en breton l'origine de Mélusine."
Ces hypothèses rejoignent par ailleurs celle, plus récente, d'Anne Lombard-Jourdan pour qui Mellusine (elle l'orthographie avec deux l) est composé de trois éléments : "1° le radical d'origine celtique lus (ou luz) qui désigne "un serpent d'eau douce"; 2° le radical également celtique *mel-s, au sens de "membre, partie" (d'homme ou d'animal) ; 3° le suffixe latin -ina." (Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p. 250)
Mais Erichtonios a aussi une vocation céleste, en tant qu'inventeur du char, il est élevé au ciel par Zeus. En cela il s'apparente à l'Apollon, dieu céleste et lumineux. Signalons encore que l'Apollon Grannus est parfois associé dans les inscriptions à sa parèdre Sirona. Or celle-ci est représentée avec la corne d’abondance et quelquefois un serpent, comme sur un des piliers de Vienne-en-Val, dans le Loiret, où elle est associée non seulement à Apollon mais aussi à Hercule et Minerve. On la retrouve aussi, toujours avec le serpent, encore dans l'est de la France, au sanctuaire d'Ihn.
Sirona à Vienne-en-Val
Pour conclure, observons que la laine ( (ἔριον / érion) qui entre dans le nom d'Erichtonios se retrouve curieusement dans l'histoire de la Malnoue à Aubigny, quand les cardeurs bouchèrent, avec une énorme pelote de laine. le gouffre ouvert par la Malnoue et d'où elle inondait la ville,
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22 décembre 2007
La Malnoue, saint Généfort et la Vierge au goître
Revenant du Musée Bertrand jeudi dernier, je me suis attardé un moment au Plaisir de Lire, la petite librairie solitaire du bout de la rue Grande. En feuilletant un livre sur Les Mystères du Berry, j'ai trouvé de nouvelles informations bien intéressantes. Je me méfie en général de ce genre d'ouvrages qui aime à monter en épingle les soi-disant traditions de sorcellerie berrichonne. Je ne prétends pas qu'elles n'existent pas, mais elles occupent dans l'esprit du paysan berrichon beaucoup moins de place qu'on a bien voulu le faire accroire. Une enfance tout entière passée à la campagne fonde ma conviction sur ce point. Certes, il existe de nombreux "panseurs" et guérisseurs ; une véritable médecine traditionnelle perdure discrètement. Cela n'a pas grand chose à voir avec la sorcellerie. Jamais je n'entendis parler de sorcier ou de sorcière avant certaines émissions de télévision qui firent grand bruit.
Bref, je feuillette le livre (que je n'achète point, que l'auteur - Jean-François Ratonnat - m'en excuse) - une sorte de compilation où se mêlent jeteurs de sorts, légendes, saints et sources miraculeuses. A l'article Chabris, je n'apprends rien de plus sur saint Phalier ; en revanche, je découvre des aspects de Chaon tout à fait inédits pour moi. Chaon, qu'on se rappelle, est cette petite ville au sud de Souvigny-en-Sologne qui fleure bon le Chaos... Il est d'ailleurs curieux qu'elle soit répertoriée en Berry, mais il est vrai que nous sommes dans une zone frontalière.
De mémoire, je vous redis ici ce que j'ai lu. Tout d'abord sous l'église du village coulerait la Malnoue, une rivière souterraine, fille du Diable, qui serait à l'origine de certaines crues catastrophiques. On entendrait son murmure inquiétant si on plaçait son oreille contre la dalle.
En cherchant sur le net, j'ai appris que la Malnoue était une légende commune à toute la Sologne, recouvrant une entité géologique tout à fait réelle, à savoir une nappe phréatique très importante : "La légende de la Malnoue, est partout dans la Sologne et l’on affirme que dans certains de ses exécutoires l’on envoya des canards bagués dont certains refirent leurs apparitions dans la source du Loiret. Si cela est le cas, cela referait l’histoire du Loiret qui ne serait donc pas seulement alimenté par des pertes de la Loire, mais aussi par une nappe phréatique de la Sologne." Sur un site perso, un certain Antoine Peillon définit ainsi la Malnoue : " Selon d'anciennes légendes de Sologne, on appelait "malnoues" les mares et les étangs ensorcelés, où le malin engloutissait celles et ceux qu'il destinait à ses marmites infernales. Chants mystérieux, silhouettes de jeunes femmes dévêtues, gibiers fabuleux... : autant de sortilèges qui attiraient fatalement les bergères trop curieuses, les avides braconniers et les voyageurs égarés par la brume, jusqu'aux vases maléfiques des malnoues. Dans La Malvenue de Claude Seignolle, le meunier de Ménétréol explique aussi : "En ce moment, sous nos pieds, il y a un grand fleuve qui court d'un bout à l'autre de la grande bouche de la Loire. Toute la Sologne flotte comme ces îlots d'herbes que tu vois sur les étangs. Ce fleuve, d'aucuns l'appellent la Malnoue, on dit qu'il va se jeter dans l'Océan, toujours courant par en dessous la terre."
Ce roman de Claude Seignolle (par ailleurs auteur lui-même d'un ouvrage sur le Berry des traditions et des superstitions) est décrit ainsi par Roland Ernould : "Dans La Malvenue le récit s'organise surtout autour du marais qui jouxte les champs peu généreux du paysan Moarc'h, un breton venu dans le pays jadis. Lieu réputé aux alentours comme habité par une entité maléfique, s'y risquer ne peut amener que la mort du téméraire. Or, par appât du gain, Moarc'h a commis une double violation en cherchant à gagner de la terre sur le marécage. En fin de journée lui a pris l'idée d'aller plus loin que ses limites ordinaires, et il a volé au marais quelques sillons complémentaires, alors qu'un pressentiment l'en détournait :"Quelque chose l'oppresse. Il se sent seul avec ce mystère dont il se gaussait avant. Il a soudain envie d'en finir, de rentrer à la Noue. Mais un sillon en appelle un autre, aussi vrai qu'un verre demande à être rempli aussitôt vide." (268)Cette première transgression, pénétrer la nuit tombante dans l'espace maléfique de la Malnoue, rivière souterraine liée à Mélusine, est doublée d'une seconde, une profanation, puisqu'il a tranché avec le soc de sa charrue la tête d'une statue. Il l'emporte chez lui."
Cette relation à Mélusine nous intéresse bien sûr au plus haut point ; R. Ernould développe cette allusion un peu plus loin : "Le marais dépend du vaste ensemble hydrogéologique de la Malnoue, nappe d'eau ou fleuve souterrain, symbolisé par l'évocation de Mélusine, bien connue en Bretagne. Mélusine a une double caractéristique aquatique et lunaire, et elle est considérée comme ayant un pouvoir de fécondité. La tête de la statue a eu jadis un pouvoir érotique puissant. La femme de Moarc'h ne pouvait pas avoir d'enfant et son époux n'était guère vaillant au lit. Mais la nuit où la pierre pénètre dans la maison, les époux entrent en émoi et conçoivent l'enfant, une fille, Jeanne."
Tout ceci confirme en tout état de cause la place essentielle des sources sacrées qui a été mise en lumière lors de l'inventaire des Souvigny.
En ce qui concerne les statues, l'église de Chaon en renferme deux de première importance. Tout d'abord un saint Généfort, dont le rôle aurait été, selon l'auteur, de vivifier les "membres faibles" (en interprétant donc la racine gen comme celle de la génération, comme avec saint Genou). Autant dire qu'il serait là l'analogue de saint Phalier. Nous connaissons bien saint Généfort qu'Anne Lombard-Jourdan rapproche de Sucellus- Cernunnos, à la faveur d'une autre étymologie (le verbe guiner qui voudrait dire frapper). Il n'y a peut-être pas d'antinomie entre les deux propositions et Généfort/Guinefort condenserait les deux symbolismes sexuel et guerrier si l'on veut bien admettre, comme je le suggérai récemment, que "sur le système symbolique celtique, les Romains ont greffé ensuite leur propre mythologie, sans toucher à l'essentiel. Ainsi Priape se serait-il plus ou moins substitué à Sucellus, sans doute par le truchement d'une divinité comme Sylvain qui présente des caractères communs aux deux divinités en question. "
La seconde statue est celle d'une Vierge dite au goître, une représentation très inhabituelle de la madone. Rappelons que le goître, affection résultant d'une hypertrophie de la thyroïde (maladie fréquente chez les solognots, explique Ratonnat, mais cela ne saurait justifier qu'on en affuble la Mère du Christ), tire son nom du latin guttur, gorge. Et nous sommes donc là en totale cohérence avec le symbolisme de saint Blaise du Souvigny voisin dont j'ai parlé naguère.
Et ce n'est sans doute pas fortuitement que Seignolle choisit le prénom de Blaise pour l'amoureux de la Malvenue :
"Après diverses péripéties, la Malvenue jette les débris de la tête de la statue dans le marais, avec des conséquences physiques et météorologiques, comme toutes les fois où une puissance infernale est concernée :"La surface écume en gros bouillons qui montent du fond et éclatent avec des puanteurs fétides. On dirait que la Malnoue est soudain un immense chaudron bouillant sur une des bouches de l'enfer". (356)L'orage éclate, électrise la Malvenue, qui offre son pucelage à l'amoureux qui l'avait accompagnée :"Jeanne tire Blaise à elle. Il s'allonge à côté d'elle, sous la pluie, dans la boue. Blaise veut le corps de Jeanne. Il tire l'étoffe collée à la peau. La fille s'allège pour l'aider. Il pleut, pleut... Blaise s'impatiente. il a un geste plus brusque. Tout vient d'un coup. L'eau du ciel ruisselle, ruisselle... Jeanne est nue, luisante de pluie. Elle dresse les bras et les referme sur Blaise." (359) La Malvenue ne pouvait devenir femme que dans l'élément constitutif de la Malnoue, l'eau, et sous l'influence de Mélusine, son entité."
Pour finir :
le 3 février 1978, jour de saint Blaise, Truphémus et Calaferte conversent à la suite d'une exposition de peinture qu'ils ont jugé sévèrement :
"(...) Nous sommes tombés d'accord sur cette constatation que ce que nous apprenons au cours de notre vie et grâce à nos travaux n'est que confirmation de ce que nous pressentions dans notre jeunesse, alors que mille connaissances nous faisaient encore défaut.
- Nous ne faisons en vieillissant, m'a-t-il dit, que nous approcher du noyau.
- Mais nous savions à seize ans que le noyau existe, ai-je ajouté, à son approbation."
(Le Spectateur Immobile, Carnets IV, p. 21)
23:25 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : Blaise, mélusine, Seignolle, Chaon, Malnoue, Généfort, Truphémus
20 décembre 2007
L'Esprit de la Salamandre
Il y avait longtemps que le facteur de coïncidences n'était pas passé. Et puis voilà qu'hier il est apparu à l'improviste, comme à son habitude. Je venais juste de terminer la lecture de La Montagne magique, excellente bande dessinée du japonais Jiro Taniguchi. Je n'en donnerai pas ici le résumé ( cliquer sur les liens pour l'avoir) ; il suffira pour mon propos de savoir que l'un des personnages principaux n'est autre qu'une salamandre, prisonnière, au début du récit, du petit musée de la ville, et qui se révèlera comme étant l'esprit gardien de la montagne qui la domine. Taniguchi, dans un riche entretien avec Stéphane et Muriel Barbéry (l'auteur du surprenant best-seller, L'élégance du hérisson), nous livre l'origine du choix de cette salamandre géante du Japon : "J’en avais vu une vivante dans le musée de ma ville et j’en avais gardé une impression très forte : un animal qui peut vivre plus de cent ans, est amphibie, continue à vivre s’il est coupé en deux, ne peut vivre que dans une eau parfaitement pure, etc. Je n’ai pas fait de recherches particulières pour faire la part de la réalité et de la mythologie, mais j’ai eu envie de la choisir pour mon histoire parce que c’est un animal extraordinaire, associé à des phénomènes surnaturels."
Sur ce, j'enchaîne sur la lecture du dernier Chronic'art (ou plus exactement, je la reprends, l'ayant déjà entamée la veille). Chronique *Warez#41, page 12, Le mutant du mois : désigné ainsi, c'est Thierry Ehrmann, milliardaire ultra-controversé, créateur entre autres du site art-price.com, leader mondial de l'information sur le marché de l'art.
L'auteur de l'article conclut ainsi : " En 2006, Thierry Ehrmann atteint la 237ème marche du podium des 500 plus grosses fortunes françaises. Mais Thierry Ehrmann n'est pas seulement riche, il "mène une vie bicéphale" qui explose en 1999 avec la fondation du musée "l'Organe" (avec le A de anarchie). Son idée : transformer systématiquement et progressivement la villa bourgeoise de 12000 m2 qu'il possède dans la banlieue lyonnaise en "monumentale création artistique", où se succèdent, entre autres, piscine de sang et ruines du World Trade Center. 45 artistes pour un happening continu, un procès avec le maire de la commune, 6000 visiteurs par week-end et beaucoup d'ésotérique, telle est sa Demeure du Chaos "dont la dualité est l'Esprit de la Salamandre, le souffle alchimique"."
L'esprit de la salamandre soufflait-il aussi sur moi en cet après-midi de froidure ? J'éprouvais une nouvelle fois cette petite commotion que procure l'irruption de la coïncidence. Celle-ci était d'autant plus troublante qu'elle était associée à la notion de chaos, sur laquelle j'ai abondamment disserté ces derniers temps.
Je réfléchissais encore à cette rencontre ce matin, en voiture, dans les rues de Déols, lorsque j'ai allumé la radio. Sur France-Inter, à l'heure de la rubrique Interactives, je tombai sur Monseigneur Barbarin, primat des Gaules, archevêque de Lyon, répondant aux questions des auditeurs. Or, Philippe Barbarin est directement lié à l'histoire de la Demeure du Chaos : la lecture des sites sur l'affaire Ehrmann m'ayant appris qu'une véritable guerre de religion opposait les deux hommes depuis quelques mois : " Depuis sa nomination au siège primatial des Gaules, cinq ans se sont écoulés où, le vice-benjamin du sacré collège, Monseigneur Barbarin a démontré sa stratégie « faite d'ombre et de lumière mais qui est pour le moins redoutable par ses incursions dans la société civile » analyse Thierry Ehrmann. Selon lui, ce n'est donc pas par hasard, si, un beau matin, l’archevêque de Lyon déclare au Progrès, après une question pertinente sur la polémique de la Demeure du Chaos et sa position sur le plan de l'art : "ce n'est pas de l'art mais la négation de l'art. Ce n'est pas un bon signe quand on arrive à faire coïncider chaos et œuvre d'art."
Plus curieux encore : Mgr Barbarin n'est pas sans lien avec le Berry, puisque ses racines familiales sont pour une part à Aigurande ( qui est par ailleurs la ville où j'ai séjourné le plus longtemps dans ma propre enfance). Il le rappelle lui-même dans son dernier discours de remerciement prononcé à Lyon il y a deux jours seulement (nous sommes dans l'actualité la plus brûlante) :
"Certes, je suis heureux d’avoir découvert, après de petites recherches généalogiques, les racines multiséculaires de ma famille, dans cette terre de France, à Gramat, dans le Quercy ou à Aigurande en Berry où l’on rencontre des traces de la famille dès 1450. Mais l’ancienneté ne donne aucun droit ni aucune supériorité, et ceux qui font partie de l’Église ou de la nation en sont membres à part entière, quelle que soit leur date d’arrivée dans la communauté. Je ne sais si s’applique en ce domaine la phrase de Jésus qui dit : « Les premiers seront les derniers », mais ce dont je suis sûr, c’est de l’importance de l’aujourd’hui, présent presque à toutes les pages de l’Évangile, et encore dans celle qu’il nous était donné de méditer ce matin (Luc, 5, 26)."
Remarquons aussi qu'avant Aigurande, Philippe Barbarin cite Gramat en Quercy. Or, qu'est-ce que le Quercy ? sinon la province dont Cahors est la capitale.
Le chaos à la racine même des Barbarin...
Jacques Truphémus, Fenêtre en Cévennes, huile sur toile, 2003
Dernière petite chose : cet après-midi, je visitais le Musée Bertrand, l'occasion de revoir les restes du tympan de Déols et la stèle de Cernunnos, et j'appris de la bouche même de la conservatrice qu'une des prochaines expositions au couvent des Cordeliers serait consacrée au peintre lyonnais Truphémus.
Je ne connais guère sa peinture, mais je me souvenais que son nom était souvent cité par Louis Calaferte, lorsque je découvris son Journal en 1993 (acheté dans un magasin de récupération de stocks d'usine - Récup'Auto). Calaferte, l'anarchiste mystique, peut-être le seul qui aurait pu réconcilier, qui sait ? Ehrmann et Barbarin... Je reprends le volume pas ouvert depuis longtemps et je ne peine guère à trouver le passage suivant : " Quelques heures en compagnie d'un homme de la qualité de Truphémus est un privilège pour l'esprit." (Le spectateur Immobile, carnets IV, 1978-1979, L'Arpenteur, p. 79)
Or, dans le billet de Lyonpeople déjà cité, on peut lire : "Sa rencontre avec Jacques Truphemus nous apprend que le cardinal aime les arts et les lettres chez ses protégés. Alors pourquoi une telle violence contre les 2 700 œuvres de la DDC ?"
23:45 Publié dans Le Facteur de coïncidences | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : Chaos, salamandre, Barbarin, Aigurande, Ehrmann, Truphémus, Calaferte
19 décembre 2007
Le pommier de saint Marien
Comme un pommier parmi les arbres d’un verger,
Ainsi mon bien-aimé parmi les jeunes hommes.
A son ombre, désirée, je me suis assise,
Et son fruit est doux à mon palais.
(Cantique des Cantiques )
L'axe Saint-Genou - Saint-Ambroix n'a pas encore livré tous ses secrets : en le prolongeant quelque peu vers l'est, j'eus la surprise de rencontrer le hameau du Grand Malleray. Celui-ci est loin d'être anodin, étant placé sur le fameux méridien de Toulx Sainte-Croix qui s'exalte jusqu'à Mehun-sur-Yèvre. J'ai déjà signalé la concentration de lieux phonétiquement proches autour de cet axe majeur, concentration que j'avais mise en relation avec le cheval Mallet, bête diabolique décrite par Henri Dontenville.
Une autre piste se présente aujourd'hui à moi à la lecture du livre toujours aussi précieux de Stéphane Gendron, Les noms de Lieux de l'Indre : l'étymologiste propose en effet de rattacher Malleray au latin malum "pomme". Ce toponyme est peu fréquent dans le département : cinq occurrences seulement ont été relevées, dont deux à Palluau. Sur les cinq, je n'ai pu en repérer qu'une seule, La Malleraie, sur la carte IGN au 1/25000, qui se situe, est-ce un hasard ? sur l'axe Palluau-Saint-Genou.
Le méridien de Toulx passe à proximité de Saint-Marien, un petit village de la Creuse situé presque à l'intersection de quatre départements, outre la Creuse, le Cher, l'Indre et l'Allier. Il doit son nom à un ermite du milieu du Vème siècle. Né à Bourges, Marien, après avoir vécu six ans au monastère de Pressigny, au sud de Tours, se retira pendant 44 ans dans la solitude près d'Epineuil-le-Fleuriel (le village d'Alain-Fournier). Vers la fin de sa vie, il aurait remonté la rive droite du Cher et se serait installé à l'ermitage d'Entraigues, au confluent du Cher et de la Tardes, "au fond des gorges où, nous dit Grégoire de Tours, il se nourrit de miel et de fruits sauvages ; souvent beaucoup de monde venait le voir. C'est là qu'on le trouve mort en 513, sous un pommier sauvage." ( Microtoponymie rurale et histoire locale, Pierre Goudot, Cercle d'Archéologie Montluçon, 2004, p. 260)
Saint Marien, comme saint Martin à Candes, meurt donc près d'un confluent. Il a sans doute pris la place d'une ancienne divinité celtique liée aux eaux, peut-être le Mars Condatis celtique (l'église d'Epineuil est également placée sous le vocable de saint Martial). Près de Jurigny sur la commune de Saint-Marien, la fontaine d'Arnon est située non loin des sources de l'Arnon, affluent du Cher et rivière sacrée s'il en est. Un pèlerinage y était organisé le 10 octobre (le dernier remonterait à 1892).
00:45 Publié dans Scorpion | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Marien, Mars, pommier, Toulx, Epineuil
06 décembre 2007
Le chaos et la forêt
Hé Dieux! que le temps m'anuie,
Un jour m'est une sepmaine;
Plus qu'en yver longue pluie,
M'est ceste saison grevaine.
Helas! car j'ay la quartaine,
Qui me rent toute estourdie
Souvent et de tristour pleine:
Ce me fait la maladie.
Christine de Pizan (Ballade XLIII)
Revenons sur l'axe Saint-Genou ¬ Saint-Ambroix, parallèle d'où a émergé la géométrie sacrée de saint Outrille et de saint Phalier : j'ai pu mettre en évidence le point commun entre les deux saints donnant leur nom aux deux localités, à savoir que tous les deux furent évêques de Cahors. Cette dernière ville devant être mise en rapport elle-même avec le chaos.
L'autre grande direction cardinale issue de Saint-Genou, son méridien, nous avait amenés à Sainte-Gemme et au bois de Souvigny, toponyme dont un inventaire a mis « en lumière un complexe cultuel situé sur des zones frontalières, au coeur d'un massif forestier, en relation avec les puissances souterraines incarnées par la présence de sources sacrées. Si l'on recherche quelle divinité celtique pourrait bien avoir été au centre d'un tel complexe, on ne peut que penser au Silvain gallo-romain, assimilé au gaulois Sucellus, le dieu au maillet que j'ai déjà évoqué au sujet de Levroux. »
Christine de Pizan instruisant son fils
Or, les thématiques portées par ces deux directions cardinales, le parallèle et le méridien, ne sont pas sans lien dans l'imaginaire des hommes du Moyen Age ; c'est ce que j'ai découvert grâce à un de ces livres glanés au Bleu fouillis des mots, la librairie d'ancien de Châteauroux. Dans La couleur de la mélancolie sous-titrée La fréquentation des livres au XIVe siècle 1300-1415 (Hatier, 1993), Jacqueline Cerquiglini-Toulet écrit que la matière, « c'est l'unité primitive, le chaos primordial tel que Christine de Pizan le présente au début de L'Advision, l'indivision première.
Le grand ymage, dont a son commencement ce dit livre parle, pour tout le monde puet estre pris ; c'est asavoir ciel, terre et abeisme. Son nom qu'escript en son front portoit, c'est assavoir Chaoz, puet estre entendu que a son commencement les pouetes anciens nommerent la masse que Dieu fourma, dont il trey ciel et terre et toutes choses, chaos, qui est a dire confusion, qui encore assez est au monde. Les .ii. Conduis qu'il avoit par ou peüz estoit et purgiéz se puet entendre la naissance de toutes corporelles choses, et aussi la mort de toute creature vive.
« Glose sur la premiere partie de ce present volume », in L'Advision Christine (Ed. C. Réno), pp. 1-2.
( La grande image dont parle ce livre à son début peut être prise pour l'ensemble du monde ; à savoir le ciel, la terre et l'abîme. Le nom qu'elle porte écrit à son front, chaos, peut être entendu de cette manière : au commencement du monde, les anciens poètes nommèrent la masse que Dieu forma et dont il tira le ciel, la terre et toutes choses, chaos, c'est-à-dire confusion, laquelle est encore bien présente dans ce monde. Par les deux tuyaux de l'image, par lesquels elle était nourrie et purgée, on peut comprendre la naissance de toutes les choses corporelles, et aussi la mort de toute créature vivante.) »
L'auteur poursuit ainsi : « Ce chaos peut être vu comme forêt, materia prima, hylè des Grecs. C'est la forêt obscure dans laquelle se trouve Dante au début de La Divine Comédie, « chose dure à dire, sauvage et âpre et forte » (Enfer, chant 1er, vv. 4-5), cette « silve » qu'évoque Christine de Pizan dans son Chemin de Long Estude (v. 1131), profondeur ténébreuse de l'informe à valeur d'enfance. La matière en tant qu' origine renvoie à l'élémentaire et la forêt en constitue, métaphoriquement, le paradigme. » (p. 70)
Cette longue citation - trouvée presque accidentellement alors que je feuilletais ce volume longtemps après l'avoir l' acheté - donne encore plus de cohérence au schéma symbolique ordonné autour de Saint-Genou et donne un sens jusque-là encore inaperçu à certains noms présents sur les cartes. Ainsi, j'étais intrigué par cette forêt de Chaon près de Souvigny-en-Sologne ; vue à la lueur du passage ci-dessus, c'est presque un pléonasme qu'on peut alors y lire.
L'idée de naissance attachée au chaos est également illustrée par l'importance donnée dans ce village à la fête de saint Blaise. Placée là au 31 janvier, selon le Quid, elle est plus traditionnellement attribuée au 3 février. Or, ce 3 février est précisément la date donnée par Rabelais pour la naissance de Gargantua, dont nous avons déjà vu avec la vieille de Brise-Paille le lien avec Saint-Genou. Situé exactement quarante jours après Noël et quarante jours avant Pâques, le 3 février a sans doute été choisi, pense Anne Lombard-Jourdan, parce que la spécialité du saint était de soigner la gorge, « si présente dans la nomenclature de la famille Gargantua et dans l'histoire du géant. Mais il faut prendre aussi en considération la signification du nom du saint. » (Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p.52). Analyse partagée par Philippe Walter pour qui Rabelais inscrit « délibérément le mythe gargantuesque dans la tradition et la religion carnavalesque. A la fois lieu de parole, lieu d'absorption des aliments, , lieu de circulation du souffle vital (en allemand blasen signifie « souffler »), la gorge de Blaise (ou de Gargantua) renvoie à celle du loup divin, l'homme-loup (ou l'homme-ours) qui gouverne les cycles du Temps mais aussi les liturgies de Carnaval : la musique sur les instruments à vent, le grand manger, la sortie de l'ours (ou du loup-garou) prédateur, autant de rites qui renvoient à un temps originel cherchant à établir les principes d'un ordre par rapport auquel l'homme devra se définir. » (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p. 103)
Pour conclure provisoirement, je songe encore à la rivière qui coule à Souvigny-de-Touraine, dont le nom, l'Amasse, renvoie peut-être à « la masse que Dieu forma et dont il tira le ciel, la terre et toutes choses, chaos ». Ici encore, la naissance est sur-signifiée par la présence de fonts baptismaux très anciens (Vème-VIème siècle) et d'un lavoir construit à l'emplacement d'une fontaine sacrée gauloise.
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