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02 mai 2008

Le buis et le net

Il faudra un jour réfléchir un peu plus profondément sur l'étrange relation qui lie la géographie sacrée - ce réseau d'autrefois que je me plais parfois à nommer pour moi-même l'Archéo-réseau - et l'internet, ce réseau de réseaux qui a bouleversé et continue de bouleverser la culture et l'économie de notre temps. Bien sûr la géographie sacrée n'a pas émergé avec l'internet ; Jean Richer, Guy-René Doumayrou, pour en citer les principaux découvreurs, n'ont utilisé que leur immense érudition pour jeter les bases d'un examen renouvelé des rapports que les anciens  avait noués avec leur milieu naturel et social. Poursuivant leurs recherches sur un petit coin de cette planète, je me suis moi aussi fondé dans un premier temps sur mes seules lectures. La publication de mes investigations sur le net, sous la forme du présent  blog, se voulait avant tout une tentative de partage. Or, j'ai très vite constaté que l'expérience débordait très largement ce cadre très étroit de la seule transcription de l'existant. Sans doute, chaque fois que j'avais repris le travail autour du zodiaque de Neuvy Saint-Sépulchre, la nouvelle mouture avait gagné en épaisseur, de nouvelles connections s'étaient imposées et des horizons nouveaux s'étaient déployés. Mais ce qui était nouveau avec le net, c'était l'ampleur de ces révisions. A tel point que trois ans plus tard, je n'en ai pas fini avec une étude qui devait à l'origine être terminée en un an. Si en elle-même la géographie sacrée n'avait guère d'existence sur la toile - et c'était bien une des raisons qui me poussaient aussi à l'investir - la richesse documentaire sur les sites étudiés, sur le légendaire, l'hagiographie, le folklore populaire... me poussèrent souvent vers des prolongements inattendus. La sérendipité était reine et me conduisit bien des fois sur de nouvelles pistes. Ajoutez à cela la qualité des commentaires de quelques lecteurs peu nombreux mais fidèles, qui influèrent également sur la marche de l'entreprise.

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Donnons un nouvel exemple de cette ouverture que donne le net, dans le cadre de cette étude entamée autour du grand carré au buis.
Cette figure définissant naturellement deux grandes croix, celle des diagonales et celle des médianes, je recherchai par googlage les résultats de l'association des mots-clés croix et buis.

Or, le second résultat me dirigea tout droit vers une étude parue dans la revue Aquitania en 1997-1998 sur un entrepôt du 1er siècle avant J.C. situé à La Croix du Buis, à Arnac-la-Poste en Haute-Vienne.

Le troisième résultat avait également un lien avec le même site, à travers une étude parue dans la même revue, appartenant à un auteur différent, J.P. Guillaumet. En voici le résumé :
"Un monument à quatre faces humaines a été découvert sur le site laténien de la Croix du Buis, en Haute-Vienne. Il s'agit d'un quadrifons dont on connaît quelques autres exemplaires datés de la protohistoire récente, l'un provenant d'Espagne (Puentedeume, La Coruña), l'autre de la commune de Thiant, dans le département du Nord, et le troisième du Titelberg, au Luxembourg. Ce thème est inconnu dans la mythologie celtique. L'oeuvre d'Arnac-la-Poste semble être liée à des cultes domestiques et date de la charnière entre période celtique et période gallo-romaine."

Sur cette sculpture, on en apprend un peu plus grâce à l'article de José GOMEZ de SOTO et Pierre-Yves MILCENT sur "La sculpture de l’âge du Fer en France centrale et occidentale""En Limousin, de l’enclos fossoyé de La Croix du Buis à Arnac-la-Poste (Haute-Vienne) proviennent des fragments de protomés de bovidés en terre cuite et une sculpture à quatre visages en grès (Toledo i Mur 1997 ; Guillaumet 1997). Ces visages – l’un a été détruit – sont portés par de longs cous, leurs yeux sont largement ouverts en amande, les chevelures en mèches se réunissaient au sommet de la sculpture en formant un motif disparu, peut-être une sorte de chignon. La fréquentation de l’enclos de la Tène D à la période augustéenne rend la datation de ces diverses œuvres légèrement imprécise. Le site avait été interprété comme un entrepôt stockant du vin d’Italie. M. Poux (2000, 226 sq.) propose d’identifier l’enclos comme un lieu de banquet et un de ses deux bâtiments comme une salle analogue aux hestiatoria du monde greco-romain, hypothèse qui nous paraît plus recevable et rend mieux compte de la présence en ces lieux de ces éléments sculptés exceptionnels, inconnus à la même époque ailleurs dans la région."


Sur les hestiatoria, on pourra lire, toujours sur le net, cette présentation de Karim Mahdjoub.

Récapitulons : nous voilà en présence d'une sculpture décrite comme exceptionnelle, unique dans la région, avec un thème inconnu dans la mythologie celtique (ce monument à quatre faces humaines me fait bien sûr penser à la colonne de Souvigny, avec ses quatre faces sculptées en bas-relief).


Maintenant arrêtons-nous sur le lieu : où donc est située La Croix du Buis ? Où donc est situé Arnac-la-Poste ? Haute-Vienne, avons-nous lu, mais, plus précisément, cette petite commune (qui, soit dit en passant, en août 2006, a organisé les 4es Rencontres des communes de France au nom burlesque[1] organisée par l'association des communes de France aux noms burlesques et chantants.) se trouve à 46° 16′ 39″ Nord et  1° 22′ 29″ Est. Autrement dit à environ dix kilomètres seulement du sommet sud-ouest du carré au buis, très près de ce Saint-Georges des Landes que j'évoquais dans la note précédente.

 


Cette Croix-du-Buis qui aurait pu se situer a priori n'importe où en France se trouve donc dans le no man's land que constitue la lisière du carré au buis.

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29 avril 2008

Des brandes et des landes

Sur la zone lumineuse, dont la teinte tournait au rose, une forme bizarre se profilait, qui de loin ressemblait à un compas tenu par un géomètre invisible et mesurant la lande. C'était un berger monté sur ses échasses, marchant à pas de faucheux à travers les marécages et les sables.

Gautier, Fracasse, 1863, p. 78. (citation du CNRTL)

 

La question des lieux no man's land, comme les appelle Colette, s'est posée à moi avant même la lecture de Philippe Vasset. Il faut en revenir au carré barlong, celui du buis sacré. En effet, si les deux sommets septentrionaux sont bien localisés, à Saint-Genou et à Saint-Ambroix, il n'en va pas de même pour les deux sommets méridionaux : le croisement des deux méridiens et du parallèle de Bazelat correspond à  un espace vide. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai longtemps hésité à parler de cette figure : cette absence de site historique et même de lieu simplement habité à deux de ses angles me faisait fortement douter de sa pertinence. Il a fallu la  présence des deux Bussière sur le parallèle de Bazelat, confirmant a posteriori le choix de cet axe comme base de la figure sacrée, pour me rassurer sur ce point. Reste à comprendre la raison de ce vide symbolique.


L'angle sud-est est localisé près d'une vaste pièce de terre appelée Les Grandes Brandes. or, les brandes désignent des terres de bruyères, terres donc souvent incultes, terres gastes, inhospitalières. Le plus proche village est significativement Saint-Georges-des-Landes, légèrement en dehors du carré. Landes, autres terres incultes.

De l'autre côté, au sud-est, même topo : l'angle tombe au milieu de nulle part, entre Bétête et Malleret-Boussac, en pleine campagne creusoise. Malleret-Boussac appartenait pourtant au Berry. Un fait important est à noter : nous sommes ici à la limite des civitas  biturige et lémovice. Aujourd'hui encore, nous sommes au carrefour de quatre départements : Indre, Cher, Creuse et Allier. Et c'est la même chose à l'ouest où nous sommes également à la frontière entre Berry et Limousin, à la charnière de la Creuse, de l'Indre et de la Haute-Vienne.
C'est comme si la grande figure biturige avait choisi de fonder sa base sur ses marches méridionales, dans l'indistinct des frontières avec les peuples voisins.

 

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Ceci me rappelle un autre passage du livre de Ken Alder. Méchain,  l'astronome chargé de la partie sud de l'arc de méridien, avait donc la lourde besogne de trianguler dans les Pyrénées. Il avait fallu abandonner la voiture à Perpignan, louer des mulets pour porter le matériel et les vivres, et puis recourir à des guides locaux pour ne pas se perdre dans le lacis montagneux (aucune carte précise de la Catalogne n'ayant pu être dénichée aux archives espagnoles). "A cette époque, précise Alder, la région montagneuse de la frontière franco-espagnole était une zone ambiguë et dangereuse. La partie haute des Pyrénées ne figurait pas sur les cartes. La frontière était perméable et mal définie. Les Pyrénées étendaient leurs vallées fertiles de l'océan Atlantique à la mer Méditerranée, et la population était habituée à se déplacer librement  entre les fermes au climat tempéré, les hauts pâturages et les villages voisins."(Mesurer le monde, p. 95)
Sans doute la frontière biturigo-lémovice procédait-elle d'une semblable ambiguïté : espace inculte, sauvage, ouvert, dangereux.
Autant dire porteur de sacré.

26 avril 2008

Mesurer le monde à Saint-Denis

434371250.jpgLu récemment le livre passionnant de l'historien américain Ken Alder, Mesurer le monde, l'incroyable histoire de l'invention du mètre, qui vient  de paraître en poche, chez Flammarion, dans la collection Champs (fraîchement relookée). Il y relate, avec un art du récit digne des meilleurs romanciers, l'épopée tour à tour comique et tragique des deux astronomes mandatés en 1792 par l'Académie des sciences pour mesurer la portion d'arc du méridien de Paris, opération devant servir à déterminer la longueur du mètre défini comme la dix-millionième partie de la distance qui sépare le Pôle Nord de l'Equateur. En pleine Révolution, alors que le pays est menacé par les puissances étrangères coalisées, l'entreprise est bien sûr hautement risquée. Parti pour sept mois mesurer la partie sud du méridien, de Barcelone à Rodez, Pierre François Antoine Méchain ne rentrera que sept ans plus tard, miné par une erreur qu'il dissimulera jusqu'au bout (et qui conduira à établir un mètre trop court de 0,2 millimètre...). De son côté, Jean-Baptiste Joseph Delambre, chargé de la portion Dunkerque-Rodez, connaîtra dès les premières stations de son périple les pires difficultés. A la recherche de points élevés pour réaliser ses triangulations, il se rend à Saint-Denis dont la basilique constitue un site idéal pour l'opération. Arrêté à un barrage, il est conduit sur la grand-place de la ville où les gardes se vantent d'avoir capturé des suspects qui se dirigeaient vers la frontière avec du matériel d'espionnage. Dans les malles de cuir, quatorze lettres portant le sceau royal sont découvertes et Delambre est contraint de s'expliquer devant une foule hostile. Il décachète et lit plusieurs lettres, qui se révèlent inoffensives, puis on le somme de dire à quoi servent ses instruments.  Et Delambre de se lancer dans une vaste explication sur la nécessité d'unifier le système de poids et mesures (un seul exemple édifiant : à Saint-Denis la pinte est un tiers moins remplie qu'à Paris) et de prendre comme étalon une mesure tirée de la Terre elle-même. Ce cours de géodésie improvisé ne connut guère la faveur du public, ce que Delambre raconta lui-même :

L'auditoire était très nombreux : les premiers rangs entendaient sans comprendre ; les autres, plus éloignés, entendaient moins et ne voyaient rien. L'impatience et les murmures commençaient ; quelques voix proposaient un de ces moyens expéditifs si fort en usage dans ces temps, et qui tranchaient toutes les difficultés, mettaient fin à tous les doutes.

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Jean-Baptiste Joseph Delambre
 

Delambre ne doit son salut qu'à l'intervention du procureur-syndic qui met les scellés sur les voitures et contraint l'astronome et son assistant à passer la nuit dans un fauteuil de la salle communale de Saint-Denis. "Plus tard, écrit Ken Alder, dans la soirée du 7 septembre 1792, l'Assemblée législative adopta un décret  qui faisait de Delambre et Méchain les envoyés officiels du gouvernement du peuple et qui ordonnait aux autorités locales de les aider au cours de leur périple. L'expédition autorisée par le roi était devenue la mission du peuple. Dès que le décret fut publié, Lefrançais l'apporta à Delambre, et, ensemble, ils l'apportèrent à la séance du conseil municipal du dimanche matin pour faire lever les scellés apposés sur leurs voitures et continuer leur mission. Le même soir, les moines bénédictins dirent leur dernière messe, après plus de mille ans de prières ininterrompues dans la plus prestigieuse abbaye du royaume." (p.74)

La basilique de Saint-Denis ne serait d'ailleurs pas celle que nous connaissons encore aujourd'hui si la science n'était pas venue à son secours en temps opportun. Les patriotes, en effet, avaient dans l'idée d'abattre le clocher à coups de canon, et la municipalité était sur le point de les autoriser lorsque la Commission des poids et mesures intervint. "La tour, déclara-t-elle, était d'une importance capitale pour la mesure de l'arc de méridien sur son axe Dunkerque-Barcelone. En considération de cette "grande utilité" pour la détermination des nouvelles mesures de la République et pour la triangulation du territoire, comme pour la réalisation d'autres objectifs géographiques, le conseil serait avisé  de laisser la tour intacte et de se contenter de faire disparaître les crucifix et les fleurs de lys qui offensaient les bons patriotes de Saint-Denis."(p.77)

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15 avril 2008

Le Mal propre

1901783399.jpgC'est en lisant le dernier billet de Jean-Marc Bellot que j'ai eu connaissance du dernier ouvrage de Michel Serres. Comme Jean-Marc, je suis un fervent lecteur de ce philosophe toujours stimulant, qui aime à fouiller la langue pour y déceler les évolutions parfois mal discernables de nos sociétés. J'ai eu plaisir à le citer plusieurs fois, en particulier à l'amorce de l'étude du onzième signe zodiacal, ce Verseau/Aquarius dont je n'ai d'ailleurs toujours pas bouclé le parcours (mais cela s'approche).

Et, en cette occasion, j'ai d'autant plus de plaisir à rencontrer sa pensée qu'elle vient directement faire écho à la problématique soulevée dans mes derniers articles, à savoir cette interrogation sur le sale et le sacré, le rapport du déchet et du sordide au haut-lieu consacré. Intitulé  Le Mal propre, ce court essai  montrerait  que propriété irait de pair avec saleté : "Michel Serres, écrit Jean-Marc, y avance l'idée que ce qui nous est propre ne l'est que parce que nous le marquons avec nos sécrétions intimes. D'entrée, nous voilà en présence d'un oxymore puissant en forme de jeu de mots : le propre (ce qui m'appartient) est le sale (ce que je souille)."
N'ayant donc pas encore lu l'ouvrage, je renvoie au billet cité ainsi qu'à celui de Renaud Certin et Aurélia Blanc (Fragil.org), où l'on pourra trouver aussi un commentaire audio du philosophe Ollivier Pourriol.

08 avril 2008

Le sale et le sacré

1317617998.jpgSur la conjonction du sale et du sacré, réapparue avec la découverte du dernier livre de Philippe Vasset, il me semblait que je pouvais trouver des échos dans l'oeuvre de Pascal Quignard. Or, j'avais lu les quatre premiers livres de sa série dite  Dernier Royaume, mais pas le cinquième précisément intitulé Sordidissimes. De passage à Paris, je l'achetai donc en version Folio et me jetai presque immédiatement dans sa lecture.

Je ne tardai pas à trouver confirmation de mon intuition :

"Le sacré et le malpropre ne peuvent se distinguer. Comme le sang. Ce qui est prohibé, ce qui est souillé, ce qui est soustrait à la vue, ce qui est mis à l'écart ne se distinguent pas." (p. 93)

La présentation par Quignard lui-même, repris sur le site de la librairie Sauramps, résume fort bien le propos du livre :

"Sordidissimes - le tome V de Dernier royaume - est consacré à l’objet sale et sacré, originaire et voilé, malodorant et contagieux, indigne et précieux. A Rome on appelait ’’sordes’’ les habits de deuil, qu’on déchirait, qu’on ne lavait pas. Les Otomi appelaient ’’Vieux sac’’ la poche utérine qu’ils vénéraient comme une hotte merveilleuse. Anna Freud demanda à être enterrée dans le vieux manteau de son père qu’elle avait fait reprendre par une couturière dans ce dessein. L’objet sordide est le sexe masculin voilé qu’on dévoile au cours des mystères. Puis c’est l’objet qu’on sacrifie dans la tombe en le plaçant auprès du mort. C’est ce que Georges Bataille appelait la part maudite. C’est ce que Jacques Lacan appela ’’objet petit a’’. C’est ce que les new-yorkais appelèrent junk. C’est ce que les anciens Japonais ’’blessés’’ par l’amour cherchaient à exhiber comme autant de ’’blessures’’ prestigieuses, petits doigts coupés, fourreaux de pénis découpés, cheveux tranchés, témoignages des bagarres, preuves intimes et rebutantes des sentiments intenses qu’ils portent à ceux ou celles qu’ils aiment. Sordidissimes rassemble toutes ces reliques, miroboles, jokers, gâteaux apéritifs, la fève des rois, la crête du coq, la bûche de Noël, la laisse de mer, les langues mortes, le nombril, tous les secrets, le silence."