Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : saint ursin

Les stèles de Saint-Ambroix

Saint-Ambroix n'est plus qu'un modeste village de 378 habitants, mais à l'époque gallo-romaine où il se nommait donc Ernodurum,  il avait une toute autre ampleur. Comme le montre avec éloquence la carte des voies romaines établie par F. Dumasy et L. Laüt dans Berry Antique (Atlas 2000, 21ème supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, p.113) :



Saint-Ambroix apparaît ici comme une localité importante de la cité biturige, étape sur la voie romaine reliant Saint-Marcel à Bourges (Argentomagus à Avaricum).
Autres indices indiscutables, les magnifiques stèles funéraires qui y furent découvertes au début du XXème siècle et qu'on l'on peut admirer en particulier au Musée Bertrand à Châteauroux. Je me réjouis d'ailleurs de lire sur le site de Gérard Coulon - archéologue, historien et écrivain natif de Mézières-en-Brenne, fondateur et premier conservateur du Musée d'Argentomagus -, qu'il va entreprendre, en  collaboration avec Simone Deyts, professeur à l’Université de Bourgogne à Dijon et éminente spécialiste de la sculpture gallo-romaine,  l’étude scientifique de ces stèles : " L’accord enthousiaste de la ville de Châteauroux - qui en possède la plus grande partie - nous permet de commencer cette étude dès l’automne prochain. Notre travail aboutira à la publication d’un répertoire illustré."


© Gérard Coulon

La venue d'Ambroix à Ernodurum en devient encore moins anodine. Ce n'est pas dans un misérable village de seconde zone que l'évêque achève sa pérégrination et sa destinée terrestre, mais bien dans une agglomération qui connut une prospérité certaine et dont l'aura devait être encore forte dans ce Haut Moyen Age où il vécut.

Lire la suite

11 septembre 2007 | Lien permanent

Le feu secret du Saint-Fleuret

stele-sauzelles-inscription.jpgA l'heure où nous découvrîmes la stèle de Sauzelles, au coeur de l'après-midi, le soleil avait basculé depuis longtemps de l'autre côté de la falaise. Un couple d'habitants du hameau, qui nous avait indiqué le bon chemin, nous avait prévenus : il valait mieux venir de bon matin. J'ai regretté d'avoir oublié la boussole que je m'étais promis d'emmener, mais il était clair que seuls les rayons matutinaux pouvaient illuminer le monument. On a un aperçu de ce que ça doit donner avec une photo d'Hellio et Van Ingen*, deux excellents photographes naturalistes qui hantent la Brenne depuis des décennies. Néanmoins j'aimerais m'en assurer par moi-même et je me suis promis de revenir par ici aux alentours du 1er mai.

Pourquoi le 1er mai ? Tout simplement, rappelons-le, parce que c'est la date où l'on allait autrefois implorer le bon saint Fleuret. Il fallait s'y rendre avant le lever du soleil. Il me faut absolument vérifier si, à cette époque, le monument jouit d'une lumière particulière. A voir donc.

En tout cas, cette attention au soleil levant n'est pas anodine. Pour Anne Lombard-Jourdan, « tout nous porte à croire que les Gaulois adoraient le « soleil croissant », le soleil levant", et elle montre que la fleur de lis des rois de France n'est autre que l'héritière d'un ancien symbole solaire, qu'elle décrit comme « composé d'une croix à branches égales, dont le bras supérieur se divisait pour retomber à droite et à gauche sous forme d'une double courbe (geminae cristae). (...) Il évoquait le soleil à son lever, au moment où il croît. » (Fleur de lis et oriflamme, Presses du CNRS, 1991,  p.87)

 

blasons-crapaud.jpg

Le 1er mai, c'est aussi une date importante dans le festiaire celtique puisque c'est la date de Beltaine, la troisième des quatre grandes fêtes annuelles :

« Beltaine, « feu de Bel » est, au 1er mai, la fête du feu et des maîtres du feu et des éléments atmosphériques, les druides. Fête sacerdotale par excellence, elle indique le début de la saison claire et aussi le commencement de l'activité guerrière. Il n'y a pas d'équivalence continentale attestée mais, dans toute l'Europe, y compris l'ancien domaine celtique, le folklore de mai est immense et varié. C'est surtout celui qui a été le plus difficilement christianisé. » (Françoise Le Roux, Christian-J Guyonvarc'h, La société celtique, Ouest-France, p. 168)

La christianisation, on devine ici qu'elle a passé par l'invention de ce bon saint Fleuret qui a dû prendre la place d'une divinité solaire, peut-être Bélénos ou un avatar de celui-ci. Et de même qu'on allumait à Beltaine deux grands bûchers entre lesquels devait passer le bétail pour les préserver de la maladie, on a attribué au saint "vétérinaire" le pouvoir de protéger les troupeaux. A Estaing, comme à Sauzelles, saint Fleuret est clairement le protecteur des bestiaux. « Le culte, écrit Jean Delmas, attirait certaines années, le jour de la fête, plus de deux cents éleveurs du Nord-Aveyron et du Cantal. » Par la prière à saint Fleuret, les prêtres bénissent encore le pain, la fouace et le sel apportés par ces éleveurs. Le sel, distribué au retour du pélerinage, est sensé protéger et guérir les animaux de la ferme.

Les trois fleurs de lis d'or sur le blason d'Estaing nous apparaissent maintenant comme un indice supplémentaire de la perpétuation sous d'autres formes d'un ancien culte solaire.

 

545px-Blason_ville_Estaing.svg.png

 

____________________________

* Je ne peux que conseiller leur très beau Terre de Brenne, avec des textes de Maurice Soutif.

 

 

 

Lire la suite

27 mars 2009 | Lien permanent | Commentaires (3)

La Malnoue, saint Généfort et la Vierge au goître

Revenant du Musée Bertrand jeudi dernier, je me suis attardé un moment au Plaisir de Lire, la petite librairie solitaire du bout de la rue Grande. En feuilletant un livre sur Les Mystères du Berry, j'ai trouvé de nouvelles informations bien intéressantes. Je me méfie en général de ce genre d'ouvrages qui aime à monter en épingle les soi-disant traditions de sorcellerie berrichonne. Je ne prétends pas qu'elles n'existent pas, mais elles occupent dans l'esprit du paysan berrichon beaucoup moins de place qu'on a bien voulu le faire accroire. Une enfance tout entière passée à la campagne fonde ma conviction sur ce point. Certes, il existe de nombreux "panseurs" et guérisseurs ; une véritable médecine traditionnelle perdure discrètement. Cela n'a pas grand chose à voir avec la sorcellerie. Jamais je n'entendis parler de sorcier ou de sorcière avant certaines émissions de télévision qui firent grand bruit.
Bref, je feuillette le livre (que je n'achète point, que l'auteur - Jean-François Ratonnat -  m'en excuse) - une sorte de compilation où se mêlent jeteurs de sorts, légendes, saints et sources miraculeuses. A l'article Chabris, je n'apprends rien de plus sur saint Phalier ; en revanche, je découvre des aspects de Chaon tout à fait inédits pour moi. Chaon, qu'on se rappelle, est cette petite ville au sud de Souvigny-en-Sologne qui fleure bon le Chaos... Il est d'ailleurs curieux qu'elle soit répertoriée en Berry, mais il est vrai que nous sommes dans une zone frontalière.

3bd4c7e7e72c6c2f8f332a0088d04581.jpg

 


De mémoire, je vous redis ici ce que j'ai lu. Tout d'abord sous l'église du village coulerait la Malnoue, une rivière souterraine, fille du Diable, qui serait à l'origine de certaines crues catastrophiques. On entendrait son murmure inquiétant si on plaçait son oreille contre la dalle.

En cherchant sur le net, j'ai appris que la Malnoue était une légende commune à toute la Sologne, recouvrant une entité géologique tout à fait réelle, à savoir une nappe phréatique très importante : "La légende de la Malnoue, est partout dans la Sologne et l’on affirme que dans certains de ses exécutoires l’on envoya des canards bagués dont certains refirent leurs apparitions dans la source du Loiret. Si cela est le cas, cela referait l’histoire du Loiret qui ne serait donc pas seulement alimenté par des pertes de la Loire, mais aussi par une nappe phréatique de la Sologne." Sur un site perso, un certain Antoine Peillon définit ainsi la Malnoue : " Selon d'anciennes légendes de Sologne, on appelait "malnoues" les mares et les étangs ensorcelés, où le malin engloutissait celles et ceux qu'il destinait à ses marmites infernales. Chants mystérieux, silhouettes de jeunes femmes dévêtues, gibiers fabuleux... : autant de sortilèges qui attiraient fatalement les bergères trop curieuses, les avides braconniers et les voyageurs égarés par la brume, jusqu'aux vases maléfiques des malnoues. Dans La Malvenue de Claude Seignolle, le meunier de Ménétréol explique aussi : "En ce moment, sous nos pieds, il y a un grand fleuve qui court d'un bout à l'autre de la grande bouche de la Loire. Toute la Sologne flotte comme ces îlots d'herbes que tu vois sur les étangs. Ce fleuve, d'aucuns l'appellent la Malnoue, on dit qu'il va se jeter dans l'Océan, toujours courant par en dessous la terre."

14320d195d4a62c6a201bb99bd640948.jpg


Ce roman de Claude Seignolle (par ailleurs auteur lui-même d'un ouvrage sur le Berry des traditions et des superstitions) est décrit ainsi par Roland Ernould : "Dans La Malvenue  le récit s'organise surtout autour du marais qui jouxte les champs peu généreux du paysan Moarc'h, un breton venu dans le pays jadis. Lieu réputé aux alentours comme habité par une entité maléfique, s'y risquer ne peut amener que la mort du téméraire. Or, par appât du gain, Moarc'h a commis une double violation en cherchant à gagner de la terre sur le marécage. En fin de journée lui a pris l'idée d'aller plus loin que ses limites ordinaires, et il a volé au marais quelques sillons complémentaires, alors qu'un pressentiment l'en détournait :"Quelque chose l'oppresse. Il se sent seul avec ce mystère dont il se gaussait avant. Il a soudain envie d'en finir, de rentrer à la Noue. Mais un sillon en appelle un autre, aussi vrai qu'un verre demande à être rempli aussitôt vide." (268)Cette première transgression, pénétrer la nuit tombante dans l'espace maléfique de la Malnoue, rivière souterraine liée à Mélusine, est doublée d'une seconde, une profanation, puisqu'il a tranché avec le soc de sa charrue la tête d'une statue. Il l'emporte chez lui.

661d0bcd58cc6c9df8ae87c1497cf379.jpg

 

Cette relation à Mélusine nous intéresse bien sûr au plus haut point ; R. Ernould développe cette allusion un peu plus loin : "Le marais dépend du vaste ensemble hydrogéologique de la Malnoue, nappe d'eau ou fleuve souterrain, symbolisé par l'évocation de Mélusine, bien connue en Bretagne. Mélusine a une double caractéristique aquatique et lunaire, et elle est considérée comme ayant un pouvoir de fécondité. La tête de la statue a eu jadis un pouvoir érotique puissant. La femme de Moarc'h ne pouvait pas avoir d'enfant et son époux n'était guère vaillant au lit. Mais la nuit où la pierre pénètre dans la maison, les époux entrent en émoi et conçoivent l'enfant, une fille, Jeanne."

Tout ceci confirme en tout état de cause la place essentielle des sources sacrées qui a été mise en lumière lors de l'inventaire des Souvigny.


En ce qui concerne les statues, l'église de Chaon en renferme deux de première importance. Tout d'abord un saint Généfort, dont le rôle aurait été, selon l'auteur,  de vivifier les "membres faibles" (en interprétant donc la racine gen comme celle de la génération, comme avec saint Genou). Autant dire qu'il serait là l'analogue de saint Phalier. Nous connaissons bien saint Généfort qu'Anne Lombard-Jourdan rapproche de Sucellus- Cernunnos, à la faveur d'une autre étymologie (le verbe guiner qui voudrait dire frapper). Il n'y a peut-être pas d'antinomie entre les deux propositions et Généfort/Guinefort condenserait les deux symbolismes sexuel et guerrier si l'on veut bien admettre, comme je le suggérai récemment,  que "sur le système symbolique celtique, les Romains ont greffé ensuite leur propre mythologie, sans toucher à l'essentiel. Ainsi Priape se serait-il plus ou moins substitué à Sucellus, sans doute par le truchement d'une divinité comme Sylvain qui présente des caractères communs aux deux divinités en question. "


La seconde statue est celle d'une Vierge dite au goître, une représentation très inhabituelle de la madone. Rappelons que le goître, affection résultant d'une hypertrophie de la thyroïde (maladie fréquente chez les solognots, explique Ratonnat, mais cela ne saurait justifier qu'on en affuble la Mère du Christ), tire son nom du latin guttur, gorge. Et nous sommes donc là en totale cohérence avec le symbolisme de saint Blaise du Souvigny voisin dont j'ai parlé naguère.


Et ce n'est sans doute pas  fortuitement que Seignolle choisit le prénom de Blaise pour l'amoureux de la Malvenue :

"Après diverses péripéties, la Malvenue jette les débris de la tête de la statue dans le marais, avec des conséquences physiques et météorologiques, comme toutes les fois où une puissance infernale est concernée :"La surface écume en gros bouillons qui montent du fond et éclatent avec des puanteurs fétides. On dirait que la Malnoue est soudain un immense chaudron bouillant sur une des bouches de l'enfer". (356)L'orage éclate, électrise la Malvenue, qui offre son pucelage à l'amoureux qui l'avait accompagnée :"Jeanne tire Blaise à elle. Il s'allonge à côté d'elle, sous la pluie, dans la boue. Blaise veut le corps de Jeanne. Il tire l'étoffe collée à la peau. La fille s'allège pour l'aider. Il pleut, pleut... Blaise s'impatiente. il a un geste plus brusque. Tout vient d'un coup. L'eau du ciel ruisselle, ruisselle... Jeanne est nue, luisante de pluie. Elle dresse les bras et les referme sur Blaise." (359) La Malvenue ne pouvait devenir femme que dans l'élément constitutif de la Malnoue, l'eau, et sous l'influence de Mélusine, son entité."

 

22e3f5dab6acfe631656339d5f7652c1.jpg

Pour finir :

le 3 février 1978, jour de saint Blaise, Truphémus et Calaferte conversent à la suite d'une exposition de peinture qu'ils ont jugé sévèrement :

 "(...) Nous sommes tombés d'accord sur cette constatation que ce que nous apprenons au cours de notre vie et grâce à nos travaux n'est que confirmation de ce que nous pressentions dans notre jeunesse, alors que mille connaissances nous faisaient encore défaut.

- Nous ne faisons en vieillissant, m'a-t-il dit, que nous approcher du noyau.

- Mais nous savions à seize ans que le noyau existe, ai-je ajouté, à son approbation."

(Le Spectateur Immobile, Carnets IV, p. 21)




Lire la suite

22 décembre 2007 | Lien permanent | Commentaires (6)

La motte de Saint-Phalier

Avant d'en revenir au Phalier phallique, une dernière précision sur laroue de Saint-Phalier. Nous avons vu que cette figure était donnée par les trois pointes d'un triangle rectangle portant toutes la marque toponymique de saint Phalier, ermite limousin. Or, sur la circonférence de cette roue, un autre site porte le nom de Saint-Phalier : il ne s'agit point d'un hameau, ni même d'une simple maison et il n'apparaît pas sur la carte IGN.

a0fc1d1410aaaf627db709a112e9f797.jpg

 

Je n'en aurais rien su sans l'ouvrage collectif Histoire et archéologie du pays de Levroux, publié avec le concours, entre autres, du CNRS en 2003. On y apprend donc qu'à "la croisée des chemins de Levroux à Vatan et à Saint-Phalier, à 1,2 km de Levroux et 2 de Saint-Phalier, se dresse une butte artificielle en terre de 22 m de diamètre et 4,5 m de hauteur, couverte par un bosquet. Le donjon de Saint-Phalier est mentionné en 1243 par le cartulaire de Levroux. Il est situé sur la limite de la franchise de Levroux définie en 1259, pour laquelle il constituait un point remarquable dont la stabilité était assurée. Le haut de la motte offrait pour le guet un site exceptionnel d'où l'on pouvait voir très loin dans toutes les directions. Monsieur Bougault-Fauchais y a pratiqué des fouilles et, selon un témoignage oral que nous avons recueilli dans les années 1970, il  y aurait trouvé une tombe à char de l'âge du Fer ; il ne reste ni mobilier ni trace écrite  de cette hypothétique découverte."

Il faut noter que dans ces tombes à char, on rencontre souvent des pièces de harnachement de chevaux, dont ces fameuses phalères dont j'ai parlé naguère.

64f3fefcd89c5c2b570077ad9759e75e.jpg

 

Lire la suite

23 octobre 2007 | Lien permanent | Commentaires (3)

De saint Genou à Diou

L'espace vide entre le carré de Saint-Genou (appelons-le ainsi provisoirement) et le cercle de Saint-Phalier correspond, disais-je,  à l'espace du torque dans la statue dite du dieu d'Orsennes. Sitôt après avoir terminé l'écriture du billet, une autre relation géométrique m'a alors sauté aux yeux. J'ai déjà mentionné l'axe Saint-Genou passant par Sougé (même origine, faut-il aussi le rappeler, que Souvigny) et désignant l'oppidum de Levroux. Or, toujours en partant de Saint-Genou, il suffit de faire basculer cette ligne de quelques degrés pour rejoindre cette fois la cité de Levroux. Et si on la prolonge, on constate qu'elle atteint Saint-Phalier en tangentant le cercle dédié à ce saint priapique, puis qu'elle traverse très exactement Ménétréols-sous-Vatan, centre de la couronne de Ménétréols, avant de rejoindre le petit village de Diou, sur les rives de la Théols. Si on continue au-delà, on arrive à Saint-Doulchard, l'antique Ampeliacum, juste au-dessus de Bourges.

Notant également que cet axe croise quasi perpendiculairement l'axe Saint-Aoustrille - Saint-Outrille, je reste frappé par la rigueur de la construction.

Un mot, maintenant,  sur Diou, nouveau venu dans ces investigations : le village apparaît comme Dio en 1177, parochia de Dyo en 1298, enfin sous la forme actuelle au XIIIe siècle. S. Gendron y voit un probable nom divin, "du gaulois devo "dieu" (comp. Devo-ialo "lieu divin"> Deuil, Seine-et-Oise), qui entre en composition dans Jovard (*Divo-duros) et Diors. Un homonyme dans l'Allier : Diou, malheureusement sans mention. Sur la commune de Diou (Indre), on a retrouvé, en 1986, un fanum entouré d'une grande enceinte en fossé (...). Le site est à proximité du gué de Chaprenan, sur la Théols (...)." (Les Noms de lieux de l'Indre, p. 5)
Ceci confirme la valeur sacrée de l'alignement, valeur sacrée que l'on accorde par ailleurs au torque (c'est bien parce que le personnage porte un tel bijou que l'on peut penser qu'il représente une divinité).

Lire la suite

05 février 2008 | Lien permanent | Commentaires (2)

Saint-Denis-de-Jouhet

« En 1140, la plus royale des églises n'était pas une cathédrale, mais un monastère : saint-Denis-en-France. Depuis Dagobert, les successeurs de Clovis avaient choisi ce sanctuaire pour nécropole, et les trois races qui successivement dirigèrent le royaume n'avaient cessé d'y ensevelir leurs morts ; Charles Martel, Pépin le Bref, Charles le Chauve y reposaient dans le caveau royal près de Hugues Capet, de ses ancêtres les ducs de France, et de ses descendants, les rois. » (Georges Duby, L'Europe des Cathédrales, 1140-1280, Skira, 1984, p. 13)


C'est dans la crypte de Saint-Denis que ces rois descendaient chercher l'oriflamme déposée sur les reliquaires des saints martyrs. « Le vitrail de Saint Denis à Chartres (vers 1210/1220), les descriptions et les meilleures peintures des XIIIème et XIVème siècles montre qu'elle consistait en une bande de soie légère, rouge uni (couleur impériale ou encore celle du martyr, en l'honneur des saints Denis, Rustique et Eleuthère), assez longue, découpée de deux, trois ou cinq queues, ornée de houppes vertes et attachée par des anneaux à une lance dorée pouvant tuer l'ennemi » (Encyclopaedia Universalis, Thesaurus, p. 2177). On l'appelait aussi, du fait de sa provenance, l'enseigne Saint-Denis. On raconte qu'à Roosebeke, en 1382, les armées étant sous la bruine, le soleil ne daigna se montrer que lorsque l'oriflamme fut déployée : les Français de Charles VI purent alors assaillir les Flamands et les écraser.

L'oriflamme fut ainsi un des signes de ralliement autour de la puissance royale, à l'instar du cri de guerre des Capétiens : Montjoie Saint-Denis ! qui succéda au simple Montjoie ! des XIème et XIIème siècles. Ce terme de Montjoie, que j'ai déjà évoqué, mérite un approfondissement particulier.

Selon Anne Lombard-Jourdan, entre autres, il dérive du francique mundgawi, « protège-pays » : « Après avoir localisé au nord de Paris, dans la plaine du Lendit, le "lieu consacré, au centre de la Gaule" dont parle Jules César, elle indique comment ce sanctuaire où s'assemblaient les druides se développa autour de la "Montjoie", tombe de l'ancêtre héroïsé protecteur du pays. Dans le but de masquer et d'exorciser ce lieu de culte païen, les premiers chrétiens situèrent à cet endroit précis le martyre de saint Denis et sainte Geneviève érigea à proximité la première basilique dédiée à celui-ci. Saint-Denis devint l'équivalent et le substitut du "Protège-Pays". Son nom rejoignit celui de "Munjoie" dans l'appel des guerriers en détresse » (Note de l'éditeur). Plus largement, la montjoie désignera toute éminence, colline ou tas de pierres servant à indiquer la voie d'un pélerinage. C'est le lieu de se souvenir que sur l'axe Autun – Saint-Maixent, un des premiers indices relevés fut un Montjouan. Or, un axe quasi perpendiculaire à celui-là, passant par Montjouan, se dirige au nord vers Saint-Léger-de-Fougeret et au sud vers la grande ville de pélerinage de Paray-le-Monial en traversant Gueugnon, Chevagny et Saint-Léger-les-Paray. Tout en passant près de Mont Dardon et du hameau de Dardon, qui évoquent fortement Dordon, le lieu de naissance des fils Aymon.

 

medium_stdenis1.jpg
Eglise de Saint-Denis-de-Jouhet

Saint-Denis-de-Jouhet n'aurait-il pas la même fonction indicatrice ? N'a-t-on pas cultivé l'identification, toutes proportions gardées, avec le Saint-Denis de l'Ile-de-France ? Ainsi, de même que celui-ci est célèbre au Moyen Age pour sa foire du Lendit « où les bateliers de Seine, écrit Duby, venaient charger les fûts de vin nouveau pour les conduire vers l'Angleterre ou vers la Flandre », Saint-Denis -de-Jouhet est connu dans toute la région pour sa foire annuelle (à l'origine, dédiée aux chevaux), le 4 octobre. La date mérite examen : deux jours avant, le calendrier marque la Saint-Léger et, cinq jours après, indique la Saint-Denis.

 

medium_toulxmalletdenis.2.jpg

Un nouvel alignement dirigé pratiquement plein Nord, en direction donc de Paris et de Saint-Denis achèvera de fonder notre conviction : issu donc de Saint-Denis-de-Jouhet, il remonte à Saint-Denis, faubourg d'Issoudun (ancienne ville royale, qui reçut une charte de franchises de Charles VII et Louis XI lui concédant sept foires annuelles) et traverse le Bois Saint-Denis, à la sortie de Reuilly, non sans avoir frôlé au passage le hameau de Saint-Léger (unique exemple de ce toponyme dans le département de l'Indre).

Et il faut enfin savoir que l'église primitive de Reuilly, église Saint-Denis il va de soi, appartenait en propre à l'abbaye Saint-Denis-de-France.

 

medium_saint-denis.jpg
Doc : Ecole des Chartes

Lire la suite

22 août 2005 | Lien permanent | Commentaires (3)

Saint Gaucher d'Aureil

« Le pauvre traîneux qui serait arrivé dans la nuit et se réveillerait, aux premiers coqs, devant l'église de Saint-Denis-De-Jouhet, pourrait se demander s'il est encore en Bretagne ou vraiment en Bas-Berry, tellement la pierre identique a créé le même style. »

Adrien Bobèche, Berry, Lieux et Mythologies, Privat, 1996, p. 59

 

medium_stdenischevet.jpg

Oui, vraiment, cette église de Saint-Denis déconcerte parmi les églises romanes de ce Boischaut-Sud. Le porche d'abord, inhabituel dans la région, large, ouvert au midi. L'influence limousine s'y fait clairement sentir : rien que de normal puisque Saint-Denis, loin d'appartenir comme Reuilly à l'abbaye royale, était dans la dépendance du prieuré d'Aureil, dont la maison-mère était proche de Limoges. Le chevet plat à trois baies se retrouve au monastère de Bost las Mongeas, qui fut édifié pour les moniales à 500 mètres d'Aureil.

 

medium_bostlasmongeas.jpeg
Bost las Mongeas

« Dans la région d'Aigurande, de Sainte Sévère et de Châteaumeillant, écrit Guy Devailly, de nombreux laïcs font des aumônes à la communauté d'Aureil qui peut établir un prieuré à Saint-Denis-de-Jouhet et dispose des églises paroissiales de Vigoulant et de Saint-Priest-la-Marche. » (Le Berry du Xe siècle au milieu du XIIIe siècle, Mouton § co, Paris La Haye, 1973, p.278) Ces deux églises, également situées dans le signe du Lion (Saint-Priest étant même sur la pointe du signe), très proches l'une de l'autre (7,5 km à vol d'oiseau), s'alignent sur les églises de la Forêt-du-Temple (chevet plat à trois baies, là encore) et de Lourdoueix Saint-Pierre , avant d'atteindre le hameau du Chézeau-Limousin.

 

medium_forettemplechevet.jpg
La Forêt du Temple

J'essaie maintenant de comprendre la présence de l'ordre limousin dans ces terres berrichonnes largement inféodées à l'abbaye de Déols. Si on se penche sur son origine, que découvrons-nous ? Un jeune homme de 18 ans, Gaucher, venu de Meulan sur Seine (de nos jours, dans les Yvelines), pour prier sur la tombe de Saint Léonard, en compagnie de son maître Humbert, chanoine et écolâtre de Limoges. C'est avec l'assentiment de celui-ci qu'il fonde Aureil entre 1081 et 1085, dédié à Saint Jean l'Evangéliste en 1093 et dont la règle s'inspire de celle de Saint Ruf de Valence, approuvée par Urbain II (décidément très présent dans notre histoire symbolique). Michel Fougerat précise que c'est Gaucher, plus tard canonisé, qui a donné ce nom d'Aureil à cette première fondation dans la forêt de Silvaticus qui appartenait, cela tombait bien, aux chanoines de Limoges.

C'est bien l'or (aurum) qui est à la racine du nom, cet or du soleil solsticial renaissant à la Saint-Jean d' hiver (27 décembre).

Creusons davantage. Pourquoi Gaucher est-il venu de l'Ile-de-France se recueillir sur la tombe de saint Léonard ? Pourquoi ce saint avait-il une si grande renommée ? Quelle était là encore son histoire ?



Lire la suite

30 août 2005 | Lien permanent | Commentaires (2)

Le prince de Saint-Chartier

Au fil de notre périple zodiacal, il est apparu de plus en plus clairement que l'édification de la géographie sacrée se confondait avec l'histoire de la sainteté chrétienne. Le IVème siècle de notre ère me semble constituer le point de départ de cette entreprise spirituelle. A cette époque, les évêques de Bourges sont déjà à la tête d'une immense province ecclésiastique qui incluait les évêchés de Clermont, Rodez, Albi, Cahors, Limoges, Javols (Mende), Le Puy et Toulouse. La cité elle-même était quatre fois plus vaste que Paris et le commerce y était florissant : marchands grecs, syriens et juifs y exercaient leur négoce. Il importe donc maintenant de se pencher plus avant sur les énigmes que Bourges nous présente et, en premier lieu, de revenir sur cet axe véritablement fondateur Cluis-Neuvy-Bourges, qui est apparu au terme de l'examen de la géographie sacrée biturige.

 

 

medium_cluis-dessous.3.jpg
Ruines de Cluis-Dessous (photo Etienne Bailly)

 

Partons de Cluis, dont la direction solsticiale d'été au soleil levant n'est pas indifférente. Elle vise Saint-Chartier, au nord de La Châtre, village qui doit son nom au prêtre Chartier qui servait cette paroisse sous l'épiscopat de Sulpice Sévère, à la fin du VIème siècle. Avant de prendre le nom du saint, le village se nommait Lucaniacus,  qui fait directement référence à la lumière (grec, leukos), qui atteint au solstice son apogée. « La naissance de ce nouveau jour, explique G.R. Doumayrou, est traduite seon la tradition par l'apparition d'un nouveau roi, jeune roi ou Dauphin. » (G.S. p. 72). Or les historiens avouent ne pas savoir pour quelle raison les seigneurs de Gargilesse se dessaisissent au Xème siècle du château de Cluis-Dessous (au pied duquel passe la ligne solsticiale), au profit d'Alard Guillebaud, seigneur de Châteaumeillant appelé aussi, mais nous comprenons ici pourquoi, le prince de Saint-Chartier (princeps castelli Sancti Karterii).

 

medium_lucaniacus.2.jpg


Châteaumeillant lui-même vaut qu'on s'y arrête : on sait qu'il s'agit là du Mediolanum de la Table de Peutinger . Son église Saint-Genès est reconnue, à l'instar de la collégiale de Neuvy, comme un des plus remarquables sanctuaires romans du Berry. Or, il est possible de déceler des rapports précis entre les deux édifices ainsi qu'avec l'église Saint-Paxent de Cluis.

Il faut tout d'abord relever une identité de dédicaces : Cluis est sous le haut patronage de saint Paxent (martyr parisien du premier siècle), mais aussi de saint Etienne, premier martyr, comme la collégiale de Neuvy et la cathédrale de Bourges. Et Saint-Genès de Châteaumeillant fut dédiée elle aussi, primitivement, à saint Etienne, le vocable actuel ne datant que du XVIIème siècle.

Ensuite, il se trouve que les dimensions des trois édifices en question se recoupent bien souvent. Jugez-en : la largeur moyenne dans oeuvre de la nef de Saint-Genès est de 5 m 50, ainsi que la largeur moyenne du carré du transept ; à Neuvy, la hauteur à la clef des arcades du rond-point est aussi de 5 m 50, mesure qui est, à Cluis, la largeur du transept. La hauteur à la clef des grandes arcades de Saint-Genès est de 8 m 20, tandis que le diamètre du rond-point de Neuvy est de 8 m 30. La longueur du transept de Cluis est de 18 m, qui est exactement la mesure du diamètre de la rotonde.

On objectera à juste titre qu'il est toujours possible, avec un peu d'obstination, d'isoler des mensurations semblables entre deux monuments par ailleurs sans rapport. Cependant, dans le cas qui nous occupe, il peut être prouvé une conception unitaire, c'est-à-dire non plus seulement quelques analogies numériques mais une véritable relation d'homologie. Il suffit pour cela d'appliquer la méthode adoptée par un certain Léon Sprink dans son étude sur l'Art Sacré en Occident et en Orient.1

 

_______________________________________________________

1Léon Sprink, L'Art Sacré en Occident et en Orient, essai d'une synthèse, Ed. Xavier Mappus, Lyon, 1962. Mais j'ai recueilli ma documentation dans le tome 3 de L'émergence de l'Enel ou l'Immergence des Repères, de Vladimir Rosgnilk (Ark'All, 1988).

Lire la suite

02 janvier 2006 | Lien permanent

Du Précieux-Sang à saint Goguelu

"Par saint Voult-de-Lucques, que le peuple appelle saint Goguelu, je suis parfaitement heureux. J'ai là devant moi un imbécile qui me regarde avec la mine glabre d'un archiduc. En voici un à ma gauche qui a les dents si longues qu'elles lui cachent le menton."
(Victor Hugo, Notre-Dame de Paris)


Je voudrais rebondir sur le dernier commentaire de Marc Lebeau, que je me permets de reproduire ici :

Encore le facteur de coïncidence !

Alors que je découvrais cette note, je consultais également un site sur le Saint Sang de Fécamp et le Saint Voult de Lucques. Il y est fait mention d'un texte d'un jongleur sur ces deux sites : on y lit :

" Devant le Vous commencha a chanter,
Li sains Espirs commenche à AVALER
Qui le Vous fait parler et remuer"...

Cf. http://www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/tabularia/gouttebr...

J'invite chacun à cliquer sur ce dernier lien car il ouvre sur un article fort intéressant de Jean-Guy Gouttebroze, de l'Université de Nice-Sophia Antipolis, intitulé A l'origine du culte du Précieux Sang de Fécamp, le Saint Voult de Lucques, et dont voici le résumé par l'auteur lui-même :


"
Après la crucifixion, Nicodème, en compagnie de Joseph d'Arimathie, reçoit le corps du Christ et procède à son ensevelissement. Nicodème est un des derniers hommes à avoir eu un contact physique avec la dépouille mortelle du Christ -- il l'a vue et touchée. De ce fait, il est à même de devenir un pourvoyeur de reliques. Il sculpte, inspiré par Dieu, le visage du Christ : cette œuvre, le Saint Voult, passe de Terre Sainte à Lucques. Dans une autre tradition, il recueille des particules ou des gouttes de sang christique qui, à la suite d'un périple miraculeux, seront portées, dans le tronc d'un figuier, jusqu'au rivage où doit s'élever l'abbaye de la Sainte-Trinité de Fécamp. Les deux corpus historico-légendaires ne sont pas indépendants l'un de l'autre. A certains indices, nous pouvons supposer que les clercs et les laïcs de Fécamp qui ont composé le récit de la translation du Précieux Sang, ont mis à contribution la tradition du Saint Voult de Lucques."

medium_saint-voult.jpg

Arrivée du saint Voult à Lucques

 

Il se trouve maintenant que le Précieux-Sang est aussi directement lié à l'histoire religieuse de Neuvy Saint-Sépulchre. Je l'avais brièvement évoqué dans une note déjà lointaine (sur Toulx Sainte-Croix, dans le Lion).

Développons un peu l'information : le cardinal Eudes, dit Eudes de Châteauroux, évêque de Tusculum, envoya en juillet 1257, de Viterbe en Italie, un fragment du tombeau du Christ ainsi que trois gouttes du sang christique qu'il avait rapportés de Jérusalem. Il voulait ainsi, semble-t-il, honorer son pays natal, comme il le dit lui-même dans la lettre accompagnant son envoi. Lettre que les anciens chanoines de Neuvy lisaient aux leçons du IIè nocturne de Matines. L'original est perdu mais il a souvent été reproduit. Voici, selon Mgr Villepelet, le passage essentiel : "Voulant honorer, autant qu'il est en nous, notre pays natal et lui donner une sauvegarde inappréciable contre les ennemis visibles et invisibles... nous vous envoyons le très précieux Sang de notre Sauveur, par lequel nous avons été rachetés et lavés de nos fautes."
Une des gouttes a disparu, on ne sait comment, mais les deux autres sont toujours conservées dans un reliquaire de la basilique.


Mais qui est vraiment ce cardinal Eudes ? J'ai découvert qu'il avait fait l'objet d'une très sérieuse thèse historique (Du Berry en Curie. La carrière du Cardinal Eudes de Châteauroux (1190 ?-1273) et son reflet dans sa prédication, A. Charansonnet). Il était "l'un des orateurs les plus prolifiques du XIII[e] siècle (environ 1 100 sermons attribués par les manuscrits, copiés pour une large part dans son propre scriptorium cardinalice)".
D'abord chanoine, puis chancelier de l'Eglise de Paris, nommé évêque, cardinal de Tusculum par Innocent IV lors du concile de Lyon, il prêcha l'année suivante la croisade en tant que légat apostolique. En 1248, c'est lui qui consacra la Sainte-Chapelle de Paris, avant d'accompagner saint  Louis dans son périple oriental. Il était déjà de retour en Italie depuis plusieurs années lorsqu'il envoya les reliques à Neuvy.
Eudes était donc un personnage considérable de l'époque. La décision de doter Neuvy des reliques du Précieux-Sang n'est certainement pas dû à un pur accès de sentimentalisme, dicté par une sorte de nostalgie du pays natal. Il devait bien plutôt s'agir de renforcer le prestige du sanctuaire et d'attirer à lui les dons et les faveurs des fidèles et des pélerins.

Y a-t-il maintenant un lien avec Fécamp et a fortiori avec le saint Voult de Lucques ?

(A suivre)

Lire la suite

25 janvier 2007 | Lien permanent | Commentaires (4)

D'Innocent IV à saint Guinefort

medium_kleinberg.gifDans Histoires de saints, Aviad Kleinberg montre comment la société chrétienne en Occident a créé son répertoire de récits religieux, depuis les martyres avant la conversion de Constantin jusqu'à la Légende dorée de Jacques de Voragine, vers 1260. Il pose ensuite la question de savoir à quoi ont servi ces Vies de saints. En l'occurrence, il ne se satisfait pas de la réponse la plus courante, à savoir que ces histoires inventées par l'élite ecclésiastique ou sous son contrôle aient été uniquement des instruments de pouvoir : « Les histoires de saints, en d'autres termes, seraient, comme la religion elle-même, l' « opium du peuple » (...) Cette interprétation reflète avant tout l'indigence de certaines écoles historiographiques et philosophiques qui s'associent au mépris que les élites paraissent éprouver pour les classes inférieures. Ce n'est pas que l'élite ou les élites ne cherchent pas à perpétuer leur propre domination, ni qu'elles ne prônent pas la vertu d'obéissance. La question qui se pose n'est pas de savoir quelles sont les intentions de élites, mais quelles sont les moyens dont elles disposent. Dans ce domaine, l'analyse de l'oppression symbolique pèche par deux défauts graves : tout d'abord, elle a tendance à laisser de côté la complexité de beaucoup de messages religieux que les élites élaborent ou aident à diffuser. En outre, elle ne tient pas compte de l'usage qu'en font leurs consommateurs : les consommateurs, dans le domaine symbolique, ne sont jamais passifs, ils se livrent à une consommation créatrice. Ils persistent à comprendre « de travers ». Cette « incompréhension » ne reste pas confinée dans des fumeries obscures où l'opium embrume le cerveau du peuple. Les consommateurs de religion circulent « au grand jour » avec leurs messages erronés, commettent des délits culturels, pleins de l'assurance propre aux bons citoyens, et changent, parfois radicalement, ce qu'ils étaient censés préserver. » (C'est moi qui souligne).

Kleinberg met donc en lumière l'incapacité des élites à contrôler la bonne réception des messages véhiculés par les Vies de saints, en raison de la nature souvent nébuleuse ou contradictoire des éléments qui les composaient. Mieux, c'est en voulant maintenir une stricte orthodoxie de doctrine que l'Eglise a précipité les changements dans la société médiévale : « Tandis que l'élite investissait un effort énorme dans la formulation de sa doctrine officielle, à la fois en y amenant ses éléments les plus doués et en exerçant contrôle et châtiment, elle permettait au domaine moins prestigieux de l'hagiographie de se développer presque sans contrôle. Les facultés intellectuelles de Jacques de Voragine n'avaient que peu de rapport avec celles de Thomas d'Aquin, et son livre fut bien moins étudié et critiqué que l'oeuvre du théologien et, pourtant, il eut une influence beaucoup plus grande. » Une théologie que Kleinberg appelle alternative se construisit dans les marges de la parole officielle : son existence n'était pas ignorée de l'élite chrétienne d'avant la Réforme, qui d'ailleurs la tolérait dans la mesure où elle demeurait un corpus assez informel et ne s'établissait pas comme système explicite de pensée. C'est pour illustrer cette posture que Kleinberg convoque un texte d'Innocent IV (Commentaria in quinque libros decretalium ad l I, s. v. firmiter, Francfort, 1570), dont voici un extrait :


« Si grande est la force de la foi implicite que certains affirment que, si quelqu'un croit avec une telle foi, c'est-à-dire croit en tout ce que croit l'Eglise, - mais sa raison naturelle le fait s'en tenir à la croyance erronée que le Père est supérieur au Fils ou le précède dans le temps, ou que les trois personnes sont des entités séparées -, il n'est ni hérétique, ni pécheur, tant qu'il ne défend pas son erreur et tant qu'il croit qu'elle est la croyance de l'Eglise. Dans ce cas, la croyance de l'Eglise remplace la sienne, car, bien que sa croyance soit erronée, ce n'est pas en elle qu'il croit, mais en la croyance de l'Eglise. »


« Ce qui surprend dans le texte d'Innocent IV, commente Kleinberg, c 'est que soit reconnue explicitement, sous le large parapluie de l'obéissance due à l'Eglise catholique, l'existence d'autres systèmes de croyance. Un homme peut avoir une croyance erronée, même pour ce qui touche au saint des saints de la doctrine catholique – la Trinité -, à condition qu'il ne soit pas conscient de son erreur. (...) Le texte d'Innocent IV va très loin. Que le plupart des fidèles de son Eglise ne croient pas ce qu'ils devraient croire, cela ne le préoccupe pas vraiment. Ce qui l'inquiète, c'est la désobéissance, autrement dit la croyance consciente en ce que l'Eglise ne croit pas. C'est bien là la définition de l'hérésie. L'hérétique n'est pas celui qui ne croit pas droit ( c'est le lot de tout le monde ou presque), c'est celui qui sait qu'il ne croit pas droit et s'entête dans son erreur. »

La tolérance dont l'Eglise fait preuve vis-à-vis du troupeau des fidèles ne doit pas conduire à penser qu'elle reconnaît une quelconque liberté de conscience. Elle mettra bon ordre chaque fois qu'elle sentira le danger : ce sera la tâche de l'Inquisition. Mais Kleinberg souligne que l'action de celle-ci a été très exagérée : « La plupart des communautés n'ont jamais vu un inquisiteur de leur vie. Mieux, le risque qu'un inquisiteur médiéval se mêle de la vie d'une communauté où une hérésie caractérisée – les cathares, les vaudois - n'a pas été signalée est infime. Les villageois de Montaillou n'ont pas eu de chance : ils sont tombés sur un Jacques Fournier, inquisiteur atypique et exceptionnellement ambitieux (combien d'inquisiteurs sont-ils devenus papes ?). Mais même lui ne cherche que de « vrais » hérétiques et ne s'en prend que très peu aux simples « mal-sentants » de la foi. Lorsque Etienne de Bourbon découvre, par hasard, que les paysans de la Dombes vénèrent Guinefort, un saint dont il n'avait jamais entendu parler, et que ce saint n'est autre qu'un chien martyrisé, il interdit le culte, mais ne punit personne (d'ailleurs, comme le montre Jean-Claude Schmitt, le culte se poursuit jusqu'au XXe siècle). Nous ignorons combien de Guinefort il y eut au Moyen Age. L'Eglise l'ignorait aussi. »

medium_phoebus_02.jpg

Nous ne retrouvons pas par hasard Guinefort, un des saints sur lesquels je me suis attardé naguère. Il est l'un des exemples saisissants de cette théologie pratique, dont l'historien écrit qu'elle n'est perceptible que dans les domaines où s'absente la théologie officielle : rite, action, littérature ou vie quotidienne, en somme un « immense champ théologique, voisin du champ de la théologie officielle, qui attend d'être défriché à son tour. »


C'est bien à un tel défrichement que contribue, selon moi, l' étude de la géographie sacrée, elle aussi inscrite depuis toujours dans le champ de l'implicite, réseau sous-jacent, présence phréatique nécessaire à la régulation de la vie en surface.

 

Lire la suite

13 février 2007 | Lien permanent | Commentaires (3)

Page : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10